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Souviens-moi

Souviens-moi

Souviens-moi
de Yves PAGES
ed. L'OLIVIER

Je me souviens que j’ai eu envie de faire du vélo en voyant Sami Frey pédaler sur scène en 1989, tandis qu’il disait, totalement détendu, les éclats de mémoire de Georges Pérec.

Yves Pagès, lui, est attentif aux blancs, au gouffre de la mémoire où tout vient s’engloutir. Et il tente d’extraire d’un océan d’oubli des fragments de souvenirs, 270 aperçus de quelques lignes, récents ou très anciens, qui s’étaient échappés, tels des galets emportés dans cet océan, et qui soudain reviennent, après plusieurs années, marquer d'une trace furtive le sable d’une mémoire sans cesse prise en défaut. «Souviens-moi» est une tentative pour dissiper le blanc, et pour contrer l’oubli.

«De ne pas oublier qu’à l’âge de huit ans, face à une petite cousine d’à peine vingt-quatre mois, il paraît que j’ai touché le haut de son crâne en posant cette drôle de question aux oracles familiaux : "Y a déjà de la mémoire, là-dedans ?"»

De ces fragments qui souvent se font écho, il ressort des évocations poétiques du monde d’avant, l’ombre nostalgique des années 1970, et surtout le portrait attachant d’un homme qui a le goût de l’insolence et de l’insubordination, un sens de l’humour qui lui ne doit pas être souvent pris en défaut, une conscience aigüe de la chose politique et de la collectivité.

«De ne pas oublier que la première apparition publique d’un drapeau noir date de 1883 et qu’elle ne doit rien au pavillon corsaire, ni à quelque symbole satanique ou rituel de deuil, mais à l’obscur jupon brandi au bout d’un manche à balai par Louise Michel lors d’une marche de chômeurs, ce haillon de hasard étant censé contourner l’interdiction faite depuis l’insurrection communarde d’agiter le moindre chiffon rouge.»

Ce très beau texte attachant d’un amoureux des mots qui repêche et polit ces galets de mémoire avec tant de fantaisie et autant d’acuité, donne envie de relire les récits fragmentaires de Felix Fénéon, le «Précis de médecine imaginaire» d’Emmanuel Venet, quand l’auteur évoque sa mère, les idiosyncrasies de son père ou encore les appellations impénétrables des maladies infantiles, et aussi la «Physiologie des lunettes noires» de Jérôme Leroy pour son évocation des années englouties dans les brouillards du temps et de la modernité.

«De ne pas oublier que Véronique, la jeune femme qui m’a tendrement dépucelé, avait dû faire exception à ses préférences homosexuelles, sans m’en rien confier avant, sans y rien changer après.»