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Notes de lecture

Gokan

Dans un Japon de cinéma, mené à cent à l’heure, le plus hilarant « Mexican standoff » de la littérature.

Publié en 2012 dans la collection NéO des éditions du Cherche-Midi, « Gokan » est le premier roman de Diniz Galhos, jusqu’à présent surtout connu pour sa traduction de l’anglais du « Livre sans nom » et de ses suites, ou pour les somptueuses traductions du brésilien de « Belém » et de « Moscow » d’Edyr Augusto.

Un boss yakuza qui doit – comme toujours – veiller à se faire respecter, son principal homme de main, blanchi sous le harnais mais néanmoins surnommé « le Noir », quelques jeunes apprentis dont l’un gobe les histoires de fantômes japonais qu’on lui raconte ou l’autre tient absolument à faire yubitsume (l’emblématique tranchage de phalange du gangster japonais) à la première occasion, la fille garagiste à la Tank Girl d’un ex-Béret vert lui ayant appris les 31 manières de tuer un homme à mains nues (ou presque), un professeur de littérature française, spécialiste de Zola, en visite universitaire, mais prêt – si l’occasion de faire le larron se présentait – à dérober la bouteille de saké marquée au nom de Quentin Tarantino dans un bar japonais, et enfin un « énorme » tueur à gages, caricature hautement efficace d’Américain raciste et imbu de sa supériorité « culturelle » : Diniz Galhos a su créer une extraordinaire galerie de personnages à caractère BD ou cinéma, dans une veine magnifiquement archétypale à la Sergio Leone (l’une des références centrales de ces 200 pages) ou, bien sûr, à la Quentin Tarantino (également omniprésent par références interposées), chacun y disposant de sa précieuse scène de présentation, stylisée et hilarante.

Il s’agissait ensuite d’organiser une narration haletante et suffisamment déjantée pour, tout en multipliant les clins d’œil à saisir aux films, bandes dessinées ou romans de cette culture mélangée sous adrénaline qu’affectionne tant le réalisateur de « Kill Bill », organiser le télescopage final de tout ce petit monde, dans une scène de « Mexican standoff » de très haute tenue, où, comme dans ses meilleures tentatives sur grand écran, chacun menace chacun d’une arme prête à faire feu à la moindre châtaigne tombant d’un tabouret.

Un pari vraiment réussi, qui fera rire le lecteur du début à la fin, se délectant de ce vrai faux thriller mené à cent à l’heure dans le Tokyo de « Black Rain » ou de « Kill Bill », savourant chaque allusion reconnue (et ce n’est pas grave du tout de ne pas toutes les saisir, tant il y en a), en un bien bel hommage à la série B et au cinéma référentiel, sous les ombres de Takeshi Kitano, de Claude Maki, d’Henry Fonda, de Charles Bronson, d’Eli Wallach, de Samuel L. Jackson, d’Uma Thurman ou de Lori Petty.

« Le Boss se détourne, et Hiroshi s’assied aussitôt face à la Pieuvre. Il sait ce qu’on attend de lui. Il campe ses mains bien en haut de ses cuisses, comme il l’a déjà vu faire si souvent, relève ses épaules, et la tête légèrement penchée, à deux doigts du visage de cet homme qui pourrait être son père, se met à l’agonir de reproches. Il lui rappelle ses dettes, ses trahisons, ses lâchetés. Il insiste sur ses devoirs, ses promesses, ses succès, et à qui il les doit. Et il conclut sur son ingratitude, en l’insultant en bonne de due forme, dans une rafale de postillons que la Pieuvre ne cherche ni à éviter, ni à essuyer. Hiroshi se lève enfin, et lui crache carrément dessus.
Le Boss a tourné le dos à toute la scène. Il n’est pas censé tirer plaisir de ces séances dégradantes. Mais la vérité, c’est que la Pieuvre a une impressionnante collection de DVD. Coincé entre les dix opus de « Étudiantes japonaises en chaleur » et la double trilogie « Star Wars », tout Sergio Leone. Le Boss se retient de piocher dedans. Ce ne serait pas correct. »

Baudelaire

La vie de Baudelaire poétiquement et rageusement transmutée comme vous ne l’avez jamais lue.

Publié en 2007, traduit en français début 2014 par Christophe Lucquin pour sa propre maison d’édition, le septième texte de l’Uruguayen Felipe Polleri est le deuxième désormais disponible dans notre langue, après « L’ange gardien de Montevideo » paru en 2013 et avant « Allemagne, Allemagne ! » paru à l’automne 2014, tous deux chez le même éditeur.

J’avais apprécié dans ma précédente lecture de l’auteur, « L’ange gardien de Montevideo », cette brutalité joueuse mettant en scène l’enfance et la monstruosité, la cruauté et la signification de l’échappée possible – ou in fine impossible – du sort semblant promis. En revisitant d’une manière aussi inattendue, à la fois exercice de précision chirurgicale et déchaînement de tempêtes dadaïstes sur la toile d’une œuvre préexistante, la vie et l’écrit de Charles Baudelaire, par chaque interstice laissé ouvert dans la biographie et dans les textes du premier grand poète maudit français, Felipe Polleri semble offrir à un autre Uruguayen, son compatriote Lautréamont, l’occasion d’un exercice tonique et sulfureux de vengeance et d’adoration. Thèmes et motifs baudelairiens, qu’ils soient très explicites ou bien douloureusement implicites, prennent une nouvelle vie dans ce tourbillon halluciné d’écriture violente, torturée et pourtant si simplement belle.

