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Coups de coeur

Crash-test

Éros et Thanatos asservis par Mammon dans le fracas feutré des tôles froissées et des corps esclaves que rien ne sauve.

Publié le 20 août 2015 chez Actes Sud, le nouveau roman de Claro (son treizième) poursuit la pénétrante exploration des composantes mythographiques qui informent notre présent et notre futur, comme il le fait avec toujours davantage de puissance, depuis « Livre XIX » (1997), « Bunker anatomie » (2004), « CosmoZ » (2010) et « Tous les diamants du ciel » (2012), pour ne citer que quatre cairns majeurs de cette entreprise, ô combien passionnante, et potentiellement décisive.

Convoquant à la barre, dans un dessein subtil et d’abord bien mystérieux, le crash automobile industriellement simulé, Claro met naturellement en piste J.G. Ballard et son « Crash » de 1973 (et dans une moindre mesure David Cronenberg pour le film qui en est issu en 1996), mais c’est pour habilement et rapidement s’en démarquer : le propos ici n’est pas, ou plutôt ne se limite absolument pas, à la mise en scène des fantasmes contournés d’une libido de l’âge du béton précontraint triomphant, et de l’urbanisme automatisé qui l’accompagna, faisant succéder dans la geste du « Visionnaire de Shepperton » les apocalypses relatives et nettement mortifères aux apocalypses absolues et presque poétiques des premiers temps de son œuvre.

AU COMMENCEMENT ÉTAIT L’ACCIDENT. Il le sait, l’a toujours su, et ce depuis sa naissance dans les entrailles d’une clinique d’abattage où, à toute heure du jour et de la nuit, sous des traînées de néons, les ventres béaient et se contractaient au rythme du sang pulsé, les matrices saturant l’air d’ondes et de cris qu’aussitôt recrachés les avortons aspiraient goulûment, leurs yeux d’agoutis brûlés par l’incandescence des lampes, avant d’être secoués, rincés, palpés, intubés pour certains, cajolés pour d’autres, carambolés de salle en salle dans l’urgence de leur salvation ou bien chrysalidés dans du linge empestant le dakin, la scène se répétant inexorablement tandis qu’au-dehors, là où vivre était devenu coutume et châtiment, hurlaient les sirènes, celles des ambulances piaffant au seuil des urgences, et celles de la ville célébrant une fois par mois la possibilité du chaos.

(…)

IL TRAVAILLE DEPUIS AOÛT 72 pour un fabricant d’automobiles. Il teste la résistance des habitacles, au gré des heurts, à l’aide de cadavres. Il dirige le département crash-test et touche un smic et demi.
Les crash-tests, c’est l’enfer à la merci du millimètre.
Le temps ? l’espace ? les échappées belles ? l’ivresse de la vitesse ?
Oublie. Tes chances de survie sont désormais très très faibles, car tu es né à même l’accident, et dans l’accident tu disparaîtras, tel un Spartiate à l’heure thermopyles.
Son travail : recréer artificiellement les conditions du désastre. Emboutir, broyer, déformer, puis détacher, détailler, analyser et, autant que possible : remédier. Mesurer tout ce qui rompt, gicle, s’embosse, cède. Recommencer, des dizaines, des centaines de fois, en modifiant systématiquement les paramètres du choc. De la chorégraphie, ou presque. Éprouver les variables. Contrarier les élans. Bref.
Le crash-test, c’est :
• l’étude du comportement de l’habitacle et de ses spectres.
Autrement dit :
• l’étude du monde et de ses particules.
Une physique de l’enfermement, quand le corps tressaute et absorbe la vitesse au cours d’un bing bang de métal, d’isorel et de chair.
Il convient d’ausculter la destruction et ses lois, pour mieux les saisir, les dompter. L’accident est un défi, la mort un malus. Les plaies diront qui a eu tort.

C’est en intégrant patiemment à la cuisine des corps morts à torturer pour la sécurité et l’assurance des corps (encore un peu) vivants deux autres dimensions que l’on pourrait d’abord croire érotiques que Claro développe ici l’alchimie qui fait de lui l’un des plus robustes mythographes contemporains, allant creuser loin sous les images à la surface vaguement séduisante ou scandaleuse desquelles s’arrêtent tant d’auteurs. L’adolescent utilisant le papier glacé de bandes dessinées pornographiques pour accéder à la masturbation – mais n’est-ce pas avant tout pour fuir la cellule familiale désespérément mortifère qui semble l’environner en ces trente glorieuses ? – comme la strip-teaseuse dardant depuis son piédestal offert un regard acéré tentant tout aussi désespérément de neutraliser l’accablant désir de domination qui lui fait face : deux vecteurs, deux narrateurs, deux trajectoires que résumerait et télescoperait dérisoirement et tragiquement le personnage de Linda Lovelace, l’héroïne fameuse du film « Gorge profonde » (1972), exploitée par son maquereau de mari et broyée in fine par une industrie avant de l’être par un accident automobile, précisément, un soir de 2002.

Vous aviez des projets ? Vous rêviez d’instants qui soient comme des privilèges, d’omoplates que laque et dore la claque du soleil ?
Tirez un trait ————————— et sur ce trait n’essayez même pas de marcher. Le monde envahit votre viande, débusque les os, les libère. Sud Radio vous annonce un remaniement, ça tombe bien. Vous êtes remanié. Adieu le repos et adieu la lecture du journal au café, la serveuse aux talons qui cliquent ne viendra plus, le café dans la tasse jamais ne tiédira, il n’y aura pas de jour de marché, pas de baiser sous les lampions, vous avez choisi la route, or la mort fait de l’auto-stop, et son pouce est un pieu sur lequel s’empaler. N’espérez pas survivre, prenez le temps de mourir, pensez à tout et à rien, laissez flétrir vos devenirs dans ce tambour de machine à laver qu’est devenue votre Peugeot ou votre Simca, regardez ! le ciel se dérobe ! les champs s’interposent ! et voilà qu’un arbre, dans sa générosité de bois, désigne déjà du bout de sa branche le nid de votre crâne. Comment rester immobile quand on est en feu ?

À travers un hommage, renouvelé tout au long du roman, à Vanessa Veselka et à son premier roman « Zazen », que Claro a édité en français, et bien entendu à J.G. Ballard, qui tôt discerna le potentiel des tôles froissées, nous assistons ainsi, légèrement incrédules initialement, à une aussi formidable que discrète actualisation, à un travail subtil, fureteur et décisif, qui décèle la manière dont Éros et Thanatos, une fois décryptés tout au long des années 1970-1980 par Marcuse, Deleuze, Guattari et Foucault, se sont révélés in fine quelque peu inoffensifs, avant que le banc-test des années 1990 ne leur adjoigne avec Mammon (qui chez les Grecs est d’ailleurs éclaté entre Hermès et Hadès, semble-t-il), triomphateur, muni d’une virulente cohorte d’adorateurs, et autrement conquérant, le troisième larron leur redonnant tout leur potentiel de destruction et de domination, redonnant un sens violemment neuf à l’idée de domination masculine sans doute trop vite enterrée alors.

