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Éloge des voyages insensés - ou L'île

Eloge des voyages insensés, ou L'île

Eloge des voyages insensés, ou L'île
de Vassili GOLOVANOV
ed. VERDIER

Une extraordinaire quintessence du récit de voyage, du récit polaire et de la quête de sens à la vie.

Publié en 2002, traduit en français en 2008 dans la collection "Slovo" de Verdier par Hélène Châtelain, le premier texte long du journaliste russe Vassili Golovanov compte parmi ces œuvres surgies en apparence de nulle part pour faire date dans la littérature.

Île désolée de 5 000 km2 dans la mer de Barents, côté russe, à peu près à mi-chemin d’Arkhangelsk et de la zone militaire de Nouvelle-Zemble, Kolgouev, rattachée au district autonome de Nénetsie, se met un beau jour, fruit de circonstances et de hasards, à obséder un écrivain-journaliste russe, en quête de plus en plus désespérée de sens et d’imaginaire personnel au sein d’un monde soviétique finissant et d’un monde néo-russe qui lui succède cahin-caha sans grand enthousiasme.

Peu d’auteurs se sont penchés avec autant de détermination obsessionnelle, dans tous les creux de leur récit, sur ce qui fait naître l’envie, le besoin, la rage de voyager, et tout particulièrement de voyager aux confins, polaires ou autres. Peu d’auteurs ont poussé aussi loin l’introspection cruelle lorsque le fantasme voyageur, après avoir surmonté toutes les raisons rationnelles de tergiverser, se confronte à la réalité.

"Je saute du radeau et, prudemment, pieds nus sur le sol glacé, je m’approche de la fenêtre. À travers l’opacité sourde de la pluie : les baraques grises de Narian-Mar.
Une ville étrangère où, je ne sais pourquoi, le courant m’a poussé… Poussé ? Non. J’y suis arrivé de mon plein gré… En quête. En quête de quoi ? De sens. Du sens de la vie humaine. Cela sonne stupidement exalté, soit, mais comment faire si, en vérité, nous sommes placés face au non-sens de l’existence ?
Parce que la guerre, c’est sérieux, c’est du non-sens sérieux. Des milliers de gens tués. Exterminés les uns par les autres. Privés de sens. A Soumgaït. Au Karabagh. À Bakou… La liste va gonfler, comme une tumeur cancéreuse. La famille, la maison, l’individu, son monde, ses efforts, sa joie sont privés de sens, la mort moissonne. Il faut regarder la vérité dans les yeux : les yeux des miséreux, les yeux des réfugiés, emplis de désespoir, les yeux éteints des assassinés. "La vie humaine ne vaut pas un sou". Au juste prix. Pouvoir. Argent. Matières premières. Armes.
Au juste prix, étrangement, de tout ce qui défigure, mutile la vie, la piétine, la détruit, la retient, l’empêche de s’élever, ne laissant pas aux pierres le temps de s’ajuster, aux pousses de se raffermir. La haine a ses lois. Nous vivons à nouveau aux limites des temps…"

Kolguyev

Après plusieurs départs avortés, au cours desquels il s’approche toutefois, à certains moments, à quelques centaines de kilomètres de son but (c’est-à-dire tout près, dans ces régions de vastes distances), le narrateur finit par rejoindre Kolgouev, à partir de Narian-Mar, la principale "ville" du district autonome de Nénetsie, pour découvrir, abruptement puis plus subtilement, ce qu’un siècle de civilisation et de bureaucratie ont créé en lieu et place de l’île de chasseurs et d’éleveurs de rennes décrite par les explorateurs anglais au XIXème siècle, ce que le collectivisme a curieusement réussi, et surtout, ce qu’il a complètement raté, ici aussi.

