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Noir sur blanc

Noir Sur Blanc

Noir Sur Blanc
de Ketty STEWARD
ed. HENRY

Sujets délicats et intimes, beauté d'une écriture intelligente et sensible à la fois.

Ce récit de Ketty Steward, paraissant en ce mois d'octobre 2012, est un texte captivant et fort, qui peut se lire de plusieurs manières (en tout cas d'au moins trois).

Un jeu narratif d'abord, plutôt cruel mais totalement salutaire, d’échanges, de renvois et de retours entre le noir et le blanc, remarquablement mis en valeur et en lumière par les photographies de Bertrand Robion, en vingt instantanés, émotions parfois bouillonnantes « en dessous » d’une enfance et d’une jeunesse, martiniquaise puis wallonne et métropolitaine, instants qui fonctionnent aussi comme les étranges stations d’un chemin de souffrance, de lutte et d’apaisement. Couleurs de peau, racismes et complexes associés, religions, hypocrisies et obscurantismes, rituels sociaux vides de sens et rites personnels à inventer et élucider (et les rôles étrangement syncrétiques que peuvent y jour chats ou baraques à frites), silences mortifères et coupables absences, agressions sexuelles et complaisances familiales forcenées,… Tout cela raconté sans céder une seconde à la tentation de la pornographie charcutière (©Judith Vernant), tellement à la mode en cette rentrée littéraire, mais drapé dans une parole dense qui ne cache rien, maintenant avec force une pudeur nécessaire sur la douleur et ses conséquences.

Une sourde réflexion ensuite, calme mais intense, sur le mal et la souffrance qui remplissent une identité, et sur la manière de s’en délivrer, sur la quête longue et ardue que cela représente, sur le rôle de la colère, de l’aide rencontrée, du récit, de l’apprentissage et de l’écriture. Sur le cheminement personnel, la confiance, soi et les autres. Un fil intellectuel parfois fragile, mais dont la solidité s’affirme page après page.

Une grille de lecture, enfin, qui propose, offre et souligne au lecteur qui le désire de saisir ou d’approcher les racines de certaines des fulgurances qui peuplent les textes de Connexions interrompues, le recueil de nouvelles paru en 2011, dont un critique attentif et inspiré disait qu’il s’agissait plutôt de « Douleurs uniformisées ». La résonance entre les deux textes est permanente et féconde, elle donne nettement envie d’en savoir davantage, et de découvrir de nouveaux récits que le formidable moteur littéraire de Ketty Steward, ici largement mis à nu, devrait nous proposer.

Sans s'en rendre compte, cette épicière avait été mon premier "caillou blanc". Une piste pour m'indiquer que les adultes ne sont pas tous les mêmes, que la liberté est au dehors et qu'il faut essayer d'aller à l'aboutissement de ses rêves. Je me sentis la force de daire à pied la distance qui me séparait du carrefour de Simon, ma deuxième étape ; là où je pourrais attendre le taxi collectif. Un pas après l'autre, il suffisait de marcher, de réaliser que j'étais seule au monde, seule avec ma volonté d'avancer, pied gauche, pied droit, pied gauche et ainsi de suite. (...)

Les mots, pour les avoir, nous devions les voler, constamment. Ma mère parlait de son ancien mari - mon père à vie - à sa mère et à sa sœur. Elle en faisait un monstre égoïste et absent. Tout me semblait faux, mais c'étaient déjà des mots. Une manne si rare que je les gardai. Les quelques fois où j'avais le courage de craqueler le vernis pour poser des questions, on me renvoyait illico à mes jeux et à mon manque de réponses. Où était mon père ? Nous avait-il abandonnés ? Reviendrait-il ? Ne nous aimait-il plus ? Et ma mère aimait-elle encore celui qui avait été l'homme de sa vie et le père de ses enfants ? Les mots se terraient sans cesse et j'eus envie de les débusquer.