Elle était autre chose, n’en doutons pas, et sa légende la précédait afin qu’elle n’en soit que l’insolente confirmation. Ceux qui l’admiraient de près, cravate dénouée, poches retournées, se sentaient plus seuls qu’un sexe d’homme dans la poigne d’une femme qui vous sent favorable à l’idée de viol et cache une lame de rasoir entre ses dents. Ceux qui l’avaient aimée de leurs phalanges crispées, de leurs gros doigts bourgeois, ceux qui avaient mouillé du gland et des yeux quand, aux accents du saxo qui pourtant n’avaient rien de salace, elle s’avançait du pas de celle qui piétine, à chaque baiser-semelle, la main du mâle, ceux-là sentaient bien qu’elle ne les aimait pas, pas comme ils l’auraient voulu. Et ils comprenaient à l’instant t de sa disparition, quand les ronds de couleur cessaient de batifoler sur sa silhouette telle de la sonnaille, qu’elle venait en ces lieux pour détruire ce secret qu’ils croyaient si bien gardé – à savoir que leur désir n’était que frousse. Et s’ils avaient eu l’ouïe fine, ils auraient entendu le claquement de son G-string en coulisse, sa manière à elle de leur dire adieu, le son d’une fronde venu parapher leur éviction hors du monde – ce monde que pendant onze minutes elle avait fait semblant de respecter, de magnifier. Elle crevait leurs nuits comme si ces dernières étaient des cerceaux de foutre, dont ils recueillaient, tard le soir, les débris scintillants dans leur mouchoir, tandis que leur épouse souriait en feignant de feuilleter un catalogue de mode. Ils se sentaient alors complices de cette jouissance nauséabonde qui rappelle au maître que, parfois, la trique est boomerang.

Sur un parcours authentiquement brûlant, où le politique et l’intime s’entrechoquent en un étonnant contraste de violence extrême et de douceur feutrée, Claro ne joue à aucun moment à l’essayiste, aussi tentants que soient ses puissants matériaux, mais, poursuivant une trajectoire d’écriture que l’on suit chez lui depuis un certain temps, et que l’on a vue s’accentuer entre « CosmoZ », « Tous les diamants du ciel » et « Dans la queue le venin » (dans un contexte plus frivole, pour ce dernier, en apparence), il atteint un sommet de grâce poétique, se permettant un usage rusé et éclairant de la typographie et de la mise en page, en de bien stratégiques moments, pour nous offrir, à la place d’un désespoir glaçant qui menacerait aisément, un très grand roman de quête personnelle et collective sous le signe de la beauté.

Il est temps de se poser cette question dont seuls, paraît-il, les dieux et les éphémères ont la réponse : est-il possible ::: de disparaître dans la nuit ? En une nuit ? De se trancher les ailes, et non les veines, avec le seul recours des dents, langue rentrée, loin des dernières volontés de la salive, et de faire taire pour ainsi dire le moteur du corps, de défaire ces grappes de noeuds qui n’étranglaient qu’eux-mêmes, d’écraser ce pouls maladroitement greffé au poignet comme si c’était une banale punaise de métal qu’on chercherait à enfoncer dans du noir capiton, les yeux définitivement clos sans que pèse sur eux ne serait-ce que la menue monnaie des regrets

Boussole

Envers et contre tout, sublime et rusée,  la belle résonance plutôt que l’infâme prétendu choc entre civilisations.

Publié chez Actes Sud le 20 août 2015, le neuvième texte de Mathias Énard propose à la fois le flamboyant contrepoint et le rusé complément de son « Zone » de 2008.

Réussissant à nouveau l’art subtil du décalage, de l’invention d’une position de narration curieusement excentrée, pour nous parler de nous et de notre monde à chacun, un musicologue autrichien, spécialiste des influences orientales dans la musique classique, succède ainsi à l’agent secret franco-croate de « Zone » ou au jeune Marocain féru de polars de « Rue des voleurs ».

Je lui ai rafraîchi la mémoire, oui, je suis Franz Ritter, nous nous sommes déjà vus à Damas avec Sarah – ah bien sûr, le musicien, et j’étais déjà tellement habitué à cette méprise que je répondis par un sourire un peu niaiseux. Je n’avais pas encore échangé plus de deux mots avec la récipiendaire, sollicitée par tous ses amis et parents que j’étais déjà coincé en compagnie de ce grand savant que tout le monde, en dehors d’une salle de classe ou d’un conseil de département, souhaitait ardemment éviter. Il me posait des questions de circonstance sur ma propre carrière universitaire, des questions auxquelles je ne savais pas répondre et que je préférais même ne pas me poser ; il était néanmoins plutôt en forme, gaillard, comme disent les Français, pour ne pas dire paillard ou égrillard, et j’étais loin de m’imaginer que je le retrouverais quelques mois plus tard à Téhéran, dans des circonstances et un état bien différents, toujours en compagnie de Sarah qui, pour l’heure, était en grande conversation avec Nadim – il venait d’arriver, elle devait lui expliquer les tenants et aboutissants de la soutenance, pourquoi n’y avait-il pas assisté, je l’ignore ; lui aussi était très élégant, dans une belle chemise blanche à col rond qui éclairait son teint mat, sa courte barbe noire ; Sarah lui tenait les deux mains comme s’ils allaient se mettre à danser. Je me suis excusé auprès du professeur et suis allé à leur rencontre ; Nadim m’a aussitôt donné une accolade fraternelle qui m’a ramené en un instant à Damas, à Alep, au luth de Nadim dans la nuit, enivrant les étoiles du ciel métallique de Syrie, si loin, si loin, déchiré non plus par les comètes, mais par les missiles, les obus, les cris et la guerre – impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s’imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d’Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrer, tant d’amis mourir ou être contraints à l’exil ; impossible même aujourd’hui d’imaginer l’ampleur de ces dégâts, l’envergure de cette douleur depuis un appartement viennois confortable et silencieux.

Bien loin en apparence du fracas historique des combats, des coups tordus et des atrocités qui rythmaient si étrangement et si diaboliquement « Zone », « Boussole » évoque au contraire la douceur cultivée qui parvint durant des siècles, contre les vents et les marées des invasions et des croisades réciproques, à irriguer la musique et les arts, de part et d’autre de la Méditerranée orientale et du Bosphore, la ville de Vienne n’ayant certainement pas été choisie par hasard, pointe extrême de l’avance militaire ottomane en Europe, pour résonner, avec Paris dans un autre registre, face aux trois cités emblématiques d’Istanbul, de Damas et de Téhéran, au fil d’un chahut apparent que décryptent ici non pas diplomates et militaires – ou en tout cas, pas au premier chef – mais archéologues, anthropologues, peintres, musiciens et historiens d’art.

