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Le navire de bois

Le Navire de bois

Le Navire de bois
de Hans-Henny JAHNN
ed. JOSÉ CORTI

Une mystérieuse cargaison, un huis clos en pleine mer. Doute, irréalité et drame.

Tordre, tout en le respectant profondément, le roman maritime dense et flamboyant hérité d’Herman Melville et de Joseph Conrad, le gauchir à l’aide d’éléments évoluant à la marge du policier et du fantastique, puis lui donner les dimensions d’un monde en imaginant les centaines de pages du journal d’un protagoniste essentiel de l’aventure, écrites vingt ans après, expliquant (en partie) le mystère original tout en lui donnant l’épaisseur d’un univers entier : c’est le pari un peu fou tenté par l’Allemand Hans Henny Jahnn, fils de constructeur de navires à Hambourg, précoce homme de théâtre, musicien spécialisé dans l’orgue, et fondateur et animateur de communauté économico-mystique.

Comme surgi du brouillard, le beau navire apparut d’un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l’ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l’avant et à l’arrière du navire, l’amenaient vers le mur du quai.
Aussitôt, trois messieurs compétents furent sur place, qui savaient expliquer exactement de quoi il s’agissait. Un grand trois-mâts. Quelques milliers de mètres carrés de voilure. Le vieux Lionel Escott Macfie Esq. de Hepburn-on-Tine l’avait construit en teck et en chêne. Un original, un homme qui appartenait à un autre siècle. Mais un génie des lignes courbes. À l’aide de quelques tables et de gigantesques pistolets qu’il avait taillés lui-même, il dessinait la forme des couples sur un solide papier blanc. C’était un spectacle merveilleux : suivre comment une construction en engendrait une autre. En travaillant, il tirait la langue, clignait les yeux d’un air critique, marquait immédiatement, avec de beaux timbres, les endroits où fixer des boulons de cuivre, où chanfreiner une planche pour l’assembler à d’autres. Ces messieurs savaient raconter ce genre de choses. On pouvait voir, et ils expliquaient donc, qu’ici on avait mis en place une quille d’un travail de charpente incomparable. Les lourdes poutres, ayant encore l’aspect de troncs, se chevillaient, s’entrelaçaient, boulonnées entre elles presque sans faille ; avec des éléments coudés en saillie, pour recevoir les bois élancés des membrures.

Les 230 pages d’une folle intensité du « Navire de bois », publiées en 1949, traduites en français en 1993 par René Radrizzani chez José Corti, offrent ainsi un récit condensé, puissant, allégorique et follement mystérieux, qui forment un tout mais servent également de prélude et de référence aux presque 1 400 pages des « Cahiers de Gustav Anias Horn après qu’il eut atteint quarante-neuf ans » (dont je vous parlerai cet été), qui forment donc la majeure partie du cycle « Fleuve sans rives », écrit entre 1934 et 1947, de l’auteur.

Deux semaines après, bien des événements s’étaient produits qui remplissaient les douaniers de soucis. Le navire n’avait pas bougé. Les voiles rouges avaient été dégréées et rangées dans leur soute. Dès que les employés virent les mâts nus, leurs fronts se plissèrent. Ils auraient dû avouer qu’ils s’étaient trompés au sujet du navire. On ne pouvait se fier aux experts. Et les instances supérieures, on le savait bien, ne devaient aucun compte aux subalternes. Il était désagréable de voir enfreindre les règles valables et reconnues, le banal faire place à l’insolite. on pouvait constater que quelque part, en Angleterre, avait été construit un voilier superbe, mais peu pratique. Pour le compte de celui que cela concernait. Sans moteur auxiliaire, quelque chose de démodé, sans usage défini. Une entreprise inutile. Des planches qui dureraient au-delà d’un siècle. L’image d’un spleen. Du gaspillage. Quelque chose d’irrationnel, de presque criminel. Une agression contre la société et ses opinions. Il restait à quai, et l’armateur devait payer les taxes portuaires. Peut-être aussi y avait-il des procès en cours. Les caisses de certaines banques ne voulaient pas avancer les fonds. Des affaires ne s’étaient pas faites. Ou des contrats n’avaient pas été respectés. L’équipage du navire avait été renvoyé. Le capitaine avait fait extraire quelques frusques de sa cabine. Il tirait derrière lui, au bout d’une laisse, un terre-neuve brun. Et ensuite avait disparu. Chassé. Déshonoré. Après tout, il avait eu d’abord la confiance de l’armateur, et avait été assez bon pour piloter à son premier voyage ce bateau neuf, jamais mis à l’essai.