"Dans la chambre d’hôtel glaciale. Sous deux couvertures. En caleçon de laine. Nuit. Pluie derrière la fenêtre.
Pourquoi ? Pourquoi tout cela ? Envie soudaine de manger, de prendre une douche chaude.
Qu’est-ce que je cherche ? L’Île ? Elle a été découverte bien avant moi. L’Île, mon invention saugrenue ! Pas besoin de rêver longtemps pour se représenter ce qu’il y a là-bas. Étendue plate. Toundra. Ciel gris, bas, creusé en labour de nuages sombres. Soleil terne, blafard, toujours caché. Herbes chétives tremblant dans le vent et fleurs de camomille – apothéose de la floraison estivale… Odeur d’humidité, partout des marécages, et le bord de mer qui ne sent que l’argile car l’eau, on ne sait pourquoi, ne sent rien. Jaune, glaciale…
Pour le reste, tout doit être comme ici, à Narian-Mar, en pire. Le même froid, la même misère. Depuis deux jours, à l’hôtel, il n’y a pas de chauffage et pas d’eau. Je prends l’eau dehors, à un robinet, dans une gamelle. Le matin, il y en a assez pour se laver, rincer la cuvette, faire le thé. Le soir, pour se laver, mouiller la serviette, s’essuyer, vider la cuvette, faire le thé. Au premier étage de l’hôtel, une porte avec l’inscription : "Buffet". Pas une seule fois je ne l’ai vue ouverte. Et c’est le nouvel hôtel, le plus cher de la ville… Le meilleur…
Je râle, de nouveau : la nuit, de lâches pensées me traversent, serrées, en bancs de poissons. Parfois les poissons sont nombreux, parfois moins. Parfois je perds la tête, tellement tout se met à frémir, à scintiller de mille craintes – déferlement de harengs se jetant dans les filets…"

Колгуев 1

Au cours des rencontres avec les rares officiels du lieu, ou celles et ceux qui en tiennent lieu, avec les épaves alcooliques réduites depuis longtemps au chômage et à l’oscillation sans fin au bord de la misère noire et du suicide, avec les quelques rudes chasseurs-éleveurs qui résistent, encore et toujours, à l’adversité, et s’inventent au quotidien un avenir modeste mais efficace, nourri de fières traditions, de croyances et de légendes comme d’un implacable pragmatisme éclairé, le narrateur obtient, au prix d’acrobaties tour à tour savoureuses ou tragiques, l’essentiel de ce qu’il était venu chercher, même si, consciemment et inconsciemment, sa cible a changé au cours du processus.

"Tous les voyages contemporains, avec leur côté prémédité, rappellent la promenade en bateau des trois héros de Jérôme K. Jérôme et, en ce sens, sont foncièrement littéraires. Est-ce un mal que de s’y résigner ? Né et grandi dans l’espace du livre, le voyage y retourne : c’est un genre littéraire ou cinématographique particulier qui n’a plus d’autre justification aux yeux des hommes… Tous les voyageurs contemporains le comprennent : que ce soit l’équipe de Cousteau, qui fit de son navire sa maison et dont le nom, "Calypso", résonne comme un écho d’Homère, ou Reinhold Messner, qui conquit l’Everest en solitaire, ou encore Michel Siffre, hantant les profondeurs ténébreuses des cavernes… Tous doivent rendre compte de ce qu’ils ont vécu, sans quoi les gens se détourneront d’eux comme d’usurpateurs ayant dérobé à leur profit une part de la richesse commune. Ils doivent restituer aux autres le mystère dévoilé."

Miracle d’équilibre subtil, entre exploitation décidée de toutes les sources historiques disponibles, menée sans lourdeur, récit anthropologique d’une grande finesse, conduit au plus près de l’humain, réflexion sociale et culturelle intense sur ce qui crée ou annihile l’homme contemporain, quête spirituelle sans ornementations sacrées, mise en scène personnelle à valeur réellement universelle, "Éloge des voyages insensés" est sans doute, en cinq cents pages (dont quatre vingts de précieuses annexes) sans un gramme d’inutilité, l’un des plus grands récits de voyage, d’intellect et d’humanité en mouvement qu’il m’ait été donné de lire.

"Ce qui différencie la jeunesse de l’âge adulte, c’est que l’adulte tente de donner une cohérence à tous les événements de sa vie. Puis, un beau jour, il se rend compte que, tel le roi sur l’échiquier, l’imprévisible le cerne et que pour éviter le mat, il doit accomplir un acte très précis. Partir sur une île, par exemple, avec laquelle rien, mais absolument rien, ne le lie…"