La question qui hantait Sarah après notre visite du Musée juif, c’était celle de l’altérité, de quelle façon cette exposition éludait la question de la différence pour se centrer sur des « personnalités éminentes » qui ressortissaient au « même » et une accumulation d’objets dénuée de sens qui « désamorçait », disait-elle, les différences religieuses, cultuelles, sociales et même linguistiques pour présenter la culture matérielle d’une civilisation brillante et disparue. Cela ressemble à l’entassement de scarabées fétiches dans les vitrines en bois du musée du Caire, ou aux centaines de pointes de flèches et de grattoirs en os d’un musée de la Préhistoire, disait-elle. L’objet remplit le vide.

Au fil de ce formidable conte à tiroirs – présence secrète des « Mille et une nuits » oblige -, les amatrices et amateurs du grand « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore reconnaîtront, sans recours au fantastique diffus ici, la trame intense qui lace et entrelace néanmoins, à chaque étape de l’histoire, le politico-militaire et l’artistico-culturel, comme en témoigne entre bien d’autres la haute figure d’Aloïs Musil, explorateur, écrivain, agent secret, archéologue et cousin de Robert Musil.

Il gagnait beaucoup d’argent, arpentait la Syrie dans un 4×4 blanc impressionnant, passait de chantiers de fouilles internationaux à la prospection de sites hellénistiques inviolés, déjeunait avec le directeur des Antiquités nationales syriennes et fréquentait de nombreux diplomates de haut rang. Nous l’avions accompagné, une fois, sur l’Euphrate, dans une visite d’inspection au milieu du désert derrière l’atroce ville de Raqqa, et c’était merveille de voir tous ces Européens suer sang et eau au milieu des sables pour diriger des commandos d’ouvriers syriens, véritables artistes de la pelle, et leur indiquer où et comment ils devaient creuser le sable pour en faire renaître les vestiges du passé. Dès l’aube glacée, pour éviter la chaleur de la mi-journée, des indigènes en keffieh grattaient la terre sous les ordres de savants français, allemands, espagnols ou italiens dont beaucoup n’avaient pas trente ans et venaient, gratuitement le plus souvent, profiter d’une expérience du terrain sur un des tells du désert syrien. Chaque nation avait ses sites, tout au long du fleuve et jusque dans les terres mornes de Jéziré aux confins de l’Irak : les Allemands Tell Halaf et Tell Bi’a qui recouvrait une cité mésopotamienne répondant au doux nom de Tuttul ; les Français Doura Europos et Mari ; les Espagnols Halabiya et Tell Haloula et ainsi de suite, ils se battaient pour les concessions syriennes comme des compagnies pétrolières pour des champs pétrolifères, et étaient aussi peu enclins à partager leurs cailloux que des enfants leurs billes, sauf quand il fallait profiter de l’argent de Bruxelles et donc s’allier, car tous se mettaient d’accord quand il s’agissait de gratter non plus la terre, mais les coffres de la Commission européenne.

C’est en associant le supplice de Tantale amoureux, ici au très long cours, d’un roman universitaire digne de David Lodge (fort justement cité par le narrateur) et le labyrinthe qu’aurait tissé un Roberto Bolaño moyen-oriental ou balkanique (là aussi, l’auteur qualifiant au détour d’une phrase son héroïne Sarah de « détective sauvage » nous distille les indices justement nécessaires) que Mathias Énard développe pour nous cette spirale hypnotique, ni glose ni exposition gratuite, mais bien conduite forcée – comme l’eau à extraire de sous le désert – vers une sublime résonance entre civilisations, preuves et espoirs à l’appui, revendication ô combien cruciale en une époque qui se laisse convaincre peu à peu d’un choc réel et inéluctable, en y distinguant hélas de moins en moins le masque ricanant de la prophétie auto-réalisatrice entonnée par quelques idéologues moisis de tous bords.

Notre désir est sans remède

De quoi un ange hollywoodien déchu est-il vraiment le nom ?

Publié en août 2015 chez Actes Sud, le septième texte de Mathieu Larnaudie démontre avec un singulier éclat à quel point cet auteur compte résolument parmi les quelques contemporains, finalement assez peu nombreux, capables d’extraire avec acuité et élégance la substance même de figures emblématiques de notre présent, qu’elles surgissent du passé ou de l’actualité, qu’elles soient conscientes ou non de leur statut d’icône potentielle de quelque chose d’essentiel.

« Les effondrés » (2010), à partir de quelques dizaines de financiers – flamboyants ou discrets – des années 1990 et 2000, confrontés à la Crise de 2008, saisissait comme rarement l’avidité trop souvent insatiable et la terrifiante fragilité morale et cérébrale du capitalisme contemporain. « Acharnement » (2012), à partir d’un zoom impitoyable sur un écrivain, « plume » à louer, traquait sans ménagements la disparition du sens de la parole politique – et partant, de l’action -, mort de se jeter sans cesse dans le vide. « Notre désir est sans remède » s’appuie avec une extrême intelligence sur la figure déjà (relativement) connue de l’actrice hollywoodienne Frances Farmer pour remonter à l’une des racines essentielles de ces phénomènes contemporains : ces années 1930-1950 où le spectacle s’affirme industrie, où la révolte cède le pas au conformisme fondamental, où l’honnêteté intellectuelle se voit contrainte de s’effacer devant le faux patriotisme du vrai argent organisé.

La lumière n’exauce pas les corps, elle les massacre.
La main de l’éclairagiste qui agrippe la poignée du projecteur et, pour préparer l’entrée dans le champ de l’actrice dont il va illuminer le mouvement, fait pivoter sur son axe la caisse de métal d’où  jaillit le faisceau aveuglant, cette main n’est pas moins cruelle que celle du tueur à gages qui pointe une arme à feu ou qui abat une arme blanche, ni moins impitoyable que celle du bourreau qui actionne le courant de la chaise électrique. Elle est l’instrument assermenté d’une loi sauvage : elle livre un être en pâture à notre regard.
Ni partenaire ni décor, rien ; le plus extrême dénuement ; l’image décharnée – réduite, comme on dit à sa plus simple expression : il nous faudrait ainsi imaginer une femme seule avec sa robe noire, les épaules et le visage diaphanes, préparés à scintiller, qui s’avance au centre du plateau, dans la crudité géométrique de l’espace découpé pour elle par la lumière. Elle se fige à l’emplacement exact que le metteur en scène lui a désigné, attribué, où il a pensé sa présence ; et les rayons comme des lames lacèrent sa peau fardée.