J’ai rêvé que j’avais écrit un roman détestable et détesté : la loi m’avait condamné à mort. Je voyais déjà la guillotine, cette haute porte noire, au milieu de la place. J’avais peur, évidemment ; mais j’aimais chaque mot de ce roman monstrueux intitulé Baudelaire. Je le mettais dans une poche de ma veste, il pesait doucement sur mon épaule gauche. Dans ma poche droite, j’avais un couteau très léger dont la lame fine et flexible ressemblait à la tige d’une fleur. Je marchais de nuit, vampire de Baudelaire, me cachant dans les ombres pointues de cette ville qui me détestait.

Comme dans tout hommage, la lectrice ou le lecteur pourra s’amuser à repérer les clins d’œil, à élucider les allusions, dont certaines sont enfouies sous d’épaisses couches de leurres, mais pourra surtout se laisser porter par le flot d’une prose vive, acérée, et au moins aussi vénéneuse que celle de son objet et prétexte. Lorsque la quête prend une allure de plus en plus digressive, méfiance toutefois, c’est que l’abîme s’approche, où la chute sera douloureuse, lorsque l’auteur saute brutalement d’une facette de Baudelaire à une autre, se jouant du chaos et du déséquilibre ainsi engendrés.

Il m’a dit qu’il ne fermait jamais la porte à clef. Il avait perdu la clef. Il m’a proposé de revenir avec un serrurier. Il m’a dit, comme s’il ne m’avait pas écouté, qu’avant il avait utilisé toutes sortes de serrures de sécurité et que, bien souvent, il avait érigé des barricades dans divers « points stratégiques » de l’appartement. Mais, aujourd’hui, il ne s’en remettait plus qu’au hasard. Jusqu’à cet instant, a-t-il dit, il les avait évités grâce au hasard. N’avaient-ils pas ouvert toutes les portes de tous les appartements des centaines et des milliers de fois, à l’exception de la sienne ? Il n’avait pas que le hasard de son côté, a-t-il dit ; s’ils ne l’avaient pas trouvé, c’était parce qu’ils se déplaçaient beaucoup trop lentement. C’était la véritable raison. Des escargots, a-t-il dit. C’est vrai, ai-je dit. Je les ai vus traîner ces valises avec des milliers de clefs qui les épuisent immédiatement ; plus d’une fois, en entrant ou en sortant de l’appartement, car lui ne sort jamais, j’ai vu un des « persécuteurs » assis dans un escalier ou un couloir de l’immeuble, se reposant, s’essuyant le front avec une manche, essayant de reprendre son souffle, à l’ombre d’une de ces valises difformes. J’en étais presque arrivé à croire, a-t-il dit, que c’étaient des vendeurs ambulants ou des employés d’une entreprise de déménagement. Il a ri en remuant la tête. Pouvait-il confondre un valise avec un fauteuil ? Ces valises étaient énormes, gigantesques, monstrueuses. Je lui ai dit que moi aussi je les avais vues. Je lui ai demandé qu’il m’explique tout point par point ; je lui ai dit que, comme lui, je croyais que personne ne pouvait confondre une valise avec un fauteuil ou un vendeur ambulant (ou un employé d’une entreprise de déménagement) avec un des persécuteurs et ses valises.

Un texte fort étonnant, d’une vigueur et d’une rage ne cédant jamais leur élégance de dandy, comme il se doit en l’espèce traitée, pour un hommage ne devant rien à la facilité ébaubie ni à la servilité attendrie, mais tout en recherche de transmutations et de correspondances qui fassent sonner le plus authentiquement possible l’âme secrète de Baudelaire. Un tour de force dans lequel il faut accepter de se jeter et de s’abandonner pour y jouir de tous les effets possibles.

Je lui ai dit je t’aime en sanglotant d’une façon assez convaincante.
– Je suis en train de me transformer en autre chose, a-t-il jacassé. Ne le vois-tu pas ? NE LE VOIS-TU DONC PAS ?
Avec quelque difficulté, parce qu’il ne s’était pas encore habitué à ses mutations, il est monté sur la chaise et ensuite sur le bureau. J’avais déjà remarqué le cocon, fabriqué avec ses propres secrétions, suspendu à la poutre du plafond. Il s’est installé dans cette poche brune et ovoïde de laquelle pendaient quelques filaments noirs, et cetera.

L’excellent billet de Christian Roinat dans Espaces Latinos est ici. Et une très belle lecture des trois textes en français de Polleri est proposée sur le blog des Huit Plumes, ici.

My America

Derrière les paillettes de Beverly Hills, l’abjection – et comment y survivre.

Publié en janvier 2014 en français, dans une traduction de Fabienne Maître, aux éditions ère, ce récit autobiographique en vers libres de Phyllis Yordan, aujourd’hui comédienne, coach d’artistes, metteur en scène et professeur d’art dramatique, vivant en France, est un de ces textes marquants qui, en quatre-vingts pages, peut changer une partie significative de votre regard sur un certain monde, et sur ce que signifie survivre, en fonction d’un contexte.

