Connexion

Bicentenaire

Bicentenaire

Bicentenaire
de Lyonel TROUILLOT
ed. ACTES SUD

D'une écriture à la fois brutale et poétique, la manifestation de 2004 en Haïti et sa répression.

Publié en 2004, le quatrième roman du Haïtien Lyonel Trouillot réussissait une éblouissante synthèse de sa matière intimiste et psychologisante (dans le bon sens du terme !), mais non dénuée de subtile critique sociale et historique, telle qu'elle s'exprimait dans "Thérèse en mille morceaux" (2000), et de son écriture davantage politisée tout en demeurant curieusement poétique, dont "Rue des Pas-Perdus" (2002) offrait un émouvant et terrifiant exemple.

"Bicentenaire" s'attache à la préparation de la grande manifestation étudiante du 1er janvier 2004, bicentenaire de l'indépendance de la "République noire", et à la préparation aussi minutieuse, par le régime Aristide (dont on oublie trop souvent en France, où les pendules se sont souvent arrêtées avec le duvaliérisme, puis remises en route cahin-caha au moment du séisme de 2010 et de ses suites, à quel point son échec fut accompagné, tout au long, d'une rare férocité policière), de la répression planifiée, passant par la location de bandes de voyous à l'utile agressivité pour noyer dans le sang les étudiants petits-bourgeois voulant croire un peu trop à la démocratie.

Une mère, paysanne âgée et devenue aveugle, et ses deux enfants, l'aîné étudiant, intelligent, cultivé, conscient de certaines réalités et de certains risques, mais décidé à défiler coûte que coûte, et le cadet, terreur du quartier, voyou et trafiquant, mettant sa foi dans son "gun", avertissant à demi-mot son frère de ce qui va se passer...

La langue de Lyonel Trouillot est presque unique, et opère de manière presque magique lorsqu'elle est confrontée à la violence prosaïque de ce "sujet". Sa précision, sa poésie, sa légèreté habile pour voltiger entre les registres lexicaux mis en œuvre, fait tout particulièrement merveille dans ce "Bicentenaire".

La réalité d'Haïti, ses effrayantes complexités servant aussi d'excuse, comme les attachantes passions qui "continuent à y croire", ne s'expriment sans doute nulle part aussi profondément que dans l'écriture de ce grand poète en prose.

"L'étudiant descendait la colline en caressant le sol de ses pas pour ne pas réveiller son frère qui dormait encore dans la chambre commune la tête sous l'oreiller, la bouche heureuse tétant un pouce et toute la paix du monde régnant sur le visage, une paix durable comme l'enfance et fragile comme elle, une paix hors contexte sur cette face d'ange délocalisée faisant mal corps avec la suite, les bras, le torse, les jambes, jusqu'à la plante des pieds, tatoués de héros et de slogans hétéroclites : Guevara, Wycleef Jean, Tim Duncan, shoot to kill, les femmes c'est de la merde, les rats pourrissent dans leur trou, je veux tout, peace and love. Les réveils étaient douloureux, violents, et l'étudiant n'avait pas le cœur à engager le combat avec ce corps livre et spectacle qui voulait dire en même temps chaque chose et son contraire."