Pour nous conter et nous éclairer le tragique destin de l’actrice en ascension puis déchue, et pour nous décanter les représentations qu’elle incarne, Mathieu Larnaudie se tient à distance aussi bien du voyeurisme finalement assez vide de sens de Kenneth Anger et de son « Hollywood Babylone », que de la drôlerie malicieuse et décapante de James Lever et de son « Moi, Cheeta », pour venir serrer au plus près la réalité symbolique, sociale à coup sûr, mais plus encore politique, de cette rébellion, de ce refus d’obéissance passager à une loi incarnée dans la stupidité du blackout de la fin 1942, entraînant ce qui fut pudiquement appelé des « difficultés juridiques », avant de se muer purement et simplement, dans l’Amérique triomphante de l’après-guerre, en internement forcé et en traitement psychiatrique lourd.

C’est ici que les films sont écrits, négociés, tournés, montés, retouchés, et d’où ils partent à la conquête de la Nation, à la rencontre d’un peuple pour en irriguer les consciences et y véhiculer la bonne parole, celle bienfaitrice, qui commande aux bonheurs de l’american way of life et raconte les récits qui la fondent. Cette même année – l’homme au cigare connaît les chiffres – plus de cent millions de citoyens se sont massés dans ces salles noires qui, serties au cœur battant de chaque ville, sont alors, dit-on, les nouvelles cathédrales de l’humanité. La foule des spectateurs y vient pour son édification aduler la geste de saints dont une bonne partie est remplacée chaque saison, canonisée de neuf pour les besoins de la cause et pour la multitude, autrement dit pour nous qui trouvons notre extase à n’être plus rien d’autre qu’un simple regard, avidement dardé sur les icônes façonnées au secret du gigantesque sanctuaire où œuvre une armée de scribes, d’artisans, de casuistes et de peintres d’un genre nouveau, et dont l’homme au cigare et au borsalino est quelque chose comme, à la fois, l’intendant, l’ingénieur et l’archimandrite.

Dans un jeu absolu de pouvoir – quand bien même il cherche à se dissimuler sous des paillettes et des slogans confortables -, l’actrice dévoile, dans le travail puissant et curieusement poétique de Mathieu Larnaudie, l’essence globale du rêve hollywoodien, de la contrepartie carcérale du miroir aux alouettes tendu à une nation entière, puis au monde.

Il commente à l’emporte-pièce les nouvelles du monde (le monde restant généralement circonscrit à quelques kilomètres alentour), les ragots du jour amplifiés à sa guise et tordus selon les besoins de son éloquence particulière – mais, après tout, faire subir des torsions à la réalité est son métier. Les autres studios, un par un, en prennent pour leur grade. Quand il rit, son corps est secoué par un tressautement qui fait crisser le cuir de son fauteuil et l’oblige à s’agripper aux accoudoirs. Il dispense à la ronde ses anathèmes et ses congratulations ; dans l’assistance, il compte bien sûr ses souffre-douleurs et ses favoris, qui tous connaissent leur partition, le personnage dont ils se doivent d’endosser les attributs, et s’en acquittent avec la docilité calculatrice dont est tissé le quotidien de toutes les cours – puisque les empires sont des théâtres : celles et ceux qui essuient ses remontrances ou ses sarcasmes savent aussi qu’ils ne sont pas les moins nécessaires ni les moins chers au cœur du patron qui, ainsi, assied son pouvoir à leurs dépens et, grâce à eux, rappelle chaque soir à ses visiteurs, aux réalisateurs, aux stars même que, s’il accepte volontiers sur les plateaux d’être relégué au second plan et de s’effacer derrière d’autres volontés que la sienne, ici, au cœur du sanctuaire, là où se prennent les décisions, dans l’œil du cyclone du spectacle, il est bien l’unique maître de la loi sauvage.

Dans une langue sans doute plus accessible et moins torturée que celle, magnifique, des « Effondrés », Mathieu Larnaudie signe ici un très grand roman, d’une lucidité presque terrifiante sous ses apparences de récit calme et comme apaisé par le temps qui passe, qui nous inclinerait subrepticement à croire que le sens politique de cette vie écrasée et domptée, presque lobotomisée (même si ce traitement-là fut évité de justesse à Frances Farmer), se serait effacé dans la joie béate de la consommation d’image et de loisir. Citant, avec le Javier Cercas de « L’imposteur » (qui fait de cet extrait de « Requiem pour une nonne » l’un des leitmotivs de son texte saisissant), William Faulkner, on peut ainsi, au contraire, se souvenir que « le passé ne meurt jamais et qu’il n’est même pas le passé ».

Neverhome

On ne traverse jamais deux fois la même rivière (surtout si dans cette rivière, avec de l'eau jusqu'à la taille, vous avez tué un homme de vos mains).

Neverhome c'est Pénélope qui a enfilé un pantalon et plaqué sa petite ferme de l'Indiana pour partir à la guerre (de Sécession). Et qui en revient, difficilement. Je dis Pénélope, mais en réalité dans cette Odyssée-là, elle s'appelle Constance et elle a changé son nom en Ash Thompson (Gallant Ash) en rejoignant un bataillon de soldats de l'Union.

Ash est un bon tireur et un bon soldat. Entre ces longues marches et ces moments de camaraderie quotidiens, la peur d'être découverte et la jubilation de surpasser les autres au tir, on entrevoit le feu et la violence des combats. Mais comme dans New-Yord N°2 ou Les bonnes gens, Laird Hunt ancre son récit dans un épisode marquant, tragique, violent de l'histoire américaine pour nous parler résolument d'autre chose : toucher du doigt des démons intérieurs, gommer la frontière entre songe, mensonge et réalité, faire surgir des fantômes dans la forêt.

Constance est habitée par quelque chose qui veut éclore et qui la perd. Des fantômes ? Des convictions ? Le besoin d'être forte ? D'être libre ? De voir du pays ? De tuer ?
Têtu et taciturne, Gallant Ash parle peu, se méfie de l'écrit. Narrateur/trice de moins en moins fiable, il/elle dissimule, ment, revient sur ses propres affirmations.

La violence, comme une boussole cassée, l'égare à la recherche de son bataillon puis de sa ferme. A l'instar des Enfants perdus des Soldats de la mer, d'Yves et Ada Remy, Constance semble perdue dans un temps ou un monde qui n'est pas exactement le sien, qui serait celui du mythe et du conte. De rencontres étranges en incidents tragiques, d'accueil chaleureux en séquestration, le chemin du retour boucle sur lui-même, semé d'embûches, de faux-semblants et de coïncidences étonnantes.

