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Notes de lecture

Reine Pokou

Variations imaginées de l’histoire de la fondatrice mythique de la nation baoulé en Côte d’Ivoire.

Ce "concerto pour un sacrifice" (comme le nomme le sous-titre) publié en 2004 chez Actes Sud constitue un intéressant exercice mené par l’Ivoirienne Véronique Tadjo.

Revisitant l’un des mythes fondateurs de l’histoire nationale de la Côte d’Ivoire, celui de la reine Pokou, qui sacrifia son fils en le livrant aux dieux du fleuve, pour que son peuple puisse traverser et échappe à ses poursuivants, fondant ainsi la nation baoulé (de "Ba-ou-li" : l’enfant est mort), Véronique Tadjo explore à la fois le conte "officiel" (en 30 pages) et surtout de possibles alternatives (en 60 pages), spéculations bienvenues sur ce qu’aurait pu faire la reine mythique, en fonction de ses motivations réelles ou supposées, de sa bonté, de son courage, de sa soif de pouvoir, de son machiavélisme…

Variations réussies par une auteur qui se définit elle-même comme une poète avant tout, et dont l’écriture particulière rend bien compte.

"Un jour, Opokou Waré et son armée au grand complet partirent mater une rébellion dans une province reculée. Un chef vassal, refusant de continuer à payer le lourd tribut que le roi lui imposait, profita de son absence pour avancer sur la ville royale en semant terreur et dévastation sur son passage.
La nouvelle d’une menace imminente atteignit le palais.
Qui allait défendre Kumasi ?
Un Conseil d’urgence se réunit afin d’organiser la résistance. Sans se faire remarquer, Pokou s’assit dans un coin pour écouter les vieux dignitaires. Les interventions traduisaient l’affolement général. La reine mère, assurant le pouvoir en l’absence de son fils, suggéra que les quelques armes qui restaient encore dans les caches fussent distribuées aux esclaves, aux femmes et aux enfants qui se sentaient capables de combattre.
En entendant cela, Pokou se leva brusquement et demanda à soumettre une autre proposition. Un notable voulut l’en empêcher, mais la reine mère donna l’ordre de la laisser parler.
La princesse s’exprima ainsi :
"On ne peut pas demander à des innocents qui ne se sont jamais battus de prendre les armes. Ils ne pourront rien faire contre une armée de malfaiteurs.
– Viens-en au fait, que suggères-tu ? lui demanda un haut dignitaire avec irritation.
– Évacuez immédiatement la ville et allez vous cacher dans la forêt environnante après avoir mis le Trône d’or et les insignes de la royauté en sécurité. Mais laissez les coffres du trésor sur place, c’est ce qu’ils viennent chercher.
– Abandonner le trésor !? s’exclama un homme au crâne rasé. Ce serait la ruine du royaume !
– Préférez-vous sauver votre vie ou partir en grande pompe dans la mort ? répliqua Pokou avec une certaine effronterie avant de se rasseoir sans attendre de réponse."

"Le sculpteur pénétra dans la forêt à la recherche d’un arbre dont le bois pourrait traduire la noblesse et l’innocence de l’enfant. Pas un de ces bois durs qui se fendent quand on a fini de les sculpter. Difficiles à vivre. Ni un de ces bois capricieux avec un côté chaud portant chance et un côté froid portant malchance. Non, il voulait un bois tendre et d’une espèce rare.
On lui avait demandé de prendre le temps nécessaire afin de donner à l’enfant la possibilité de se manifester dans l’objet en gestation. La statuette qu’il présenta finalement était sobre et raffinée, taillée directement dans le cœur de l’arbre. Visage pur, corps plein et bien équilibré, peau d’un noir lisse, petites scarifications. Le sculpteur avait réalisé une œuvre exceptionnelle."

Plonger les mains dans l'acide

Une superbe introduction, en 24 nouvelles et 3 courts essais à la magie des mots / concepts de Claro.