Fille de Caprice, danseuse de revue, et de Philip, scénariste oscarisé, la petite Philice grandit dans le Beverly Hills ultra-chic des années 50 et 60, au milieu des somptueuses villas avec piscines olympiques et des voitures de luxe avec chauffeurs et domestiques, abandonnée à elle-même et à une étonnante grande-mère par un couple qui de fait l’ignore, avant de la livrer sans y prêter plus d’attention aux occasionnels appétits lubriques de membres de la famille, qui détient une longue tradition de viol et d’inceste. C’est sa rage de vivre, de survivre et de surmonter que chante, sur un air de punk rock inattendu, cette complainte d’une petite fille riche, écrasée, malmenée, mais jamais résignée, avant comme après la ruine financière de la famille et les flamboyants voyages européens, à être réduite à un objet de luxe, à un objet de sexe ou à une victime éplorée.

Bien vivre est la meilleure des vengeances

Mère ne peut s’empêcher de retourner vers tout ça
Vers le coin le plus pauvre de la ville
Vers les magasins de vin
Dans le centre ville de LA
Elle voulait devenir pianiste
Mais l’habitude dévore toute son énergie
Sa détermination
Sa concentration
Sa jeunesse
Les pianos deviennent plus grands et meilleurs
Uniquement des Steinway désormais dans ses splendides maisons
Mais ses doigts restent agrippés au verre de cristal
Le tintement des glaçons
L’énorme bague en diamant est lourde
Mais elle console
Comme la manucure parfaite
L’odeur de l’intérieur de cuir rouge de la Thunderbird
Et Shalimar sur sa cape de zibeline
Tout ce qu’elle doit faire c’est appuyer sur le champignon
Mais personne ne l’immortalise
Du moins le croit-elle
Il n’y a personne pour immortaliser sa création
Ce qu’elle a fait d’elle-même
Son oeuvre

Il y a une petite fille au bord du trottoir
Qui sourit à la belle dame derrière le pare-brise
C’est comme si elles se connectaient soudain
Et cette petite fille ne sera plus jamais la même
Alors Mère se concentre sur les boîtes en argent fin pleines de cigarettes
Le champagne les actions les obligations les Oscar le Pulitzer
Et les étoiles
Tout ceci est tellement clair
Elle appuie sur le champignon
Et part loin de son passé
Et de la petite fille laissée au bord du trottoir

Sa vie n’est rien
Qu’un cri de saxophone
Sur l’asphalte mouillé d’une rue déserte

Arpentant les dessous pas si chics de cet univers américano-hollywoodien obsédé par un certain type de réussite dans lequel Fabrice Colin situait, trente ans plus tard, son terrifiant thriller « Blue Jay Way », le fusil à l’épaule dans des tonalités qui peuvent évoquer la rage maîtrisée d’une Kathy Acker, la capacité à saisir l’essence glaciale des mythes à paillettes d’un Patrick Bouvet (« Pulsion lumière » tout particulièrement), voire la tendresse inimaginable in fine, pour ses proches, d’une Eleni Sikelianos (dont « Le livre de Jon » résonne intensément sur la fin de ce « My America ») Phyllis Yordan nous offre le texte rare, intense, saisissant d’une ode endiablée à la vie vécue et survécue plutôt que rêvassée et exposée à la galerie clinquante de l’or triomphant.

Le monologue silencieux du père

Les voix dans sa tête
Plus fortes que ce que tu crois
Son silence
Je regarde la rivière mais il pense à la mer
La tête enfouie dans la littérature
Son oeil nu lèche presque la page
Sa cécité
Sa douleur
Sa colère
Sa Mère qui ne l’aimait pas assez
Son judaïsme
La Russie
L’Amérique
Son QI
Son ambition
Sa chute
Ses leitmotiv
Les histoires sur lui
Son déni
Ses choix
Ses enfants
Ses femmes
Ses amours
Son bureau
Une patinoire de verre noir
Un mug planté d’une poignée de stylos Montblanc

Enon

La mort de sa fille comme descente aux enfers, entomologique et magnifique.

Publié en 2013, traduit en français en août 2014 par Pierre Demarty (dont j’apprécie aussi beaucoup le travail sur William T. Vollmann, et tout particulièrement la somptueuse « Tunique de glace ») au Lot 49 du Cherche-Midi, le deuxième roman de Paul Harding prouve magistralement que l’auteur, après son magnifique « Les foudroyés » de 2010, est sans doute l’un des rares contemporains capables de renouveler, avec autant de beauté efficace et de sens profond de la narration, l’intimité lyrique de la famille, dans les situations les plus intenses émotionnellement (mort du père, mort de l’enfant), drames que tant d’auteurs gâchent résolument à grands coups de mièvrerie larmoyante et de pathos éhonté.

« Kate est morte un samedi après-midi. Nous étions le 1er septembre ; trois jours plus tard, elle serait entrée au lycée. J’ai passé la journée à me promener dans le sanctuaire, sans itinéraire préconçu. Une vague de canicule s’était abattue sur Enon depuis une semaine, et la veille, j’avais veillé tard pour regarder un match de base-ball de la côte ouest ; j’avançais donc à pas lents et prenais soin de rester à l’ombre. Je songeais à Kate, aux innombrables expéditions qu’elle avait faites à la plage au cours de l’été pour parfaire son bronzage, soudain préoccupée par son apparence physique comme elle ne l’avait jamais été jusqu’alors. Les laiterons du sanctuaire avaient commencé à jaunir, et les solidages à prendre une teinte métallique. L’herbe verte, sur les bas-côtés, s’assécherait bientôt pour se transformer en paille. Des nuages pourpres et argentés, lourds de pluie, roulaient très bas dans le ciel, s’empilant pour former de vertigineux massifs. Une brise légère bousculait l’atmosphère, tourbillonnant au ras de la prairie, soulevant les libellules cachées dans les herbes hautes. Des bourdons s’activaient dans les fleurs sauvages à moitié fanées. J’espérais que la pluie vienne crever la bulle de chaleur. »

Vivant paisiblement de petits boulots dans la champêtre bourgade d’Enon, en Nouvelle-Angleterre, aux côtés de sa femme enseignante, Charlie Crosby, le petit-fils du formidable horloger des « Foudroyés », voit son univers s’effondrer en quelques instants ce matin de septembre où une voiture fauche le vélo et la vie de sa fille collégienne, prunelle de ses yeux.