Neverhome est un superbe point d'entrée dans l'œuvre de Laird Hunt. Plus accessible dans sa forme que les romans précédents, mais tout aussi riche, évoquant une nature omniprésente, se jouant de la porosité entre récit et mythe, rêve et réalité, et réveillant pour nous ce terrible rouage de la violence qui brise tout sur son passage une fois qu'il a été amorcé.

A manger de la terre vous faites d'étranges rêves. Des rêves de retour chez vous, des rêves dans lesquels vous essayez de traverser votre propre champ fraîchement labouré mais en vain ; dans lesquels, enfin rentré, vous essayez d'ouvrir le loquet de votre propre porte sans parvenir à la faire bouger d'un pouce. A manger du ragoût d'écureuil divinement préparé que vous envoie votre colonel, nul rêve ne vous vient. C'est ce dont je fis l'expérience.

Monostatos

« Séduis ou détruis. »

2 à 4 joueurs. 2h à 4h. 

Monostatos, dieu de l'Humanité, a vaincu les anciens dieux et protège désormais les hommes de la violence et du chaos venus du désert. Monostatos, dieu d'oppression et de bienveillance.

Dans une société où la résistance et la rébellion sont réduites à néant ou condamnées à être récupérées pour la plus grande gloire de Monostatos, des héros se lèvent pour apporter un peu de vie et secouer le joug d'une servitude consentante. 

Le jeu nous invite à incarner ces héros plus grands que nature, sortes d'Avengers babyloniens mus par une souffrance et une volonté extraordinaires, qui vont semer le désordre, réveiller les consciences et accomplir des exploits.

En quelques pages, Fabien Hildwein esquisse un univers superbe et triste, fait de déserts, de plaines de sel, de ruines perdues et de villes grouillantes. A la flamboyance d'anciennes guerres, d'anciens artistes, ou d'anciennes gloires, ont succédé le conformisme et l'obéissance, et les volontés se sont éteintes.

Le jeu se séquence en tableaux où chaque joueur met en scène son personnage et prend en charge les décors, les figurants, la narration. Les règles incitent à la construction d'un récit épique, mettant en valeur les apports des joueurs et la dimension mythique de leur héros ou héroïne.

Un très très chouette jeu, inspiré et inspirant, qui propose un cadre technique rassurant, idéal pour faire le grand saut et découvrir la narration partagée en jeu de rôle.

Perdus sous la pluie

Jouer un conte cruel.

2 à 5 joueurs. 45min à 1h15.

Pas besoin d'avoir déjà joué à un jeu de rôle pour se lancer dans Perdus sous la pluie. C'est un jeu extrêmement accessible et facile à mettre en place. Pas de préparation, pas d'imaginaire particulier à maîtriser, pas de codes, pas de poignée de main secrète.

Perdus sous la pluie invite à incarner tour à tour des enfants terrifiés et leurs pires craintes qui prennent vie.

Sur un imaginaire très enfantin et des attitudes très naïves (mes cauchemars, mes parents, mon doudou) le mécanisme nous pousse à retrouver ce plaisir pervers du tous contre un seul de la cour de récréation, et il nous rappelle en même temps la piqûre d'injustice du seul contre tous de la même cour.

C'est du Stephen King égrenant une comptine, dont on sait qu'à la fin elle désignera une victime. Et si dans l'histoire les enfants peuvent faire preuve d'une méchanceté sans nom, les joueurs retrouvent ensemble le frisson délicieux d'un conte de Grimm qui finit mal.

« Et ainsi disparut Charybde 1, elle ne retrouva jamais ses parents. »

Avaler du sable

Le western spaghetti, -zombie et métafictionnel d’un écrivain brésilien à suivre.

À son retour dans sa ville natale de Mavrak, un trou ensablé du Far West où les conflits se règlent à coups de colts, Juan, l’intellectuel de la famille Ramírez, est pris dans la lutte ancestrale et sanglante entre sa famille et les Marlowe, une rivalité nourrie par les conflits territoriaux et les soupçons de son père sur le secret que les Marlowe dissimuleraient dans leur cave.

Brutes épaisses, saloon, vengeance, duel, prostituées, mère maquerelle influente et humour, tous les ingrédients d’un western spaghetti sont présents ici, et même un shérif, puisqu’à la suite du meurtre de Miguel Ramírez, le shérif Thornton, un incorruptible totalement sobre, est appelé à Mavrak pour rétablir l’ordre.

«Juan était allé étudier dans les grandes villes, dans les universités du Nord, le Nord qui prêchait la liberté pour les esclaves pendant la guerre. Cependant, d’obscurs désirs l’avaient ramené à la poussiéreuse Mavrak, la Mavrak inerte, tellement au sud, tellement loin des concepts audacieux de justice qu’on lui avait enseignés. Juan avait appris toutes les disciplines qui peuvent transformer un homme de cœur doué de sentiments en un homme de science doté de logique et de raison, mais il ne s’était pas laissé convaincre. Oubliant toute pensée cohérente, il s’était soumis à son intuition : son destin était de retourner dans sa ville natale, et sa famille, les Ramírez, avait besoin de lui. Et quand il avait recouvré la raison, il s’était rendu compte qu’il était monte sur son puissant cheval et avait fait route vers Mavrak, s’émerveillant de choses simples comme un coucher de soleil dans le désert, des squelettes de bœufs et d’autres animaux énormes enfouis sous la poussière.
Pendant son voyage de retour, Juan avait remarqué quelque chose d’alarmant : le sable devenait de plus en plus rugueux et rouge à mesure qu’il s’approchait de Mavrak et, bien qu’un tel fait n’ait aucune importance pour le reste des êtres humains, le changement de couleur et de texture des êtres humains, le changement de couleur et de texture du sable affectait directement les sentiments de Juan.»

Mais ce n’est pas tout : Antônio Xerxenesky est un authentique maverick, et ne se contente pas de se conformer aux codes du western. Changeant de genre narratif à chaque chapitre, l’intrigue de son roman caméléonesque, où l’horizon western spaghetti va être envahi par les zombies qui semblent sortis d’un film de série Z, est aussi perturbée les irruptions dans le récit du narrateur.
On comprend ainsi que cet homme vieillissant, qui ne sait pas grand chose de ses ancêtres, entreprend, entre deux verres de tequila et visites de son fils, d’écrire un livre sur eux en s’inspirant de Sergio Leone, de Sam Peckinpah et de George Romero. Avec ce narrateur hanté par sa relation à son fils, sa famille et ses propres fantômes, «Avaler du sable» forme aussi, l’air de rien, une réflexion sur les racines, le passage du temps et le pouvoir de renaissance de l’écriture.