Malgré l’intitulé gentiment trompeur ("Essais") figurant sur la couverture, ce recueil publié en 2011 chez Inculte comporte 24 nouvelles (même si certaines font plus que flirter avec la visée théorique…) et 3 essais de Claro, dont 19 textes parus auparavant dans diverses publications relativement confidentielles.

Le leitmotiv issu du superbe essai sur Beckett ("Beckett en corps") peut s’appliquer à une bonne part de ce recueil hilarant : "C’est vraiment un texte très drôle même si on ne comprend pas tout."

Pour ne citer que mes préférés, parmi les 21 textes courts, on pourra ainsi se plonger dans l’archéologie savante – et (presque) érotique – de la machine à écrire ("Underwood Requiem"), dans une ode noire à la création de mythes ("La vérité sur Homère et les crapauds accoucheurs"), un panorama alphabétique, en forme de litanie, sur la composition musicale – qui peut aussi se lire, avec un rien de mauvaise foi, comme une authentique célébration de Frank Zappa ("Écrire la musique"), une variation éléphantine qui crée comme une résonance avec le monumental "CosmoZ" ("Jumbo en cage"), un inventaire autrement plus tranchant et coupant qu’un "à la Prévert", à partir de ce que peuvent inspirer sans doute certaines agressives affiches aéroportuaires ("Ce qu’on met dans sa valise avant de partir en Utopie"), un hommage enjoué à Edgar Rice Burroughs (même si le Lord Greystoke mis ici en scène évoque davantage celui de P.J. Farmer) et à William S. Burroughs ("Tarzan dans la jungle molle"), une démonstration de la filiation qui fit engendrer le wallpaper informatique par la mire télévisuelle ("Tout dire sur la mire"), une formidable lecture socio-politique de la saga de Pollux et de ses amis – peut-être mon texte préféré dans ce recueil, à ranger parmi les très grandes nouvelles de la littérature ("Le Manège désenchanté : Ce qui ne tourne pas rond"), et enfin, une autre manière d’envisager des injonctions contradictoires à la Kipling ("Ce qui n’est pas possible").

Suivent trois "récits retors", nouvelles sensiblement plus longues, d’où "La souffrance des choses", petit miracle alliant en un mélange détonant E.T.A. Hoffmann, Raymond Devos et le Brocanteur Errant en neuf pages, et "American Cream", ironique lecture de la mondialisation culturelle en un joli renversement d’archétypes, se détachent avec bonheur. Et attention au ketchup qui pourrait dégouliner, il peut tacher…

Les "trois usines surchauffées" qui concluent le recueil, trois essais enlevés, drôles et incisifs à la fois, sur Flaubert, Beckett et Artaud, achèvent de convaincre que l’on tient là, sous son air faussement modeste, un très grand recueil pour amoureux des mots, de la pensée critique et de la littérature.

Après l'orage

Dans le nord de l’Argentine, au milieu de nulle part, la voiture du Révérend Pearson est tombée en panne. Conduit dans le garage isolé tenu par El Gringo Bauer et son fils Tapioca, ce prêcheur aux discours et aux yeux ensorcelants, qui parcourt les routes délaissées du fin fond de l’Argentine pour accomplir son ministère, attend avec sa fille Leni la réparation de la voiture. El Gringo Bauer était une force de la nature mais il décline et manque maintenant de souffle ; «Mes poumons sont pourris» avoue t-il au début du roman.

Peu de choses se passent, l’air est lourd et statique, comme si la chaleur étouffante du désert, que seules quelques bières rafraîchissent, ralentissait toute action. Tandis qu’elle El Gringo sonde les entrailles du moteur, les destins en creux des deux adolescents privés de mère se dévoilent, et le révérend profite de ce temps mort pour tenter de convertir Tapioca, en qui il place le souffle d’un nouvel espoir.