Le choc insoutenable d’abord, la séparation d’avec sa femme quelque temps après, la dépression profonde ensuite, glissant rapidement et sûrement dans l’alcool, la dépendance aux tranquillisants, la drogue et la dissolution de l’être, seul dans sa maison transformée en sauvage bourbier autour de lui : Paul Harding nous entraîne à la suite de Charlie Crosby dans une spirale dramatique mais néanmoins magique de 280 pages, où l’horreur à vivre, rehaussée à chaque réminiscence du passé, à chaque cognement contre le réel, à chaque résolution toujours plus instable, détruit tous les repères temporels de la narration en même temps que les restes d’étais mentaux du narrateur. Usant d’une attention portée au moindre détail agressant la conscience du narrateur, parfois à la limite de l’insoutenable, d’un étrange humour noir tout en retenue, d’une incroyable empathie refusant pourtant toute commisération fallacieuse, l’auteur nous offre, peut-être plus encore que dans « Les foudroyés », une très rare pièce d’horlogerie psychologique, d’une bizarre et paradoxale beauté. Un grand livre.

« Depuis tout petit, j’adorais les livres et je lisais tout le temps. J’aimais les histoires policières, les histoires d’épouvante, les livres d’histoire, les livres d’art, de science, de musique, tout. Et plus l’ouvrage était volumineux, plus il me plaisait ; je recherchais délibérément les romans les plus épais, pour le plaisir de m’attarder le plus longtemps possible dans d’autres univers et dans la vie d’autres personnages. J’empruntais six livres par semaine – la limite autorisée – à la bibliothèque, et je dévorais les polars, les récits de guerre, les sagas du programme spatial Apollo et les romans russes auxquels je ne comprenais à peu près rien et tout m’exaltait, tout. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la façon qu’avaient ces histoires de s’entremêler dans mon esprit et d’y faire germer ainsi des idées, des images, des pensées que je n’aurais jamais crues possibles. »

« Le silence emplissait la maison vide comme une masse compacte et solide. Il pesait. Les animateurs radio me faisaient l’effet d’une nuisance sonore, insipide et dérisoire. La musique des radios classiques ressemblait à de la musique d’ambiance dans un cabinet de dentiste. Les chansons rock étaient pénibles de vulgarité et de fausseté. J’ai essayé de lire le journal, mais les mauvaises nouvelles me déprimaient encore plus, et les bonnes me semblaient inventées de toutes pièces. J’avais envie d’appeler chez les parents de Sue pour lui demander si elle était bien arrivée et si elle était contente d’être là-bas, mais je savais que c’était une mauvaise idée. Sue avait appelé, la veille. Je me rappelais l’avoir entendue laisser un message sur le répondeur, et j’avais cru comprendre au ton de sa voix qu’elle était arrivée sans encombres. J’avais déjà mauvaise conscience de ne pas avoir décroché, de ne pas l’avoir déjà rappelée, comme si j’avais gâché le dernier petit espoir qui me restait. Je n’avais pas le courage d’écouter le message, alors j’ai débranché le téléphone. J’ai regardé mon portable et j’ai vu qu’elle m’avait laissé un autre message. J’ai ouvert le boîtier et retiré la carte sim. »

Grotte

La plus célèbre grotte d’art pariétal du monde et son (très) étonnant gardien.

Publié en septembre 2014 chez Christophe Lucquin, le premier roman d’Amélie Lucas-Gary aurait peut-être pu se titrer « Gardien » plutôt que « Grotte », tant le site périgourdin évidemment inspiré de Lascaux, de ses 17 ou 18 000 ans d’histoire et de ses 1 900 représentations pariétales, découvert (ou plutôt « inventé », comme il doit être dit en toute rigueur, et comme c’est le cas dans le roman) en 1940, interdit à la visite depuis 1963, et de sa copie conforme, ouverte au public en 1983, Lascaux II, bien qu’irriguant de sa fraîcheur caverneuse, primordiale, mythique et secrète l’ensemble du roman, s’efface régulièrement, tout au long des 170 pages, au profit du maître des lieux, anodin de prime abord et au commencement, mais révélant sa formidable, déroutante et inquiétante stature à mesure que le temps s’écoule.