Voilier de commerce aux performances a priori réputées mais à l’architecture inhabituelle, voire subtilement inquiétante, armateur discret aux liens encore plus discrets avec le gouvernement, cargaison si mystérieuse et si secrète que la simple hypothèse d’une tentative pour ouvrir subrepticement une de ses caisses, par curiosité, provoque le licenciement presque intégral du premier équipage pressenti, alors que douaniers et badauds professionnels du grand port supputent et s’interrogent : l’atmosphère et le décor mis en scène d’emblée par Hans Henny Jahnn agripperont la lectrice ou le lecteur pour ne plus les lâcher, avant même que les personnages, emblématiques, subtilement expressionnistes, ne s’installent à bord.

L’armateur, le subrécargue – en charge de la précieuse cargaison, donc -, le nouveau capitaine, sa fille, le fiancé de celle-ci, non prévu à bord initialement qui embarquera comme passager clandestin avant d’être « régularisé », l’équipage, parmi lequel se distingueront au fil des pages le cuisinier, le vieux maître voilier, le charpentier, ou encore tel ou tel matelot : dans le jeu complexe des disciplines, des politesses réelles ou de façade, des confidences échangées, cette galerie de personnages acquiert très vite une vie intense et inquiétante, comme catalysée par l’architecture intérieure incompréhensible du navire et par l’aura puissamment délétère qui environne la cargaison inexpliquée et la destination inconnue.

Il n’était donc pas surprenant que se présentât un monsieur que personne ne connaissait, qui ne donnait pas son nom, un monsieur vêtu d’un complet gris de grande distinction. Il portait un manteau d’un tissu grossier, en forme de cloche. Le visage rasé de près, les traits sévères, presque inhumains, en tout cas labourés par la crainte que lui inspirait l’importance de sa tâche. Un homme dont le front manifestait une une absolue maîtrise de soi, à la hauteur de tout imprévu, toute aventure. Lorsqu’on se trouvait subitement face à lui, on était saisi d’effroi. Il imposait le respect. Pourtant, ce qui frappait n’était pas l’aspect sublime de ce sentiment. Il s’y mêlait un soupçon de quelque chose d’interdit. Un marchand d’esclaves, un négociant inflexible, ou le sens extrême du devoir, à un poste perdu, poussé jusqu’à une inutile cruauté. Quelque chose d’inquiétant émanait de cet homme. Il avait un visage impassible qu’on pouvait considérer comme impitoyable ou criminel. Et ce silence implacable et obstiné de ses lèvres !
C’était le subrécargue, comme on l’apprit par la suite. Il se montra quelques jours. Afin qu’on s’habitue à lui. Ou dans quelque autre intention. Il montait à bord, disparaissait derrière les hublots, réapparaissait.
Seuls les employés semblaient être parfaitement renseignés sur l’importance de cette personnalité. Ils lui adressaient des saluts de service, ne s’aventurant pas à proximité immédiate de l’homme.

La lectrice ou le lecteur se raccrocheront fatalement, alors que le récit progresse de plus en plus insidieusement, donnant à chaque fait, anodin ou non, un retentissement narratif extrême – pouvoir de l’imagination du lecteur génialement et vicieusement stimulée par l’auteur -, aux étais les plus solides à leur disposition, héros du Joseph Conrad de « La folie Almayer » ou de « La rescousse », circonstances du « Moby Dick » d’Herman Melville (éventuellement distordues par le Pierre Senges de « Achab (séquelles) »), doutes intimes des capitaines de C.S. Forester ou de Patrick O’Brian, et plus encore sans doute du « Pilote » d’Édouard Peisson, mais aussi aux repères arrachés aux enquêtes policières familières ou aux fables fantastiques mieux connues. Toutes ces tentatives pour se rassurer ou se reboussoler demeureront inutiles : seule peut-être la folie gothique et baroque du « Gormenghast » de Mervyn Peake pourrait être in fine de quelque secours. « Le navire de bois », découvert tout récemment grâce à Emmanuel Requette, l’animateur de l’ixelloise librairie Ptyx, resplendira, seul de son genre, jouant de nos attentes pour mieux nous dérouter et nous transporter, encore plus loin, ailleurs.

Sur la porte du local où le subrécargue s’était installé, Waldemar Strunck trouva épinglée une petite carte où était imprimé le nom « Georg Lauffer ». De toute évidence, ce carton était destiné à rappeler aux visiteurs éventuels qu’ils ne devaient pas entrer en coup de vent, sans s’être quelque peu recueillis, qu’ils pénétraient dans un territoire étranger et avaient à y adapter leur comportement. La froideur distante qui émane des guichets publics. Ou encore, le mandataire d’une éminente autorité (peu importe d’ailleurs sa fonction) en avait assez de n’être considéré que comme un personnage gris, comme l’incarnation d’un devoir suspect. Il voulait, par ce moyen, graver son nom dans la mémoire de tout le monde et devenir un homme ordinaire. Le capitaine frappa à la porte. Et entra avant d’y avoir été invité.