«Car ce que je raconte, c’est l’histoire de mes ancêtres, des tensions qui se sont progressivement amplifies et qui ont culminé avec le retour des morts. Non. Je mens. J’écris sur une ville, la bourgade où mes ancêtres ont vécu, celle ou les Ramirez et les Marlowe ont existé et ont cessé d’exister. De cet endroit, il reste peu de chose. Cherchez sur une carte ou dans un atlas : vous ne trouverez rien.
Chaque fois que le soleil pénètre à travers les rideaux, annonçant la résurrection attendue du jour, je me lève et je regarde le monde se mettre en branle – voitures qui déchirent les avenues, travailleurs en retard qui courent. Je me dis que l’époque de mes ancêtres devait être pire. Je ressasse des passages de l’histoire dans ma tête. Nous vivons dans un monde meilleur. La mort, aujourd’hui, ne se trouve pas dans le moindre souffle d’air. Ni dans le moindre grain de sable.»

Querelle de famille dans le Far West mexicain et attaques de morts-vivants, ce premier roman du jeune écrivain Antônio Xerxenesky, paru en 2010 au Brésil, et traduit en 2015 par Mélanie Fusaro, s’inscrit dans la lignée des découvertes transgressives que l’on adore aux éditions Asphalte.

«Une personne chuchota à une autre que le nom de la ville avait bien été Maverick, environ deux cent ans auparavant, mais que quelques lettres sur l’enseigne avaient été mangées par le temps et un habitant, pour des questions de sonorité, avait ajouté la lettre « a » au milieu.»

La bombe

«Je m’appelle Rudolph Schnaubelt. C’est moi qui ait lancé la bombe qui tua huit policiers et en blessa soixante à Chicago, en 1886.»

La bombe, premier roman de l’écrivain et journaliste américain d’origine irlandaise Frank Harris, paru en 1908 et traduit en 2015 aux éditions la dernière goutte par Anne-Sylvie Homassel, raconte de manière simple et vivace la lutte pour la survie des nouveaux immigrants aux Etats-Unis, l’ostracisme dont ils sont frappés, l’exploitation et les conditions de travail souvent très dangereuses, le désir d’égalité et les luttes pour une protection sociale, culminant autour des événements du 4 mai 1886 à Haymarket Square, apogée de la lutte pour la journée de travail huit heures, à l’origine de la fête des travailleurs du 1er mai.

Présenté par Frank Harris comme le lanceur de la bombe à Haymarket Square, Rudolph Schnaubelt témoigne des événements alors qu’il a réussi à s’enfuir des Etats-Unis et se meurt d’une phtisie en Allemagne.
Originaire des environs de Munich, ambitieux et idéaliste, Rudolph Schnaubelt a sombré dans la misère malgré tous ses efforts pour apprendre l’anglais et trouver du travail pendant son premier hiver à New-York, alors qu'il venait de débarquer aux Etats-Unis plein d'espoir.

«J'avais pour moi la jeunesse et l'orgueil, de même que l'absence de tout vice coûteux : si tel n'avait pas été le cas, je n'aurais pas survécu à cet amer purgatoire. Plus d'une fois, j'arpentai les rues jusqu'à l'aube, hébété, abruti par le froid et la faim ; plus d'une fois, la bonté d'une femme ou d'un ouvrier me ramena à la vie et à l'espérance. Seules les pauvres aident les pauvres. Je suis descendu dans les bas-fonds et je n'en ai pas rapporté certitude plus ferme que celle-là. On n'apprend pas grand-chose en enfer, hormis la haine : et le chômeur étranger est, à New York, dans le pire enfer que l'homme puisse connaître.»

Son engagement pour plus d’égalité, qui trouve ses racines dans la lecture de Heine et dans les souffrances de ce premier hiver, prend une tournure plus politique bientôt irréversible avec ses rencontres à Chicago avec des militants politiques et syndicalistes, et en particulier le flamboyant militant anarchiste Louis Lingg, d’origine allemande comme lui.

«Je compris ces deux choses en même temps : mes expériences d’émigrant avaient fait de moi un homme ; et mes douze ou quinze mois d’efforts souvent vains à me procurer du travail m’avaient transformé en réformateur, si ce n’est encore en rebelle.»

Dans cette œuvre de Frank Harris (1855-1931), qui suivit les événements depuis l’Angleterre avant d’aller enquêter lui-même à Chicago, témoignage et fiction sont indémêlables. La peinture de cette époque, du sort des travailleurs immigrés surexploités et sous-payés, du développement de ce qui aboutit à une explosion sociale, et enfin les portraits des accusés de Haymarket, en particulier August Spies, Albert Parsons et surtout Louis Lingg sont saisissants de réalité et d’intensité.

Passionnant de bout en bout, La bombe est un roman d’une actualité impressionnante, sur la stigmatisation des travailleurs immigrés, la partialité des journaux, toujours du côté du pouvoir, leurs prises de positions racoleuses qui incitent à la peur et attisent le scandale, et sur l’oppression et le cynisme sans limites qui peuvent conduire des hommes farouchement habités par leur idéal à la violence.

«Et puis, comme ceux qui ont semé le vent, nous finîmes par récolter l’ouragan. Il y avait eu une accalmie ; la tempête, pour ainsi dire, avait repris son souffle avant de s’emporter en un dernier effort. Certains prétendent avoir décelé dans cette horrible histoire un crescendo constant. Nous qui vivions dans l’œil du cyclone ne le remarquâmes pas, peut-être parce que nous avions d’autres choses, plus importantes, à faire et à penser. Comprenez-vous la situation ? D’un côté, les Américains avides et intolérants, qui s’accommodaient tout à fait de leur société d’escroquerie concurrentielle, où la norme était : vole qui tu peux ; de l’autre, des foules de travailleurs étrangers, la tête farcie d’idées de justice, de droit, d’équité et le ventre plus ou moins vide.»

Or noir

Mars 1973, le jeune commissaire Daquin débarque à Marseille en pleine succession sanglante pour le contrôle du milieu marseillais entre Zampa et Francis le Belge, après la chute des frères Guérini et le démantèlement de la French Connection, la filière de l’héroïne qui approvisionnait les Etats-Unis depuis la France, en particulier depuis la cité phocéenne.

Lorsque Maxime Pieri, un ancien lieutenant des Guérini devenu un homme d’affaires en vue de Marseille, est abattu par un tireur d’élite en sortant d’un casino de Nice, l’enquête est confiée à Daquin et à sa nouvelle équipe. Pieri était accompagné ce soir-là d’Emily Frickx, petite-fille d’un magnat des mines d’Afrique du Sud mariée à un important trader de minerais, et qui reste introuvable.

«Pieri, un personnage. Massif, complexe, comme je les aime. Je ne le tiens pas encore, mais je m’approche. Ne pas aller trop vite. Garder l’esprit ouvert à toutes les surprises, il y en aura encore.»