Une fille que j’aimais me conduisit ici ; elle voulait que je visite sa région natale, imaginant que nous y vivrions ensemble un jour. Finalement, à peine arrivée, elle tomba dans les bras d’un garçon du pays. Je pris alors une petite chambre dans le coin ; je pouvais m’installer là, puisque rien ne m’attendait ailleurs.
Le village que je choisis était remarquable et le moment propice : en haut d’une colline se nichait la grotte préhistorique ornée la plus célèbre au monde, dont le gardien mourut peu de temps après mon installation. Une foule de prétendants s’étaient immédiatement manifestés pour assurer sa succession ; quelle qu’eût été la décision, il n’y aurait eu qu’une minorité de satisfaits et des centaines de mécontents. Dans ce contexte, les autorités firent un choix audacieux, qui ne pouvait faire de jaloux tant il était incongru : ils me désignèrent, moi. Aucun villageois ne fut vraiment content, mais tous préférèrent cela, plutôt que de voir l’un d’eux triompher.
Mon destin prit alors un tour singulier. Sur cette colline, je connus une éternité tour à tour trépidante et assommante, jusqu’au jour où une force inconnue fournit encore une fois à mon destin l’impulsion implacable du renouveau.

Lascaux II

Création de Lascaux II, supervisée par l’artiste Monique Peytral.

Énumérant les anecdotes de nature d’abord imprécise, qui ne sont qu’initialement d’apparence décousue, se contredisant occasionnellement, revenant sur une donnée jadis établie pour la corriger, l’amender ou y ajouter subrepticement un complément « oublié », se découvrant au fil des pages d’un cynisme indéniable et d’une violence rentrée non négligeable, le gardien de la grotte, surtout lorsque de petits glissements de terrain fantastique commenceront à se manifester, et lorsque le temps, bizarrement, semblera s’allonger, devient lui-même mythe incarné : du protecteur efficace et dévoué de l’art des origines humaines, se dégage progressivement le Misanthrope Suprême, prompt à la colère sous ses anciens airs rampants, doucereux et prudents, incarnant toujours davantage une divinité rugueuse et vengeresse, tellurique en diable, soucieuse d’une nature immémoriale beaucoup plus que des fragiles et bien passagers occupants humains des lieux.

Je suis le gardien d’une grotte, je vis juste au-dessus. Dessous, c’est creux, étroit, frais, humide et silencieux. Je me répète souvent ces mots ; ils résonnent et réconfortent ma solitude.

Un surprenant et fort réjouissant conte grinçant, maniant allègrement des registres narratifs bien différents, déconcertant la lectrice ou le lecteur comme à plaisir, jamais gratuitement, pour un final en forme d’éternel retour sans compromis.

Debout-Payé

Un savoureux et brillant récit : l’autre côté du miroir impassible du vigile africain à Paris.

À paraître fin août 2014 au Nouvel Attila, cet étonnant et bref roman de l’Ivoirien Gauz, jadis biochimiste et sans-papiers, aujourd’hui entre autres réalisateur de films documentaires (son court-métrage « Quand Sankara… » de 2006, par exemple) et rédacteur en chef d’un magazine, nous offre une denrée rare : un passage caustique, drôle, tendre et éminemment politique (mais oui !), de l’autre côté du miroir impassible que nous tendent, l’air de rien, les vigiles à l’entrée des magasins ou des bureaux parisiens.

Fourmillant d’observations tous azimuts venues de derrière les lunettes noires et les oreillettes de la sécurité, le récit d’Ossiri, étudiant ivoirien devenu sans-papiers puis vigile à Paris, est aussi – et peut-être même avant tout, au-delà des savoureuses plongées dans le quotidien de frénésie consommatrice de Camaïeu ou de Sephora – un roman sérieux et drôle de la « communauté » africaine à Paris (les guillemets sont du narrateur), de ses solidarités, de ses méfiances, de ses heurs et de ses malheurs, où, plus encore que le Sami Tchak de « Place des Fêtes », le narrateur nous conduit par la main, dissimulant souvent un sourire plus triste qu’il ne l’avoue, entre promesses non tenues de l’Union post-indépendances, clivages politiques ayant résisté à la fin proclamée de l’histoire, jalousies occasionnelles entre peuples frères, quête d’un panafricanisme toujours plus repoussé ou impossible (toutes celles et tous ceux ayant eu l’occasion de fréquenter, par exemple, un maquis clandestin et multinational de Château Rouge, la nuit, savent bien que le nationalisme effréné peut surgir aux moments les plus inattendus – avec une dédicace personnelle et spéciale ici aux amis Moshe et Jean-Marc), et chocs incongrus de la mondialisation consuméro-sécuritaire (l’analyse de l’impact du 11 septembre 2001 sur les « petits métiers de la sécurité », jusqu’alors très largement sous-traités, en bout de chaîne alimentaire, aux « robustes, impressionnants et disciplinés » Africains – comme diraient les patrons -, vaut à elle seule le déplacement).