«Tapioca, en revanche, était aussi pur qu’un nouveau-né. Ses pores étaient béants, prêts à absorber Jésus avant d’en remplir ses poumons

La tension monte entre Pearson et Bauer, pour convertir le jeune homme ou au contraire le conserver dans une trajectoire et une éducation hors de toute croyance religieuse, tension qui atteint son paroxysme alors que l’orage va éclater au-dessus du désert. Talentueux, mais sans grande découverte, dans la lignée de romans nord-américains du XXème siècle, en particulier Erskine Caldwell, ce premier livre de l’argentine Selva Almada, a un titre original «El viento que arrasa» (le vent qui balaie) qui éclaire son intention de nous montrer ces trajectoires statiques soudain balayées par un souffle.

«L’œil du Révérend se mit à briller. Il se leva et avança jusqu'à Tapioca. Il se pencha légèrement, cherchant à voir son visage.

- Tu as été baptisé ?

Tapioca leva la tête et le Révérend se vit dans ses grands yeux sombres, aussi humides que ceux d’un chevreuil. Les pupilles du jeune homme se rétractèrent avec une pointe de curiosité.

- Tapioca ! cria Bauer. Viens voir ! J’ai besoin de toi.

Le jeune homme tendit le verre au Révérend et il partit en courant pour rejoindre son patron. Pearson leva le verre graisseux et esquissa un sourire. C’était sa mission sur terre : récurer les esprits sales, les rendre à leur pureté originelle et les remplir de la parole de Dieu

Corniche Kennedy

Tolérance zéro. Le maire de la ville de Marseille, le tout-puissant «Jockey», veut prouver son efficacité politique en débarrassant la corniche Kennedy des bandes d’adolescents des cités qui y ont établi leur base. Sur la plate-forme de pierre devenue leur quartier général, la bande d’Eddy, Mario et les autres, vit une aventure quotidienne, grimpant et plongeant du haut des promontoires de la corniche, chutes en forme de défis d’une jeunesse désœuvrée et sans illusions.

Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur Carrefour, le point magique d’où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l’ont trouvée, élue entre toutes et s’en sont rendus maîtres ; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent, haletants, crasseux et assoiffés, l’exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule ; mais aussi ça ne veut pas de nous tout ca déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu’ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s’arrogent l’espace."

Dans une ville de Marseille qui n’est jamais nommée, «un putain de cloaque et belle à frémir», Opéra Sylvestre, commissaire et directeur de la sécurité du littoral, les observe chaque jour. Là, derrière sa lunette, on dirait qu’il canalise sa vitalité dévorante, embarrassée de son corps trop lourd et diabétique, en fixant ces «petits cons de la corniche» qu’il finit par connaître par cœur, décryptant le théâtre quotidien qu’ils jouent sur cette langue de pierre.

Même si elle semble maintenir à distance les émotions profondes, en décrivant les êtres de l’extérieur, l’écriture de Maylis de Kerangal possède une densité très particulière, alliant précision chirurgicale et intensité poétique ; ainsi ce plongeon au cœur de la fureur de vivre de cette bande d’adolescents, et leur face à face avec un commissaire colosse aux pieds d’argile, personnage fascinant, tour à tour rusé, violent ou nostalgique, est une belle réussite.

Mexico Noir

L’introduction de Paco Ignacio Taibo II à cette anthologie est précieuse car elle fait entrer le lecteur de plein pied dans la noirceur de ce monstre urbain qu’est Mexico : désespoir engendré par la misère économique, criminalité, trafic de drogue et violences en tous genres, et une corruption de la police qui est sans égal, bienvenue dans les ténèbres de Mexico DF.

«J’ai souvent dit que les statistiques révélaient une ville surprenante, une capitale dans laquelle on compte plus de ciné-clubs qu’à Paris, plus d’avortements qu’à Londres et plus d’universités qu’à New-York. Une ville où la nuit est devenue dangereuse, sauvage. Le royaume de quelques rares élus. Où la violence qui règne vous accule, vous enferme dans l’autisme. Une sauvagerie qui vous retient chez vous, planté devant la télé, qui crée un cercle vicieux où règne la solitude et où on ne peut s’en remettre qu’à soi-même. Voilà la situation, pour la majorité des cas.» (Paco Ignacio Taibo II).

