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Quoi faire

Quoi faire

Quoi faire
de Pablo KATCHADJIAN
ed. GRAND OS (LE)

Enthousiasmante mathématique onirique du foisonnement romanesque.

Publié en 2010, traduit en français en 2014 par Mikaël Gómez Guthart et Aurelio Diaz Ronda aux éditions toulousaines Le Grand Os, comme premier représentant de leur nouvelle collection POC !, le premier roman disponible dans notre langue de l’Argentin Pablo Katchadjian nous propose un tour de force enthousiasmant.

S’amorçant comme un rêve autorisant les sauts brutaux de réel en irréel et d’irréel en réel au détour de chaque phrase, ces cinquante longs paragraphes orchestrent très vite une véritable sarabande du sens, qui n’entreprend (et réussit !) pas moins que de nous montrer, règle à calcul délirante en main, une mathématique du foisonnement romanesque, entrelaçant non pas à l’infini, mais dans une ronde sauvagement déterministe l’entrelacement de situations et de motifs qui pourraient sembler allègrement incongrus s’ils n’étaient comme autant de variations sur le passage à la limite, la recherche d’une possible asymptote, du récit tel qu’il est, toujours, dynamitable. « Quoi faire » de la narration et des personnages, nullement en quête d’auteur, ni en réalité de réponse et de sens, mais bien plutôt d’épuisement de leurs possibilités heuristiques ?

Alberto et moi donnons un cours dans une salle de classe d’une université anglaise lorsqu’un étudiant nous apostrophe sur un ton agressif : Lorsque les philosophes parlent, ce qu’ils disent est-il vrai, ou bien s’agit-il d’un double ? N’ayant pas compris la question, nous nous regardons, Alberto et moi, un peu nerveux. Alberto réagit le premier : il s’avance et lui répond qu’il est impossible de le savoir. L’étudiant, mécontent de la réponse, se lève : il mesure deux mètres et demi. Puis il s’approche d’Alberto, l’attrape par le col et commence à l’ingurgiter. Les étudiants et moi, quoique parfaitement conscients du danger, nous nous mettons à rire, tandis qu’à demi plongé dans la bouche de l’étudiant, Alberto, riant lui aussi, dit : Ça va, ça va. Après ça, nous nous retrouvons dans un square. Un vieux est en train de donner à manger à une dizaine de pigeons. Alberto s’approche de lui, mais un pressentiment me pousse à l’en dissuader ; toutefois, pour une raison ou pour une autre, je ne peux rien faire. Avant qu’Alberto ait pu l’atteindre, le vieux se transforme, d’une certaine manière, en pigeon et tente de s’envoler, sans succès. Alberto lui place des attelles sur les ailes et lui annonce qu’il sera vite guéri, son problème étant tout à fait banal. Le vieux a l’air content. Nous nous retrouvons ensuite dans les toilettes d’une discothèque. Pour une raison que j’ignore, nous sommes dans les toilettes des femmes. Entrent alors cinq très belles filles apprêtées, tout en sueur tellement elles ont dansé. L’une d’elles semble particulièrement ivre ou droguée. Alberto, mal intentionné, se rue sur elle. D’après ce que je vois, elle se laisse faire, bien qu’on ait du mal à comprendre ce que veut Alberto, puisqu’il se contente de se trémousser contre elle comme si son corps le démangeait ; elle, de son côté, fait la même chose, ce qui donne l’impression qu’ils se grattent mutuellement.

Jorge Luis Borges est présent à de nombreux détours, sans bifurcations évidentes, mais en miroirs et en clins d’œil : Pablo Katchadjian, fin connaisseur de son œuvre, l’avait déjà convoqué malicieusement dans son « El Aleph engordado », en 2009. La résonance, cristalline, avec le travail de César Aira est magnifiquement analysée par Guillaume Contré dans son bel article consacré à « Quoi faire ». Rodrigo Fresan et sa « Vitesse des choses », fresque évolutive aux innombrables échos intérieurs, n’est pas très loin non plus, lorsque Pablo Katchadjian assemble sans vergogne, boule à facettes laser de son omniprésente discothèque, les motifs, tropes et leitmotivs des cours en université anglaise, des étudiants géants et éventuellement anthropophages, de la théologie médiévale comme exercice linguistique, des chiffons et de la mousseline, de Lawrence d’Arabie et de Léon Bloy, de capuches et de décolletés, de pédanterie et de fanfaronnage, huit cents buveurs de vin, cinq filles, deux vieilles et un pigeon, des fascistes et des simples d’esprit, Simone Weil et Kropotkine, pour ne citer que quelques-uns des « intervenants » de ses récits aux mailles serrées.

Alberto et moi allons dans un magasin de jouets choisir un cadeau pour un de ses neveux. Alberto s’empare d’un balai et me dit : Voilà ce que je veux. Il l’achète, puis nous sortons. Dehors on dirait qu’il y a un orage. Nous restons sous le porche du magasin, mais notre position devient de plus en plus inconfortable à mesure que notre abri se remplit de gens. C’est comme si nous étions entassés dans une boîte et propulsés vers le haut par la cohue qui pousse et s’agglutine à nos pieds. Arrivés au sommet et sur le point de tomber, nous nous retrouvons subitement en train d’enseigner dans une université anglaise. Alberto explique la métrique des limericks de Lear qu’il associé d’une certaine manière à Lawrence d’Arabie. Je l’interromps pour mentionner ce que Graves dit au sujet de Lawrence, mais Alberto me lance un regard assassin et me glisse à l’oreille qu’il est inutile de fanfaronner. Allez savoir pourquoi, ce qu’il me dit ne m’affecte pas, je le prends même comme un conseil avisé dont il pourrait faire lui-même bon usage. Un étudiant se lève et nous demande pourquoi les anarchistes posaient des bombes dans les restaurants. Alberto se lance dans une longue explication tandis que l’étudiant se met à croître jusqu’à atteindre le plafond. Alberto, qui ne semble pas conscient du danger, reste concentré sur les Étymologies de saint Isidore. Pour empêcher l’étudiant géant de l’avaler à nouveau, j’attrape Alberto par la capuche et le traîne hors de la classe. Nous nous retrouvons dans une banque. Alberto veut vendre un balai (qui, quoi qu’il en pense, n’est pas le même que celui qu’il a acheté). Arrivé au guichet, Alberto commence à exposer son problème à une jeune femme. La fille est nue, mais Alberto ne semble pas s’en apercevoir. J’essaie de le lui faire remarquer, mais il m’envoie promener d’un geste de la main. J’ignore l’issue de la transaction, mais après ça on dirait qu’Alberto est un chiffon. J’essaie de le secouer et n’obtiens en retour que des battements de paupières.

Un tour de force d’une drôlerie constante, d’une malice sans fin et d’une impressionnante maestria culturelle et langagière, encore renforcé dans l’édition française par une impeccable fabrication et une magnifique couverture, collage de Valeria Pasina.