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Sur le fleuve

Sur le fleuve

Sur le fleuve
de Léo HENRY, Jacques MUCCHIELLI
ed. DYSTOPIA

Fort beau roman, se jouant de et relisant, d'une écriture riche et subtile, Aguirre et l'Eldorado.

Publié en 2013 chez Dystopia, le roman de Léo Henry et du si regretté Jacques Mucchielli quitte l’univers de Yirminadingrad, au sens le plus large, que se partageaient leurs trois recueils de nouvelles (les magnifiques « Yama Loka Terminus », « Bara Yogoï » et « Tadjélé : Récits d’exil ») pour rejoindre la jungle sud-américaine du seizième siècle, le long d’un fleuve, Amazone, Orénoque, ou encore Rio Negro, vecteur privilégié – voire unique possible, face à la selve équatorienne quasi-impénétrable – pour conquistadors de toutes espèces…

Comme dans le film référence de Werner Herzog, « Aguirre – La colère de Dieu » (1972), exploitant lui aussi les chroniques du dominicain Gaspar de Carvajal, l’expédition en quête d’Eldorado est rapidement en proie aux inquiétudes, aux hésitations et aux dissensions, magnifiées par les difficultés « techniques » rencontrées, les contraintes logistiques et l’atmosphère de plus en plus délétère qui semble sourdre de la forêt elle-même.

Grâce à un superbe travail sur le langage (le Volodine du « Nom des singes », auteur fétiche du duo, et son exploration d’une taxinomie indienne propre à ce qui se passe sous la canopée, au plus près du courant, ne sont pas si loin), et à une rigoureuse – sous ses faux airs de rêves d’aventuriers dilettantes – exploitation des points de vue narratifs de la plupart des membres de l’expédition, la déliquescence attendue – car le « sujet » de l’histoire n’est pas ici vraiment le propos – s’infiltre bien insidieusement, créant peu à peu le malaise chez le lecteur, hanté qui plus est, lui, par les bouffées poétiques, lyriques mais néanmoins meurtrières d’une « créature » que l’on peine soigneusement à identifier, mais qui, indéniablement, traque le groupe pour son plus grand malheur, jusqu’aux chutes et aux révélations finales… Car la jungle et ses esprits animaux, ici aussi, plus encore que chez Conrad ou Herzog, viennent fouailler la moindre crevasse dans la détermination apparente de ces hommes et de cette femme, et l’exploitent jusqu’au bout et jusqu’à leur ruine, qu’ils soient hidalgos en quête de revanche, mercenaires blanchis sous le harnais mais ne croyant plus à la guerre, marins fins techniciens mais aisément superstitieux, prêcheurs militarisés et déjà aveuglés par la gloire insondable de leur Dieu, prêtres relaps vaincus par l’alcool, chasseurs se prenant à rêver d’un soudain retour à l’état de nature, ou même potentielles princesses indigènes précocement arrachées à leur peuple…

Court et très beau roman, qui se lit d’une traite dans une joie admirative et inquiète.

« C'est une autre question que Francisco se posait. Pourquoi, quand au crépuscule il avait découvert leur nouveau campement, était-il resté à les observer pendant des heures ? Il les avait épiés, caché par l'épaisse végétation et, au fil du temps, avait commencé à se sentir comme un animal, un fauve guettant ses proies. Puis Espina avait perdu le sens commun et cette impression avait disparu. Il se souciait peu de leur sort mais s'était senti obliger d'intervenir, de rejoindre le groupe à nouveau. Il devait les suivre.
Quelque chose allait se passer. Bientôt. »