La première nouvelle du recueil, «J’suis personne» d’Eduardo Antonio Parra, justifierait à elle seule l’achat de l’anthologie, la marche dans les rues derrière son caddie et le monologue intérieur en boucle d’un clochard psychotique, qui a assisté à une scène, au mauvais endroit au mauvais moment, et qui pressent dans le brouillard de ses pensées abîmées par la rue et l’alcool, que les conséquences vont être terribles pour lui.

Un autre de mes coups de cœur est la nouvelle de F.G. Hagenbeck, «Le comique qui ne souriait jamais», dans la lignée de Marlowe, une histoire de privé embauché à la fin des années soixante par une star de cinéma pour faire cesser un chantage, un classique transposé dans la noirceur tortueuse de Mexico DF : Un très beau condensé en quelques pages de violence, d’humour corrosif et de mélancolie sur fond de la grande histoire mexicaine, qui donne envie de lire davantage cet auteur.

«Je me trouvais face à l’acteur le plus célèbre du Mexique. Il n’était pas plus grand que moi. Ce n’est pas peu dire car à Los Angeles on me prenait pour le huitième nain de Blanche Neige. Il portait une veste en daim couleur lie de vin qui crissait, une chemise blanche à manches courtes col Mao et des lunettes de soleil de la taille d’un pare-brise. Il avançait lentement. Délicatement. À mesure qu’il s’approchait de moi, j’ai estimé qu’il devait avoir la cinquantaine mais qu’une récente opération de chirurgie esthétique lui faisait paraître dix ans de moins. Il portait encore quelques bandages. Sur son visage tiré, il y avait comme une légère patine qui rappelait la couleur de l’argent : celle des dollars gringos.» (F.G. Haghenbeck, Le Comique qui ne souriait jamais)

On retiendra aussi tout particulièrement «Le brasier des judas» d’Eugenio Aguirre, un récit qui s’ouvre sur des crimes atroces, annonciateurs d’une chute brutale, et «Derrière la porte» d’Oscar de Borbolla qui illustre de façon simple et brillante le propos de Paco Ignacio Taibo II en introduction, l’impuissance des citoyens face aux crimes et l’impunité.

Merci aux éditions Asphalte de nous plonger au cœur du noir des mégalopoles. On en redemande.

Noir Equateur

Neuf très beaux textes réalistes, sociaux et poétiques de l’Équateur des années 1930.

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Publié en 2008 à l’Arbre Vengeur, ce recueil supervisé par Robert Amutio (qui a traduit certaines des nouvelles encore inédites en français, pour les ajouter à celles déjà traduites par Eudes Labrusse, et à celles travaillées pour l’occasion par Denis Amutio et Catherine Echezarreta) présente en neuf textes la quintessence de l’œuvre en forme courte de l’écrivain équatorien José de la Cuadra, produite entre 1931 et 1938.

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Membre du "groupe de Guayaquil", José de la Cuadra est en général considéré comme l’un des pères de la littérature équatorienne moderne, et comme l’un des inspirateurs décisifs du renouveau de la littérature sud-américaine des années 1950 et 1960, parfois abusivement résumé sous le terme de "réalisme magique".

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Pas de magie ou de fantastique chez de la Cuadra : chasseurs de caïmans, endurcis et obsessionnels, latifundiaires indécents et madrés, simples d’esprit adultérins et néanmoins rusés, voleurs de bétail forts en gueule, en plaisir et en générosité, femmes de fer gérant leur vie d’un poing d’acier sous l’ombre portée de la pire superstition, les protagonistes de ces nouvelles portent sur chaque centimètre de leur chair la marque d’une condition sociale assignée, dans une nation particulièrement imperméable aux mouvements, où la pauvreté menace alors sans cesse, où l’oppression permanente, si elle provoque de temps à autre quelque soulèvement, est le plus souvent noyée dans l’acceptation d’une certaine fatalité, le rire, le chant, la danse, le sexe et l’alcool.