Alors que des indices flagrants semblent  valider la thèse du règlement de comptes dans la guerre de succession entre clans marseillais, Daquin et son équipe, soumis à des intimidations multiples sur le déroulement de leurs investigations et les mœurs de ce commissaire hors normes, démêlent peu à peu les fils d’une enquête qui ressemble de plus en plus à un labyrinthe impliquant le milieu marseillais, le SAC, des services secrets français en pleine restructuration, au moment où la libéralisation du commerce du pétrole fait naître des appétits démesurés pour de nouvelles formes de contrebande.

«Daquin quitte l’Évêché, direction la gare Saint-Charles et l’agence Eurauto. A pied, pour se donner du temps pour respirer. Il traverse le Panier, le vieux Marseille. Ruelles étroites, entre de hautes façades rongées par la pauvreté que la perspective resserre sur les passants comme les parois d’un étau. Très haut, très loin, une mince bande de ciel. Un quartier replié sur son folklore et ses réseaux mafieux. Pieri-Simon, un nœud d’embrouilles. Simon, l’ombre d’un inconnu qui semble prospérer dans les officines. Pieri, une présence écrasante, mais un personnage dont il ne sait toujours rien. Le Santa Lucia, une promesse d’orage. Un ou plusieurs tireurs d’élite dans la nature. Le couple intrigant que forment Emily et son cousin. Frickx, le grand absent. Et ce sentiment oppressant, sans doute lié à la configuration du quartier, que le pire est à venir, et que l’étau des murs lépreux des rues du Panier va finir par le broyer.»

Remarquablement documenté et efficace, entremêlant trafics et coups tordus de toutes natures et origines, "Or noir" éclaire un moment fondamental de basculement vers un nouveau monde, et le cynisme et les ambitions sans limites qui vont naître de la libéralisation du commerce du pétrole et de l’économie.

CosmoZ

Oz nourri pour incarner la moitié du XXème siècle en un chef d’œuvre foisonnant et infiniment rusé.

Publié en 2010 chez Actes Sud, « CosmoZ », le dixième roman de Claro apparaît sans doute (et c’est encore plus manifeste à la relecture, et avec deux autres romans publiés depuis, « Tous les diamants du ciel » et « Dans la queue le venin ») comme l’impressionnante clé de voûte d’une œuvre qui se déploie depuis quelques années dans plusieurs directions cardinales.

« CosmoZ » poursuit – treize ans après sa première phase – un projet dont l’on pourrait tenter de définir l’une des lignes maîtresses comme la synthèse multi-mythologique des époques, continues ou discontinues, qui ont constitué notre présent, synthèse qui suppose de ne pas se contenter d’aligner les témoignages mythiques, mais de les distiller dans quelque cornue littéraire pour en extraire le véritable suc, évident ou dissimulé. « Livre XIX » (1997) traçait le chemin d’un certain XIXème siècle (1795-1885, environ) à l’aune de vignettes subtilement agencées, dont le caractère hétéroclite apparent révélait pourtant, par le jeu de leurs juxtapositions et de leurs superpositions partielles, un fil secret dans le désordre des contingences.

« CosmoZ » démontre irrésistiblement – et pour l’immense plaisir, un tantinet pervers, de la lectrice ou du lecteur – qu’en ce qui concerne le « premier » XXème siècle (1890-1955, environ), ce fil conducteur peut être celui de la mythologie, apparemment à destination des enfants, créée ex nihilo ou presque, à l’orée de la période, par L. Frank Baum et son « Magicien d’Oz » (1900) – mythologie qui développera toute sa puissance, déjà respectable alors, avec le film MGM de 1939, « film le plus connu » par les Américains jusqu’en 1990.

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Tu t’appelles Dorothy, tu es une petite fille et tu vis au Kansas, au milieu des grandes plaines grises, avec ton oncle et ta tante, eux aussi gris, et seul ton petit chien Toto n’est pas gris, son poil est noir et soyeux, il te fait rire, d’un rire dont tu aurais du mal à déterminer la couleur, mais qui, correctement nuancé, devrait pouvoir t’aider à surmonter tout ce gris. Tu portes une robe chasuble sur une blouse à bavette en gaze crème avec des manches bouffantes taillées dans un ricrac bleu. Tu vis au Kansas avec ta tante et ton oncle.
Tante Em est une femme grise qui a engrangé les années dans les rides de son front et les volutes de son chignon, elle ferme les portes d’un coup de hanche, calme la pâte du battant de sa paume et lève les yeux au ciel dès qu’une pensée en amène une autre sans l’avoir consultée auparavant. Oncle Henry et elle forment un couple qui ne produit aucune force, à eux deux ils semblent au contraire absorber le peu d’énergie que leurs mouvements dégagent, et l’espace qu’ils entament se referme sur eux avec un naturel déconcertant. leurs vieillesses conjointes s’additionnent, et l’affection qui les lie dépasse de beaucoup le peu d’égards que chacun a pour soi-même. Tu espères ne jamais devenir comme eux, rester à jamais une unité réfractaire aux opérations, aussi séduisantes soient-elles.
Tu t’appelles Dorothy et le gris est une nuance dont tu ne veux pour rien au monde, ni dans tes cheveux ni dans tes projets.

Comme dans « Livre XIX », et comme plus tard dans « Tous les diamants du ciel » (qui peut largement se lire, à bien des égards, comme une « suite » de « CosmoZ », s’attachant à la période 1950-1990, environ), le décodage monolithique d’un tissu mythique unique, ou même sa réécriture, aussi subtile soit-elle, ne pourraient suffire à la tentative menée ici. Il s’agit bien d’insuffler dans le creuset du mythe d’origine les éléments nécessaires à l’accomplissement complet de sa mission, qu’il faudra aller glaner dans un en-dehors infiniment réel, qu’il soit littéraire et culturel, ou bien, très rapidement, historique, militaire, concentrationnaire et nucléaire.

Grâce au potentiel métaphorique de la tornade, qui secoue et disperse, les personnages essentiels du « Magicien d’Oz », Dorothy, Toto, les Munchkins, l’Épouvantail, le Bûcheron de fer blanc, le Lion, et bien d’autres, vont pouvoir acquérir, directement ou indirectement, projections fantastiques ou émanations à nouveau métaphoriques, leurs doubles physiques, émissaires lâchés dans le réel pour y collecter, à leur corps défendant et à leur âme saignante (sans parler de leurs gencives), les compléments indispensables à la pleine réalisation de ce que L. Frank Baum ne pouvait savoir qu’il devait exprimer.