« Nouvelles recrues. La longue file d’hommes noirs qui montent dans ces escaliers étroits ressemble à une cordée inédite à l’assaut du K2, le redoutable sommet de la chaîne himalayenne. L’ascension est rythmée par le seul bruit des pas sur les marches. Les escaliers sont raides, les genoux montent haut. Neuf marches, un palier, plus neuf marches supplémentaires, font un étage. Les pas sont feutrés par un épais tapis rouge déplié exactement au milieu d’une cage trop étroite pour laisser passer deux hommes côte à côte. La cordée s’étire avec les étages et la fatigue. On entend souffler de temps en temps. Au sixième étage, le premier de cordée appuie sur le gros bouton d’un interphone cyclope surmonté de l’objectif noir d’une caméra de surveillance. Le grand bureau où tout le monde se retrouve en sueur, est un open space. Aucune cloison n’arrête le regard jusqu’à une cage de verre sur laquelle deux lettres marquent le territoire du mâle dominant des lieux : DG. Une baie vitrée offre gracieusement la vue sur les toits de Paris. Distribution de formulaires. À tour de bras. Ici, on recrute. On recrute des vigiles. Protect-75 vient d’obtenir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes commerciales de la région parisienne. Son besoin en main-d’œuvre est immense et urgent. Le bruit s’est très vite répandu dans la « communauté » africaine. Congolais, ivoiriens, maliens, guinéens, béninois, sénégalais, etc., l’œil exercé identifie facilement les nationalités par le seul style vestimentaire. La combinaison polo-Jean’s Levi’s 501 des Ivoiriens ; le blouson cuir noir trop grand des Maliens ; la chemise rayée fourrée près du ventre des Béninois et des Togolais ; les superbes mocassins toujours bien cirés des Camerounais ; les couleurs improbables des Congolais de Brazza et le style outrancier des Congolais de Stanley… Dans le doute, c’est l’oreille qui prend le relais car dans la bouche d’un Africain, les accents sont des marqueurs d’origine aussi fiable qu’un chromosome 21 en trop pour identifier le mongolisme ou une tumeur maligne pour diagnostiquer un cancer. Les Congolais modulent, les Camerounais chantonnent, les Sénégalais psalmodient, les Ivoiriens saccadent, les Béninois et les Togolais oscillent, les Maliens petit-négrisent… »

« D’UN CENTRE COMMERCIAL À L’AUTRE. Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. »

Ne nous y trompons pas : sous sa brièveté et sa légèreté apparentes, aux réjouissantes saveurs, Gauz nous a offert un grand roman, à ranger avec les meilleurs de ceux qui se penchent sur le lien contemporain, depuis trente ans, entre l’Occident / la France et l’Afrique, au cœur de la fuite en avant de la consommation mondialisée.

Viva

Le Mexique refuge de Léon Trotsky et de Malcolm Lowry comme épicentre d’une flamboyante histoire mondiale des vaincus.

Publié en 2014, à nouveau dans la collection Fiction & Cie du Seuil, le onzième ouvrage de Patrick Deville renoue avec (et même, dépasse) l’enchantement qui parcourait les excellents « Kampuchéa » (2011) et « Équatoria » (2008), et permet donc d’oublier aisément la déception relative de « Peste et choléra » (2012).

Après l’Afrique des Grands Lacs centrée sur le Congo ex-belge et l’Indochine centrée sur l’ex-Cambodge, c’est le Mexique qu’a choisi Patrick Deville pour orchestrer sa formidable danse géographique, historique et culturelle, dans laquelle des fantômes soigneusement choisis rôdent inlassablement, rejoignant et quittant tour à tour le pays au-dessous du volcan, havre révolutionnaire auréolé par les figures tutélaires de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, vigoureusement défendu par Lázaro Cárdenas lors de la montée des périls européens entre 1934 et 1940.

C’est autour des deux pôles magnétiques opposés de la retraite et de l’errance absolue que s’organise le récit en rebonds fervents : Léon Trotsky, réfugié pourchassé par les nazis et par les staliniens, avec pour fenêtre le monde, d’une part, et Malcolm Lowry, génie solitaire et reclus à la poursuite toute intérieure, désespérée, de son art et de son ambition littéraire qui semblent le fuir, toujours. Autour d’eux, venant tour à tour se cogner au réel, à son relief si particulier ici, on apercevra de ci de là, en volutes coïncidentes toujours beaucoup plus organisées qu’il n’y paraît (l’un des secrets de Patrick Deville réside certainement dans cette faculté peu commune de questionner le hasard), André Breton, Benjamin Péret, Victor Serge, John Reed, Graham Greene, Diego Rivera et Frida Kahlo, bien sûr, mais aussi Traven et Cravan, Nordahl Grieg, Blaise Cendrars, Antonin Artaud, et même Beatrix Potter.

« Tout commence et tout finit par le bruit que font ici les piqueurs de rouille. Capitaines et armateurs redoutent de laisser désoeuvrés les marins à quai. Alors le pic et le pot de minium et le pinceau. Le paysage portuaire est celui d’un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles. Odeurs de pétrole et de cambouis, de coaltar et de goudron. Un crachin chaud qui mouille tout ça et ce soir la silhouette furtive d’un homme qui n’est pas Bogart mais Sandino. A bientôt trente ans il en paraît vingt, frêle et de petite taille. Sandino porte une combinaison de mécanicien, clef à molette dans la poche, vérifie qu’il n’est pas suivi, s’éloigne des docks vers le quartier des cantinas où se tient une réunion clandestine. Après avoir quitté son Nicaragua et longtemps bourlingué, le mécanicien de marine Sandino pose son sac et découvre l’anarcho-syndicalisme. Il est ouvrier à la Huasteca Petroleum de Tampico. »

C’est peut-être l’intime résonance avec les « Archanges » de Paco Ignacio Taibo II (et peut-être plus encore, finalement, avec les sombres héros de « Ombre de l’ombre » et de « Nous revenons comme des ombres ») et avec le somptueux « La coulée de feu » de Valerio Evangelisti qui participe le plus, souterrainement, à faire ce de récit le plus achevé, le plus plein et le plus passionnant de ceux de Patrick Deville.