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Un réalisme cru, certainement, qui se nimbe toutefois au détour de bien des phrases d’un étrange halo poétique, surgi du quotidien, du décor, de la joie de vivre dans l’adversité, et qui explique encore magnifiquement, soixante-dix ans plus tard, à partir de ces campagnes reculées environnant pourtant la gigantesque ville portuaire de Guayaquil, une bonne partie de l’Équateur contemporain.

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" "Si nous n’avions pas de légendes, il faudrait les inventer", dit José de la Cuadra, qui ajoute que cette dimension poétique et mythique est la base nécessaire de la revendication politique d’une identité montuvia jusqu’alors caricaturée et trahie. De cette revendication, qui fait appel à l’anthropologie, à la sociologie, et parcourt l’ensemble des textes, témoignent, par exemple, les récits qui se présentent comme des vies de hors-la-loi et font l’éloge du "crime social" que l’injustice pousse à commettre. C’est ce panthéisme à la fois brutal et poétique sur lequel passe un souffle politique que j’ai voulu donner à lire" (Préface de Robert Amutio)

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"Pita et Vizuete étaient des chasseurs professionnels de caïmans. Ils vouaient à leur métier un amour pareil à celui que l’on pourrait vouer à une religion cruelle et sauvage, mais bienveillante avec ses fidèles. Pour ces hommes, le prédateur vert sombre des fleuves, le caïman des chaudes eaux tropicales, n’était pas un vulgaire gibier. C’était un ennemi certes rusé, en dépit de sa réputation de brute impulsive, mais également courageux. La chasse au caïman était pour eux comme une course de taureaux pour un torero : tout un art qu’ils jugeaient digne et noble, et qui, de plus, leur permettait de vivre." ("Guásinton, le seigneur du fleuve")

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"C’était arrivé justement le jour où le patron Jiménez leur avait augmenté le salaire mensuel. Ah ! le patron Jiménez, si charitable, qui leur donnait argent et logement rien que pour qu’ils soient là, dans ce coin de la jungle ! (La vérité, c’est que les gens affirmaient que le propriétaire de l’hacienda, rien que parce qu’ils habitaient sur ces terres en son nom, allait devenir, au bout de quelques années, propriétaire d’une énorme partie de la montagne environnante. La vérité, c’est qu’on assurait aussi que Jiménez avait été l’homme de ña Nicolasa et que maintenant il engraissait pour son lit la fille, Refugio. Mais ça, c’était sûrement les mauvaises langues…)" ("Terres chaudes")

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"Au milieu de l’après-midi, Juan Quishpe arriva avec son convoi de bêtes de somme, des mules. Le jeune garçon était fatigué, plus que les bêtes. Il avait chaud. L’air épais et brûlant l’étouffait. À ce moment précis, il aurait aimé se trouver sur les hauts plateaux désertiques et froids, où les vents violents coupaient sa peau comme de minuscules morceaux de verre. Il regrettait les montagnes difficiles, aux chemins pentus, où chaque pas se transforme en un prodige d’équilibre. Ici le sentier était plat, large, sûr… mais il ne pouvait pas respirer… Chaque bouffée qui pénétrait dans sa poitrine était comme une gorgée d’eau bouillante. Il transpirait énormément. Son corps baignait dans un liquide tiède, abondant, qui ne le rafraîchissait même pas. Les mules aussi… Leurs robes mouillées par la sueur brillaient, luisantes et trempées… Juan Quishpe les regardait avancer… Elles semblaient avoir perdu leur rythme de marche. Elles allaient légères, faisaient résonner leurs sabots. Elles s’arrêtaient brusquement. Puis reprenaient un trot saccadé. Faisaient des faux-pas. Tombaient. Se relevaient. Paraissaient désorientées en terrain plat." ("Sang expiatoire")

