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Moulins à paroles

Moulins à paroles

Moulins à paroles
de Alan BENNETT
ed. ACTES SUD

Une succession de portraits à l'humour grinçant, brossant très rapidement des existences comme on carotte des sols : un extrait suffit à tout saisir.

Les monologues se lisent comme des nouvelles à la première personne. Six femmes et un homme bavardent, se racontent, se mentent. Des personnages ordinaires très middle class anglaise, des petites vies étriquées très comme il faut, et des petites choses laides sous le verni : alcoolisme, maladie, vieillesse, ennui, inceste...

L'humour naît du décalage entre la vision qu'ont les personnages de leur propre vie et ce que le lecteur découvre peu à peu sous le bavardage polissé. Du véritable humour anglais, qui grince et qui fait mal.

Une frite dans le sucre ouvre le recueil, on hésite un moment pour savoir si Graham est un vieux garçon psychopathe ou vaguement attardé. En fait non, probablement ni l'un ni l'autre, quoi qu'en pense sa maman.

Un lit parmi les lentilles décrit par toutes petites touches l'alcoolisme de Suzanne, femme de pasteur anglican qui n'en peut plus de baigner dans la bigoterie paroissiale : "C'est déjà assez dur avec George alors qu'est-ce que ce serait si j'avais épousé Jésus." Et son amour adultère comme un vrai beau morceau dérobé à la vie.

Miss Rudock, la femme de lettres, passe son temps à observer/récriminer/dénoncer ses voisins, ses élus, des inconnus. Miss Rudock qui, contre toute attente, s'épanouit finalement en prison, où elle se découvre des talents, des amies, un chez-elle.

Leslie, dans La chance de sa vie, raconte son premier vrai grand rôle au cinéma. Pleine d'énergie, elle s'acharne à lancer sa carrière, à "incarner" totalement son rôle et à "creuser" son personnage. Sauf que...

Vous croiriez jamais que cette robe a pas été faite exprès pour moi. J'ai dit à Bob le costumier : "C'est mon sosie cette fille". "Non, ma chérie, il a dit. C'est toi sa doublure, à cette conne."

Continuer comme avant est peut-être la nouvelle la plus noire du recueil : Muriel vient de perdre son mari. Sous la dignité du deuil, et l'affairement de la maîtresse de maison pour qui toutes les petites choses doivent être parfaites, on voit apparaître le pillage de l'héritage par le fils et le probable inceste entre le défunt et la fille attardée. Attardée ou traumatisée ? 

N'allez pas imaginer que c'est une histoire tragique. Je ne suis pas une femme tragique. Ce n'est pas mon genre.

Dans Un bi-choco sous le sofa, Doris, 75 ans, gît dans son salon. Elle a voulu faire la poussière et elle est tombée. L'occasion de faire un peu le point, de repenser au bébé qu'elle n'a pas eu, à son mari défunt, à Zulema qui ne fait la poussière qu'à moitié...

Une femme sans importance, le monologue qui clôt le recueil, est à la fois le plus énergique et le plus mélancolique : Peggy, la cinquantaine impayable, fait rire tout le monde autour d'elle. De la cantine aux toilettes de la compta, de ses collègues aux médecins, aux infirmières, aux autres malades. Et puis la maladie finit par lui manger son énergie, son rire, sa bonne humeur.

Je suis pas du genre à courir chez le docteur toutes les cinq minutes. L'autre jour, le docteur Copeland me l'a dit d'ailleurs : "Mademoiselle Schofield, si tous mes patients venaient me voir aussi souvent que vous, je pourrais mettre la clef sous la porte." On a ri.

Bref, c'est piquant, doux, amer, et drôle, tellement drôle...