« Je marchais dans l’île [de Kazan] comme j’ai arpenté les plaines de Wagram et de Waterloo, et marché sur la rivière Bérézina gelée en Biélorussie, des lieux où il n’y a rien à voir ni à faire, sinon se concentrer sur l’Histoire et se dire qu’on est ici, visitai le monastère de la Dormition qui fut une prison, puis un hôpital psychiatrique, avant d’être renvoyé à sa vocation première. Dans un petit bistrot en planches au bord du fleuve scintillant, deux popes joyeux, vêtus de noir et portant barbes rousses, s’enfilaient des grillades et des verres de bière. J’écoutais d’une oreille distraite la traduction des propos aberrants d’un historien local ou malade mental, lequel affirmait que Trotsky se livrait ici à des messes noires, et rendait un culte à Judas, auquel il avait d’ailleurs fait élever une haute statue, heureusement détruite aussitôt son départ par la population de l’île. Et, voyant que je bronchais à ces propos, il n’en poursuivait pas moins ses âneries, où se mêlaient la haine immémoriale du Juif et le souvenir des affiches de la propagande stalinienne, sur lesquelles Trotsky apparaissait en diable enflammé à sabots fendus et queue fourchue, armé d’un trident, et menant le pauvre peuple russe vers les fourneaux de l’enfer. »

Quién es ?

Le monologue de Billy the Kid, la rébellion instinctive, ses conséquences. Magnifique.

Publiée en 2010 chez Joëlle Losfeld, la douzième œuvre de Sébastien Doubinsky N’EST PAS une n-ième biographie ou pseudo-biographie de Billy the Kid (même si le thème peut se targuer à bon droit d’illustres prédécesseurs, tels le Borges de "Histoire de l’infamie"), mais une utilisation sensible et intelligente de la figure singulière et mythique du jeune bandit du Far West pour explorer, dans une direction chère à l’auteur, les ressorts possibles et les aboutissants de la rébellion INSTINCTIVE.

Non pas celle, dotée d’une théorie politique, mise en scène par exemple par l’Ernst Jünger du "recours aux forêts" ("Traité du rebelle", 1951), avec un agenda (comme on dirait en anglais) bien différent, mais bien celle, correspondant à une grande partie des témoignages – hors celui, terriblement biaisé comme on le sait, de Pat Garrett – sur l’outlaw aux quatre pseudonymes, qui naît comme par accident d’un irrépressible besoin de justice, ici et maintenant, et balaie de ce fait toute convention sociale à l’instant t, pour devoir ensuite en vivre et assumer les conséquences.

À partir de cela, Sébastien Doubinsky nous crée ce magnifique monologue intérieur, usant d’une habile forme, alliage de mots d’autodidacte, apparemment rugueux, qui peinent à éclore, et de leitmotivs ou d’idées se précisant toujours davantage, alors que la fatale chambre de Fort Summer semble maintenant se rapprocher à grands pas, monologue convoquant crimes et délits passés, épisodes de bonheur simple, rencontres féminines plus ou moins éphémères, et surtout moments fondateurs d’une vie et d’un mythe, autour de ce que Billy appelle le COMMENCEMENT et le DÉBUT, et qu’il devra réaffirmer ensuite, sans arrêt, pour mener sa vie.

"J’avais déjà COMMENCÉ certaines choses à l’époque, mais on ne pouvait pas parler véritablement d’un DÉBUT – une motte de beurre m’avait valu une sacrée remontée de bretelles de la part du shérif Whitehill – il avait les joues violacées de colère et ses dents jaunes claquaient près de mon nez mais je n’étais pas terrifié – honteux, oui, de m’être fait prendre, c’était la première fois que je volais quelque chose – mais je le regardais s’énerver sur moi, sa main tordant mon oreille comme dans les dessins comiques des gazettes, je le regardais comme si j’étais en dehors de moi-même, mes yeux flottant loin de mon visage pour mieux m’imprégner de cette scène – Whitehill au visage violacé par la colère sous son grand chapeau blanc et son étoile cuivrée qui vibrait sur sa poitrine, accrochée au gilet de cuit en veau mexicain – c’était un homme d’une grande bonté et je ne laisserais jamais dire à quiconque que tous les shérifs sont des ordures – ce sont des hommes comme les autres qui ont juste accepté de se laisser transpercer par leur devoir et il y en a parmi eux qui le vivent comme une blessure permanente et ceux-là doivent être respectés et honorés comme des pères – bien entendu, les autres peuvent crever."

Week-end à Pripiat

Tourisme du désastre à Tchernobyl : un album photo envoûtant au service d'un projet fort.

Publié en juin 2012, ce beau livre associe 26 photographies saisissantes de Patrick Imbert et un bref texte de commentaire de Frédéric Jaccaud, pour créer une oeuvre forte d'anthropologie photographique, s'inscrivant dans le projet ambitieux de rendre compte d'un "tourisme du désastre".

Monuments militaires défraîchis, escaliers industriels aux flaques potentiellement révélatrices, balançoires ou autos tamponneuses rouillées (aux curieuses allures de scène fondatrice d'un "Terminator"), rassemblements ponctuels de touristes, de journalistes, d'enquêteurs ou de militants sur "les lieux", ... toutes ces images dévoilent une essence volatile mais désormais inoccultable de la ville de Pripiat, située aux toutes premières loges de la catastrophe de Tchernobyl.