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"Ils mangeaient, tandis que les ombres s’étendaient sur la campagne, et que le soleil se noyait – rouge et vert au loin – entre les profonds marécages où des sauriens affamés le dévoreront. La nuit, il y avait un tour de garde. Un homme armé faisait la ronde. En plus, on lâchait trois dogues furieux comme des panthères, que Máximo Gómez avait rapportés de chez son beau-frère Doile. Il y avait des dangers dans les collines rouges de Cabuyal. Les ocelots particulièrement, qui s’y étaient réfugiés en grand nombre, fuyant l’inondation. Ils étaient affamés et poussaient des hurlements de panique à tout bout de champ. Les hommes de Palo’e Balsa essayaient d’en finir avec eux. Comme il ne fallait pas gaspiller de cartouches, les ocelots étaient piégés puis achevés à la hache po ur que leur chair serve d’aliment aux chiens ; mais ceux-ci, repus, délaissaient l’abondante viande (on tuait, en effet, plusieurs ocelots par jour) et c’était les fauves qui dévoraient les restes de leurs congénères. Les hommes ne consommaient pas cette viande, non en raison de sa saveur médiocre, mais parce qu’on disait que sa consommation provoquait des flatulences." ("Palo’e Balsa – Vie et miracles de Máximo Gómez, voleur de bétail")

Ailleurs

Fuyant l’Australie et ce que l’on devine être un mari violent, une femme revient après de nombreuses années avec ses deux enfants à la grille de l’immense château de sa mère, quelque part dans la campagne française.

«Ils se tenaient devant le grand portail. Autour d’eux, à perte de vue, une campagne sans relief, laide, la platitude de champs boueux labourés. Ce matin-là, le ciel était doux, d’un bleu pâle et laiteux. Le femme portait une jupe de tweed droite, un chemisier de soie grise et ses cheveux noirs étaient retenus dans un chignon non serré, comme celui que sa mère lui faisait autrefois

Dans ce château immense où les relations humaines semblent empreintes de règles et d’une froideur venues d’un âge ancien, Marcus, le frère de cette femme franchit aussi la grille avec sa femme Sophie, arrivée dramatique car ils annoncent alors qu’elle vient de mettre au monde une petite fille mort-née. Attendue comme une fête, la réunion de famille avec le retour du frère devient un drame morbide étrangement statique, qui se cristallise autour du refus de Sophie d’enterrer son enfant.

Le malaise et l’étrangeté du récit naissent de la juxtaposition d’une nature luxuriante, du raffinement désuet de ce château immense aux dizaines de portes, semblant comme un décor où se jouent les drames humains, celui de Sophie qui sombre dans la folie, miroir des violences et abandons subies par la femme et ses enfants, qui comme la grand-mère restent des personnages sans nom, comme si les drames passés ne pouvaient être dits.

«Sa chambre … n’avait jamais été sa chambre. Il s’agissait d’une autre chambre d’amis meublée de la même façon. Elle ouvrit les rideaux, détacha ses cheveux et libéra son bras de l’écharpe. Elle se déshabilla en laissant tomber ses vêtements en tas sur le plancher. Elle rampa sur le lit. Elle s’allongea sur le ventre, le visage sur l’oreiller. Le temps tourna en circuit fermé ; elle était déjà morte. Puis elle dut sentir les enfants debout à la porte car – avec un très grand effort, en tournant la tête et en ouvrant un œil – elle vit, dans le miroir, que, oui, les enfants l’avaient espionnée, elle ne savait pas depuis combien de temps, mais ils avaient sans doute vu leur mère allongée sur le lit, l’étendue blanche de son dos couverte de bleus et de marques jaunâtres

«Ailleurs» («Disquiet» pour le titre original) est le deuxième roman de la romancière australienne Julia Leigh, qui est également scénariste et réalisatrice ; et de fait l’atmosphère prenante et morbide du récit rappelle « La leçon de piano » de Jane Campion mais aussi le fascinant «Providence» d’Alain Resnais, autour de cette question centrale : Peut-on enterrer la douleur ?

Les insoumises

Celia Levi avait à peu près l’âge de ses héroïnes lorsque fut publié en 2009 son premier roman – roman épistolaire et d’apprentissage inspiré de la littérature du XIXème siècle, la correspondance entre deux amies très proches Renée et Louise, l’une contemplative, l’autre combattante, toutes deux portées par des rêves de justice et de grandeur.

