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Lisbonne dernière marge

Lisbonne dernière marge

Lisbonne dernière marge
de Antoine VOLODINE
ed. MINUIT

«Lisbonne dernière marge», premier roman publié par Antoine Volodine aux éditions de Minuit (1990), après ses quatre premiers livres parus chez Denoël, est un récit extraordinaire et vertigineux, dont chaque lecture approfondit l’abime.

Se fondant dans la foule des touristes de Lisbonne, Ingrid Vogel, militante de la guérilla urbaine, est en fuite après le démantèlement de son groupe par le BKA, accompagnée de Kurt Wellenkind, qu’elle appelle son dogue, un policier allemand membre du "Sicherheitsgruppe" qui a organisé par amour sa disparition et son exil. Elle doit embarquer d’ici quelques jours, seule, sur un bateau en direction de l’Asie pour échapper à la police allemande, après la défaite et l’écrasement de son mouvement.

«Elle aimait Lisbonne, et pas seulement à cause de la lueur rouge qui s'y était allumée, lors de ce fameux été, pour d'ailleurs presque immédiatement se ternir et agoniser ; elle aimait Lisbonne, ses habitants des années trente l'avaient conquise, son atmosphère d'Atlantide passive, de ville méditerranéenne transplantée, condamnée, par un mauvais sort, à la non-exubérance et au remâchement anachronique des souvenirs

Regardant avec terreur ce qui l’attend, l’exil lointain et solitaire sous une fausse identité, la fuite vers une forme d’inexistence, et se retournant sur l’histoire du XXème siècle, elle imagine une nouvelle forme de résistance par l’écriture après le désastre de la défaite, un roman crypté pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu'à son auteur, assemblage vertigineux d’histoires qui sont emboîtées - table des matières et récits - à l’intérieur de ce roman où la mémoire d’Ingrid et la culture de la guérilla sont transposées en littérature, une littérature hantée par la passion jusqu’au-boutiste de la lutte, l’angoisse du combattant solitaire, et par l’horreur de la propagande et de la répression.

«Rue de l'Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent.

"Les quoi ?" demanda-t-il, s'étonna-t-il. "Qu'est-ce que tu as dit ?

- Les potences", confirma-t-elle, avec un mouvement provocant de l'épaule.

Et : J'ai toujours voulu faire démarrer ainsi mon roman, par une phrase qui les gifle. Et lui : Ton roman ? Tu as vraiment l'intention d'écrire ? Qui gifle qui ? Et elle : Qui les gifle, eux, les esclaves gras de l'Europe, et les esclaves boudinés, et les cravatés, et les patrons militarisés par l'Amérique, et les serfs du patronat, et tous ces pauvres types asservis par tous, et les sociaux-traîtres et leurs dogues, et toi aussi, mon dogue, toi aussi.»

Alors qu’elle est au bord de la folie, reflet de sa rage et de son angoisse devant la vie aux marges qui l’attend, son récit éclaté en de multiples narrateurs hétéronymes, collectif de voix qui sert à brouiller les pistes, fait surgir par fragments un monde fictif et noir, la Renaissance du IIème siècle, se situant après un désastre qui ressemble à la seconde guerre mondiale et pose cette question obsédante de la fabrique de l’histoire, tout en faisant exploser, comme autant de feux d’artifice, des visions et un imaginaire foisonnant.

«La solitude de la lune des pirates, lorsque la nuit marbrée de bleu s’engrave, étouffante et elle-même vidée de toute substance, exsangue, la solitude de la lune des pirates est infinie