Résonnant au gré des pages avec le "Retour de Tchernobyl - Journal d'un homme en colère" de Jean-Pierre Dupuy, ou bien avec le "Last & Lost - Atlas d'une Europe fantôme" du collectif photographique et littéraire conduit par Katharina Raabe et Monika Sznajderman, un parcours envoûtant pour un projet d'une grande force.

"Il n'y a aucune vérité à tirer des clichés du "Tourisme du désastre", aucun art - peut-être, à tout le moins, celui de la digression visuelle ou de l'anecdote - les photographies exposent, dans une économie de moyens rare, la grandeur et la décadence de petites gens précipités dans des hauts lieux qui les dépassent. L'organe photographique fixe et révèle le lieu, lui-même fixé et révélé par l'homme qui s'y tient debout. Dans ce complexe jeu de miroirs, le projet raconte l'histoire d'un oeil, un regard porté sur une part d'histoire, sur les séquelles volontaires et involontaires d'un monde tributaire de l'image."

 

Politique

La bienveillance et le sexe, inscriptions politiques de l’altruisme et de l’égoïsme ?

Publié en 2003, traduit en français en 2004 chez l’Olivier par Marc Cholodenko, le premier roman d’Adam Thirlwell connut instantanément un fulgurant succès, à la fois public et critique, matérialisé notamment par son inclusion immédiate dans la prestigieuse sélection Granta des meilleurs jeunes romanciers britanniques.

Rappelé récemment à ma mémoire par une discussion avec une amie excellente lectrice et par la parution en français de l’essai "Le livre multiple", ce roman se focalise en apparence sur le sexe, puisqu’il raconte, en changeant systématiquement et minutieusement les points de vue, les épisodes de la vie sexuelle, de l’installation en ménage à trois et de l’échec probable ultérieur d’un jeune Londonien, acteur débutant de théâtre, et de deux jeunes Londoniennes, respectivement étudiante en architecture et actrice de spots publicitaires "en attendant mieux", épisodes par ailleurs pour partie comme filtrés et décantés par le regard opportunément aveugle d’un père bienveillant.

Direct et cru, ne lésinant pas sur les descriptions parfois extrêmement précises, "Politique", comme son titre le suggère, est bien loin de se limiter à un exercice jubilatoire de nombrilisme bobo, fût-il anglais et particulièrement épicé.

Par le jeu inlassable d’un narrateur "à l’ancienne", omniscient et interventionniste, qui prend régulièrement à partie sa lectrice ou son lecteur pour feindre de le rassurer, de le guider ou de lui expliquer telle ou telle perspective, Adam Thirlwell, comme le fit peu auparavant dans un tout autre registre Nick Hornby ("La bonté, mode d’emploi" (2001) – l’un des moins bons romans de l’auteur sans doute, ce qui ne l’empêche pas du tout d’être savoureux), décortique mine de rien le rôle social et politique de la bienveillance (ou de la bonté), et engendre en riant de jouissifs paradoxes d’altercations entre altruisme et égoïsme, aux résultats souvent bien tristes, illustrant malicieusement et néanmoins très sérieusement l’immémorial "L’enfer est pavé de bonnes intentions".

"Les conceptions sont nombreuses touchant le fait de parler pendant le sexe. Il y a de nombreuses façons de parler pendant le sexe. Certains aiment crier des ordres. Par exemple, ils disent : "Suce ma queue". Les ordres peuvent devenir très paradoxaux. Par exemple parfois un garçon va dire : "Demande-moi si tu peux sucer ma queue" – ce qui est ordonner une demande. Ou une fille ou un garçon va dire : "Dis-moi de sucer ta queue" – ce qui est ordonner un ordre. Ce qui métamorphose presque l’ordre en demande. D’autres veulent que ce soit leur partenaire qui parle. Ils veulent entendre des obscénités gutturales et profuses. Ce qui est particulièrement excitant quand quelqu’un soupçonne son ou sa partenaire d’être coincé. D’un autre côté, il y a des gens pour qui la parole est simplement rassurante. En fait, parfois ils n’ont même pas besoin de la parole pour obtenir le réconfort dont ils ont besoin. Le bruit suffit amplement. Pour ces gens, le bruit est une version de la parole. L’autre extrême, je suppose, implique un certain degré de déplacement de la réalité ou de jeu de rôle. Beaucoup de gens aiment être quelqu’un d’autre pendant le sexe. Beaucoup de gens aiment imaginer que quelqu’un d’autre est quelqu’un d’autre pendant le sexe."

Même si le Michel Foucault de l’ "Histoire de la Sexualité" rôde souvent en arrière-plan (sans doute davantage que le Sade et le Stendhal que Thirlwell, joueur, se plait à citer avec force clins d’œil), c’est à Milan Kundera (que l’auteur admire profondément et qui, semble-t-il, le lui rend bien), tout particulièrement celui des "Risibles amours" (1970) et du "Livre du rire et de l’oubli" (1979), que le subtil moralisme socio-politique, ici à l’œuvre sous couvert de psychologie transfigurant certains effets de comptoir, pour notre plus grande joie, fait écho de la manière la plus manifeste, ayant également à cœur, trente ans plus tard, d’ancrer sa réflexion maligne et songeuse au creux éclatant de la futilité contemporaine.

Pour beaucoup de raisons, le slogan extrait de la recension par le Monde des Livres ("Un de ces livres que l’on a immédiatement envie d’offrir à ses proches") semble ici tout particulièrement justifié.