Renée quitte Paris pour s’installer en Italie et y poursuivre ses études. Rêveuse, frivole et velléitaire, elle jette sans cesse des ponts entre les scènes de sa vie et ses lectures des classiques, s’imagine devenir une grande artiste peintre ou une réalisatrice de cinéma reconnue, mais n’aime rien tant que de flâner et rester dans son lit pour lire, découvrir les ruelles ou encore la cuisine italienne, profiter de la douceur de la vie tant qu’on peut la saisir.

Louise, restée à Paris, est une idéaliste combative et enragée de son impuissance, méprisant et puis haïssant la société marchande et l’exploitation, un monde qu’elle veut à tout prix changer en le dynamitant de l’intérieur.

«Ceux qui contestaient profondément la société spectaculaire marchande et qui ont vu leur révolution échouer ne s’en sont pas remis. Ils se sont tués. Ils se sont reclus. Les autres étaient des opportunistes. Ils ont dévoyé Mai 68. Ils se souviennent honteux ou nostalgiques. Mai 68 est devenu une image d’archive. C’est un souvenir confectionné, surgelé et prêt à servir, une madeleine de Proust sous vide.»

D’une forme très classique comme les œuvres qu’admirent Renée et Louise, «Les insoumises» émeut par la palette des émotions, la langueur, la rage et la naïveté brute des deux jeunes femmes, qui empruntent des voies multiples à l’issue incertaine, un récit imprégné de la profonde tristesse de la désillusion.

«Ne plus avoir de travail ne m’inquiète pas. Se rendre compte que rien ne changera est autrement plus pénible. Je reste dans mon trou. Le ciel bleu et l’odeur de l’été me sont insupportables.»

Le théoriste

«Je suis né dans l’exposition permanente d’un muséum comprenant deux chambres, un living-room, un bureau, deux couloirs-bibliothèques, une cuisine, une salle d’eau et un water-closet séparé. J’y ai été hébergé à plusieurs titres : pièce maîtresse de la collection, gardien et visiteur quelconque. C’est mon histoire naturelle.»

Au fil des années et des documents retrouvés dans l’appartement de ses parents, le narrateur du livre (un double fictionnel d’Yves Pagès) comprend - à moins qu’il n’imagine - qu’il a été étudié dans sa jeunesse comme un primate ou une souris de laboratoire, par un père zoologue qui épiait et notait ses gazouillis et ses moindres mimiques, par des parents qui communiquaient entre eux en langues étrangères ou sabirs créés de toutes pièces, pour échanger des informations qu’ils voulaient cacher à leur fils.

Son environnement familial est un monde étrange, un appartement-dédale encombré de paperasses, de tombereaux d’objets amassés par des parents obsédés de stockage, par un père éthologue collectionneur de tout et toujours absorbé dans des discours théoriques, un appartement qui ne compte pas moins de sept bibliothèques inaccessibles dissimulées dans des recoins secrets. Dans cet univers familial chaotique et bizarre qui ressemble davantage au monde de Lewis Caroll qu’à la réalité, le narrateur, qui découvre à dix ans son amnésie précoce, est persuadé d’avoir été manipulé par son père et sa mère complice, figures machiavéliques cherchant à le façonner.

«J’avais tant vécu déjà et pour rien, comme un panier percé, une cruche fêlée, une boite crânienne déversant à mesure sa matière grise par la fontanelle jamais refermée. J’avais grandi cul par-dessus tête en surplomb d’un abîme cérébral, sans souffrir jusque-là de vertige.»

Voulant échapper à cet appartement labyrinthe, à l’oppression de la surveillance et des théories du père, à cette enfance qu’il subit comme une dépossession du moi, il va conquérir sa liberté contre cette surveillance et cette servitude que, pense-t-il, lui imposent ses parents, en fuguant, en manifestant, et en découvrant la résistance par les mots.

