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L'œil de Carafa

L'oeil de Carafa

L'oeil de Carafa
de Luther BLISSETT
ed. SEUIL

Une révolution dans le roman historique : 40 ans de luttes à l'apparition du protestantisme.

Publié en 1999 (et traduit en français en 2001 par Nathalie Bauer), L’œil de Carafa (Q en italien d’origine et en anglais) est le premier roman du collectif d’écrivains de Bologne, Wu Ming, paru en fait sous le nom de Luther Blissett, le vaste collectif européen d’action artistique et de canular politique, auto-dissous en 1998, dont ils furent des membres actifs dès l’origine.

Sept cent trente pages et deux voix pour, de fait, contribuer puissamment à révolutionner le roman historique, et fonder l’école informelle (et néanmoins controversée) du « Nouvel Épique Italien », avec la complicité bienveillante de Valerio Evangelisti, de Carlo Lucarelli, de Massimo Carlotto, voire de Giancarlo de Cataldo et de Roberto Saviano.

Le narrateur, anonyme – ou plutôt changeant allègrement de pseudonyme chaque fois que nécessaire -, arpente l’Europe de 1515 à 1555, spectateur et acteur des immenses soubresauts apportés par l’installation de la Réforme protestante, et par la lutte acharnée entre l’Empire de Charles Quint, le royaume français de François 1er, les princes allemands et la Turquie de Soliman le Magnifique, sous le regard acéré de la Curie romaine. Jeune passionné et radical, il prend rapidement acte, avec de nombreux camarades, de la tiédeur complaisante d’un Martin Luther qui, passée la ferveur de l’affichage de ses thèses sur la porte de l’église de Wittemberg, a bien tôt fait de se ranger, avec armes et bagages, au côté des princes allemands et de leur féodalité maintenue, alors même qu’un instant, un immense espoir s’était levé pour les pauvres et les réprouvés. Le narrateur sera donc, avec constance, de toutes les batailles radicales perdues du demi-siècle, de toutes les folies expérimentales, de toutes les quêtes généreuses de l’époque : combattant avec Thomas Müntzer, l’instigateur de la grande révolte paysanne (celle qu’analysera Friedrich Engels en 1850), à la bataille de Frankenhausen (1525), participant, rapidement dégoûté et incrédule dès les premières dérives, à l’éphémère royaume théocratique anabaptiste de Münster et aux folies de Jean Matthijs et Jean de Leyde (1535), combattant au sein de la violente colonne de Jan de Batenburg jusqu’à la capture et l’exécution de celui-ci en 1538, sympathisant du phalanstère (avant la lettre) d’Eloy Pruystinck et de ses amis, à Anvers, jusqu’en 1544, avant de faire fortune en participant à une arnaque sophistiquée aux dépens des banquiers Fugger, principaux financeurs des guerres et des oppressions à l’époque, et de s’établir à Venise pour un « final » hallucinant, allié à une riche famille de marchands et activistes Juifs portugais…

C’est qu’entre temps, avec toujours plus de force au fil des pages, la deuxième voix du roman a pris son essor : figurant uniquement sous forme de lettres et de rapports adressés à son commanditaire, l’espion et infiltrateur catholique « Q » (pour Qohélet, pseudonyme renvoyant au livre de l’Ecclésiaste) décrit patiemment au cardinal Carafa, animateur de la frange plus dure de l’église catholique (il sera l’instigateur de la création de l’Inquisition romaine en 1542 avant de devenir le pape Paul IV, l’un des plus féroces de l’histoire, en 1555), les signaux d’alerte sur les activistes protestants et anabaptistes les plus menaçants, œuvrant surtout, en véritable agent provocateur, à trahir et faire échouer de l’intérieur les mouvements les plus dangereux pour la papauté et pour les puissants de ce monde, jusqu’aux confrontations finales quand le narrateur aura enfin réalisé le rôle de cette ombre secrète qui traqua ses actions et celles de ses compagnons pendant plus de trente ans…

Roman d’une rare puissance et d’une extrême ambition, donc, recourant à la fois à une recherche minutieuse et à un jeu subtil d’anachronismes « étudiés » et de langages virtuoses, pour donner un sens inhabituel à une période historique d’une part, et pour indiquer par analogie de possibles mécanismes de lutte contemporaine, d’autre part.

Roman dont on ne peut qu’attendre avec impatience la réédition, et pourquoi pas dans une nouvelle traduction française qui, à l’instar de la magnifique traduction anglaise de Shaun Whiteside, serait davantage fidèle aux recherches langagières et à la langue bien particulière du collectif bolognais.

Il est écrit sur la première page : dans la fresque, je suis l’une des figures à l’arrière-plan.
Une écriture soignée, minuscule, sans la moindre bavure, formant des lieux, des dates, des réflexions. C’est le carnet des derniers jours convulsifs.
Les lettres sont vieillies et jaunies, poussières de décennies passées.
La pièce de monnaie du royaume des fous se balance sur ma poitrine, symbole de l’éternelle oscillation des fortunes humaines.
Le livre, le dernier exemplaire rescapé peut-être, n’a plus été ouvert.
Les noms sont des noms de morts. Les miens, et ceux des hommes qui ont parcouru ces sentiers tortueux.
Les années que nous avons vécues ont enseveli à jamais l’innocence du monde.
Je vous ai promis de ne pas oublier.
Je vous ai mis à l’abri dans ma mémoire.
Je veux tout maîtriser depuis le début, les détails, le hasard, le flux des événements. Avant que le recul ne brouille mon regard, émoussant le vacarme des voix, des armes, des bataillons, atténuant les rires et les cris. Et pourtant, seul le recul autorise à remonter à un début probable.