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Debout-Payé

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Debout-payé
de GAUZ
ed. LE NOUVEL ATTILA

Un savoureux et brillant récit : l’autre côté du miroir impassible du vigile africain à Paris.

À paraître fin août 2014 au Nouvel Attila, cet étonnant et bref roman de l’Ivoirien Gauz, jadis biochimiste et sans-papiers, aujourd’hui entre autres réalisateur de films documentaires (son court-métrage « Quand Sankara… » de 2006, par exemple) et rédacteur en chef d’un magazine, nous offre une denrée rare : un passage caustique, drôle, tendre et éminemment politique (mais oui !), de l’autre côté du miroir impassible que nous tendent, l’air de rien, les vigiles à l’entrée des magasins ou des bureaux parisiens.

Fourmillant d’observations tous azimuts venues de derrière les lunettes noires et les oreillettes de la sécurité, le récit d’Ossiri, étudiant ivoirien devenu sans-papiers puis vigile à Paris, est aussi – et peut-être même avant tout, au-delà des savoureuses plongées dans le quotidien de frénésie consommatrice de Camaïeu ou de Sephora – un roman sérieux et drôle de la « communauté » africaine à Paris (les guillemets sont du narrateur), de ses solidarités, de ses méfiances, de ses heurs et de ses malheurs, où, plus encore que le Sami Tchak de « Place des Fêtes », le narrateur nous conduit par la main, dissimulant souvent un sourire plus triste qu’il ne l’avoue, entre promesses non tenues de l’Union post-indépendances, clivages politiques ayant résisté à la fin proclamée de l’histoire, jalousies occasionnelles entre peuples frères, quête d’un panafricanisme toujours plus repoussé ou impossible (toutes celles et tous ceux ayant eu l’occasion de fréquenter, par exemple, un maquis clandestin et multinational de Château Rouge, la nuit, savent bien que le nationalisme effréné peut surgir aux moments les plus inattendus – avec une dédicace personnelle et spéciale ici aux amis Moshe et Jean-Marc), et chocs incongrus de la mondialisation consuméro-sécuritaire (l’analyse de l’impact du 11 septembre 2001 sur les « petits métiers de la sécurité », jusqu’alors très largement sous-traités, en bout de chaîne alimentaire, aux « robustes, impressionnants et disciplinés » Africains – comme diraient les patrons -, vaut à elle seule le déplacement).

« Nouvelles recrues. La longue file d’hommes noirs qui montent dans ces escaliers étroits ressemble à une cordée inédite à l’assaut du K2, le redoutable sommet de la chaîne himalayenne. L’ascension est rythmée par le seul bruit des pas sur les marches. Les escaliers sont raides, les genoux montent haut. Neuf marches, un palier, plus neuf marches supplémentaires, font un étage. Les pas sont feutrés par un épais tapis rouge déplié exactement au milieu d’une cage trop étroite pour laisser passer deux hommes côte à côte. La cordée s’étire avec les étages et la fatigue. On entend souffler de temps en temps. Au sixième étage, le premier de cordée appuie sur le gros bouton d’un interphone cyclope surmonté de l’objectif noir d’une caméra de surveillance. Le grand bureau où tout le monde se retrouve en sueur, est un open space. Aucune cloison n’arrête le regard jusqu’à une cage de verre sur laquelle deux lettres marquent le territoire du mâle dominant des lieux : DG. Une baie vitrée offre gracieusement la vue sur les toits de Paris. Distribution de formulaires. À tour de bras. Ici, on recrute. On recrute des vigiles. Protect-75 vient d’obtenir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes commerciales de la région parisienne. Son besoin en main-d’œuvre est immense et urgent. Le bruit s’est très vite répandu dans la « communauté » africaine. Congolais, ivoiriens, maliens, guinéens, béninois, sénégalais, etc., l’œil exercé identifie facilement les nationalités par le seul style vestimentaire. La combinaison polo-Jean’s Levi’s 501 des Ivoiriens ; le blouson cuir noir trop grand des Maliens ; la chemise rayée fourrée près du ventre des Béninois et des Togolais ; les superbes mocassins toujours bien cirés des Camerounais ; les couleurs improbables des Congolais de Brazza et le style outrancier des Congolais de Stanley… Dans le doute, c’est l’oreille qui prend le relais car dans la bouche d’un Africain, les accents sont des marqueurs d’origine aussi fiable qu’un chromosome 21 en trop pour identifier le mongolisme ou une tumeur maligne pour diagnostiquer un cancer. Les Congolais modulent, les Camerounais chantonnent, les Sénégalais psalmodient, les Ivoiriens saccadent, les Béninois et les Togolais oscillent, les Maliens petit-négrisent… »

« D’UN CENTRE COMMERCIAL À L’AUTRE. Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. »

Ne nous y trompons pas : sous sa brièveté et sa légèreté apparentes, aux réjouissantes saveurs, Gauz nous a offert un grand roman, à ranger avec les meilleurs de ceux qui se penchent sur le lien contemporain, depuis trente ans, entre l’Occident / la France et l’Afrique, au cœur de la fuite en avant de la consommation mondialisée.