«Les bousculades, bris de vitrines, pillages, début d’incendie qui allaient s’en suivre m’ont évidemment marqué, mais c’était peu de choses, confronté à ma première expérience physique d’une insurrection verbale.

Tous ces mots majuscules, se moquant d’eux-mêmes pour mieux prendre au sérieux une colère à laquelle, sans en comprendre toutes les subtilités, j’adhérais épidermiquement, comme on dit du motif d’un Malabar qui, humecté d’un peu de salive, vous colle à la peau quelques heures durant.»

Par un narrateur non fiable dans un environnement qui ne l’est pas davantage, "Le théoriste" oscille entre farce et drame, avec un humour qui est toujours là même au cœur du sinistre, témoignant du sort d’une humanité devenue cobaye – cette humanité qu’on retrouvera dans "Portraits crachés" ou "Petites natures mortes au travail".

Dans ce roman logiquement imparfait et très intéressant, on assiste à la découverte d’une mémoire faillible, angoissée et drôle, qui va sans cesse à la recherche de ses propres souvenirs, avec une inventivité langagière jamais démentie, et dans laquelle on replongera avec jubilation, grâce à "Souviens-moi", un récit d'Yves Pagès paru en mars 2014.

Portraits crachés

«Ce sont des portraits crachés, comme ça, en l’air, et qui devaient un jour me retomber dessus.»

Les portraits crachés d’Yves Pagès sont comme des pièces détachées, silhouettes esquissées en seulement quelques lignes, des micro-fictions aux chutes souvent brillantes, des portraits qu’on pourrait insérer dans des histoires plus vastes. Dans cet effeuillage, avec Elisa, Ulrich, Alexis, Charlotte et tant d’autres, on parcourt les failles et les déraillements de trajectoires individuelles biscornues, obsessionnelles, tristes ou drôles mais très souvent fragiles.

Dans la continuité de "Petites natures mortes au travail", on y croise les habitués des boulots précaires, des individus pris dans des routines absurdes, des gênes ou des psychoses familiales, les prisonniers mentaux de la marchandise à l’image Elisa, ancienne caissière dans un magasin hard discount et dont l’espace mental est resté encombré des codes des 800 produits du supermarché, les individus vivant aux marges dont le portrait prend sous la plume d’Yves Pagès la coloration d’un humour désespéré, comme avec Lucien, désargenté structurel, clochard qui, en cas d’aumône humiliante, «ne manque jamais de sortir sa propre carte bleue. Arrivée à expiration il y a vingt-deux ans, jamais avalée depuis.»

«Rentrée de septembre oblige, le collégien Michel remplissait sa énième fiche de renseignement, une par matière enseignée. Profession de la mère ? rien de plus simple : "néant". Quant au père, ça dépendait des fois : "Docteur des facultés", "Haut factionnaire", "PéDéGé", "Cadre extérieur", "Marchand de Bien", "Général contrôleur"… et même, en dernier choix, l’imagination venant à lui manquer, mettons, euh : "Chef de famille". Il eut été facile d’acculer l’élève à dire la vérité, mais conciliabule dans la salle des professeurs, on pressentit dans son cas spécial quelque événement traumatique – un divorce en cours, un licenciement sec, sinon un deuil récent -, bref un lourd secret qui poussait cet élève à mentir par élucubration.

Difficile pour Michel d’avouer que son père n’était que "palefrenier aux écuries de la Garde Républicaine" et qu’après chaque sortie équestre, sous les fenêtres du collège où excellait son fils, il trainait en queue de cortège pour ramasser à la pelle les kilos d’excréments de ses protégés. »

Yves Pagès ressemble à Judith, qui jouit d’un odorat surdéveloppé, et qui est dégoûtée par ceux qui «ne sentent rien». Grâce à sa plume, il décrypte ces trajectoires curieuses, avec des bifurcations en coude, des abimés de la vie dans un monde en décomposition, mais leur redonne souvent un charme distancié, comme dans cet autoportrait où il se dédouble en deux versions de lui-même, tous les deux exemptés du service militaire, l’un l’ayant voulu, et l’autre absolument pas.