Après avoir reçu l’assentiment du coude paternel entre les côtes, l’enfant dégage, docile, sa main de l’étau maternel et s’avance vers le Dr Bergfield, lequel, auréolé d’un parfum d’éther et de nicotine (et d’autre chose, aussi), a encore les pensées tout occupées par les seins de son assistante, Miss Glinda – celle-ci se tient en retrait derrière lui, vibratile, tel un orgasme indécis.
Le petit Baum grimace et déglutit, embarrassé par la tumeur nichée dans les alvéoles à vif de sa langue, raison de sa présence en ces lieux. Cela fait onze jours et onze nuits qu’il la sent croître et durcir – s’il boit de l’orgeat il souffre, mastiquer l’élance, quant à parler autant sucer des orties. (La tumeur – le sait-il seulement ? – est ancienne, elle anticipe sa naissance et a dû hanter le suc maternel ou la semence paternelle avant d’investir l’utérus puis de remonter par le gras conduit de l’ombilic jusqu’au fœtus ignare, scrutant et testant la moindre différenciation cellulaire, et ce afin d’élire son domicile nécrosant dans l’appendice lingual, la muqueuse hôte, sa cible.) Il est temps de crever l’abcès, a décrété le père, aussitôt gratifié d’un regard creux de son épouse.

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La figure centrale restera bien ainsi celle de Dorothy, fillette trop vite grandie, héroïne malgré elle et comme par inadvertance, gentille, courageuse et résolue parfois, mais ne saisissant guère les tenants et les aboutissants de ce qui se passe autour d’elle, ni dans l’œuvre de L. Frank Baum, ni dans les péripéties que lui impose Claro, pour la compléter, démiurge spinoziste, dans son être véritable, que ce soit en infirmière de la première guerre mondiale, assistant au rafistolage d’Oscar Crow l’épouvantail et de Nick Chopper le bûcheron, en ouvrière d’une fabrique de montres découvrant les joies alors inconnues du radium donnant leur luminescence aux aiguilles, ou en doublure absence de lumière de Judy Garland sous la houlette du machiavélique entrepreneur Léo Singer.

C’est un très long voyage, une migration vers d’autres états de conscience, d’autres conditions de déperdition. D’autres pulsions, aussi. Dorothy reste Dorothy mais elle devient également toutes sortes de femmes possibles, la voilà infirmière au chevet d’invalides de guerre, le visage penché sur des corps décousus, diminués, furieux d’être encore ; puis Dorothy s’envole, elle laisse passer sous elle l’océan susceptible ; elle est désormais ouvrière dans un atelier d’horlogerie, occupée à sucer la pointe de pinceaux nimbés de radium, mais les aiguilles tournent, déjà un orage remodèle le paysage des rues et des champs, elle perd des amis, gagne des soucis, travaille dans la quincaillerie familiale et vend des aspirateurs, du grillage pour poulailler, du barbelé au mètre, elle prolonge son avenir au-delà du raisonnable, fait exploser le monde et puis meurt, renaît et oublie, accomplit des milliers de gestes en un seul mouvement et échafaude cent stratégies d’une seule décision.
Toto l’accompagne partout, il mord son ombre chaque fois qu’elle court un danger pour réveiller en elle cette vigilance qui est comme l’armature de son être. S’est-elle jamais demandé pourquoi les chiens tournaient toujours au moins une fois sur eux-mêmes avant de s’allonger ? Pense-t-elle qu’ils s’assurent ainsi qu’aucun prédateur ne menace leur territoire ? Faux. Les chiens tournent sur eux-mêmes dans le sens contraire de la rotation terrestre, afin de contrebalancer cette entropie qui nous entraîne vers le chaos. Ils reculent d’un tour, par une sorte de prudence horlogère, et de la sorte sont en avance, et non en retard, sur la catastrophe à laquelle nous vouons tous nos espoirs.

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Ce qui permet à ce projet romanesque d’une folle ambition de tenir, de se développer, et de contraindre le réel de ces cinquante années à entrer dans « Oz », au-delà de l’imagination de Claro, qui force le respect et la joie au long de ces 480 pages, au-delà de sa capacité, exceptionnelle, à traquer les ingrédients à inclure (parmi lesquels il faut citer, un peu en désordre, mais tous d’une nécessité sans faille, les tranchées de la première guerre mondiale, les folies eugénistes américaines et allemandes de l’entre-deux-guerres, les freak shows de l’industrie du divertissement de masse, les camps de concentration nazis, ou encore la révélation partielle du pouvoir de l’atome) pour donner à « Oz » sa réalité idéologique et pratique, c’est bien son écriture : aussi à l’aise dans les récits oniriques inspirés par le pavot de L. Frank Baum que dans des traversées atlantiques, verniennes en diable,  en aérostat, dans la recension parodique du « Freaks » de Tod Browning que dans la compilation savante des travaux maladifs d’hygiène sociale et raciale de Charles Davenport, dans la transcription d’un interrogatoire par le F.B.I. que dans la description d’un avant-poste et d’une tranchée, dans le journal intime d’un interné psychiatrique que dans les souvenirs bizarrement presque amusés de survivants de l’Holocauste, Claro extrait de chaque phrase, jouant des ressources de la langue – et notamment des doubles (ou triples) sens – en maître, un mélange détonant d’humour et de tragédie, de noirceur et de légèreté, pour offrir à la lectrice et au lecteur un déconcertant et précieux cocktail vital de ces heures sombres de l’inhumanité affleurant alors sous chaque paillette hollywoodienne et sous chaque ukase pseudo-scientifique.

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Baum-ratata-baum ! La tranchée absorbait tout – la pluie, les cris des blessés, le sifflement des obus, le claquement des tirs et jusqu’à l’espoir de revoir le jour. Les flancs de boue, insuffisamment étayés par des planches de bois et même quelques cadavres roides, ruisselaient d’une terre rougie qui charriait de tout, des doigts, des briquets, des boutons, lesquels disparaissaient aussitôt dans les trente centimètres d’eau que la terre suçait régulièrement en crachotant. La dernière offensive allemande avait été repoussée cinq heures plus tôt et les hommes du sergent Drane s’efforçaient de ne pas trop compter les absents, comme s’ils risquaient de s’apercevoir, contre toute raison, qu’ils en faisaient eux-mêmes partie. L’horizon avait été remplacé depuis des semaines par l’ingrate portée des barbelés et, quand le ciel tentait quelques simagrées pyrotechniques, il était vite ridiculisé par les tirs de mortier et les giclées livides des projecteurs de casemate.

Avec « CosmoZ », Claro prouve aisément au lecteur que la littérature française contemporaine compte bien en son sein au moins un auteur jouant nettement dans la cour des plus grands Américains contemporains, qu’ils soient le Pynchon de « L’arc-en-ciel de la gravité », le Gass du « Tunnel » ou du « Musée de l’inhumanité », ou encore le Vollmann de « Central Europe », pour ne citer que quelques géants. Il reste à souhaiter que toujours davantage de lectrices et de lecteurs s’en emparent avec délices, et que les travaux universitaires pointus que mérite indéniablement cette œuvre se déroulent sans tarder.

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