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Le son de ma voix

Le son de ma voix

Le son de ma voix
de Ron BUTLIN
ed. QUIDAM

Caméra subjective dans les yeux et le cerveau d'un alcoolique. Très drôle, très poignant. Magistral.

Publié en 1987 (en 2004 en français par l'infatigable découvreur Quidam Éditeur), ce roman permet à Irvine Welsh d'écrire, dans sa préface à l'édition de 2002 : "Si vous demandez à n'importe quel étudiant en littérature celtique de citer une oeuvre de fiction classique, écrite en Écosse au cours de ces vingt dernières années, la liste est plutôt prévisible. Et cela ne fait pas un pli : Penser à respirer de Janice Galloway, Docherty de William McIlvanney, Le poinçonneur Hines de James Kelman, Lanark de Alasdair Gray et Le seigneur des guêpes de Iain Banks figureraient tous en bonne place. Mais il y a un livre que peu de gens mentionneront, c'est un roman écrit par un poète écossais, Ron Butlin, et intitulé Le son de ma voix."

Irvine Welsh a raison. Et si l'expression "classique instantané" est certainement l'une des plus terriblement galvaudées dans les commentaires critiques aujourd'hui, elle conserve parfois, rarement, un sens, et c'est le cas ici.

Une voix tutoie Morris Magellan, paisible cadre d'une biscuiterie, tout au long de la journée. Celle de son double infernal, l'alcoolique profond qui est aux commandes de sa vie. Ainsi, au fil d'un quotidien miné, rapiécé, tentant vaguement de faire illusion au travail (à la maison, il y a longtemps que ce n'est plus possible, sauf peut-être, un peu, dans une tentative désespérée pour épargner les enfants), s'expriment, avec une certaine gentillesse et un indéniable auto-aveuglement, la subjectivité altérée du buveur, la manière toute personnelle dont il lit et interprète les réactions (ce qu'il en voit ou veut voir) de ses entourages, l'accumulation de rituels conjuratoires ne disant pas leur nom, entraînant la désolation fascinée du lecteur qui constate ou devine l'étendue de l'écart de perception, étalé ainsi sous ses yeux.

Roman magnifique, roman éclatant, roman troublant, roman qui allie à chaque page intense drôlerie et noirceur d'abîme. Du très grand art, en effet.

Katherine n'était pas encore arrivée avec le courrier Majestic et l'agenda, donc il y avait encore du temps pour jeter une rapide coup d'œil à ton bureau, à ton piège à boue du troisième étage. Du temps pour une vérification de dernière minute, voir que tout était en place : les dossiers dans leur ordre exact, les stylos prêts, les crayons taillés, le calendrier à la bonne date.
De l'autre côté du parking, sur le quai de chargement, les hommes travaillaient depuis huit heures du matin, transportant de grandes caisses sur des chariots pour remplir les camions. Ils avaient commencé alors que tu prenais encore ton petit déjeuner, et ils y seraient encore pour longtemps après que tu sois reparti chez toi. Tu gagnes cinq fois plus qu'eux, primes non comprises. Personne ne t'engueulerait ou ne diminuerait ta paie si tu arrivais une heure en retard ou choisissais de partir une heure plus tôt. Cela te met mal à l'aise de penser à eux - et pourtant ce matin, comme chaque matin, tu as consacré quelques instants debout devant cette fenêtre à te sentir mal à l'aise. Tu comprends bien sûr que, dans le même temps, quelqu'un quelque part a sans doute passé un coup de fil et gagné dix fois TON salaire - mais tu n'arrives jamais à savoir si cette réflexion fait que tu te sentes mieux ou plus mal.