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Spada

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Spada
de Bogdan TEODORESCU
ed. AGULLO

Le grand roman noir de l’instrumentalisation politique – qui ne concerne pas que la Roumanie contemporaine.

Publié en 2008, traduit en français en 2016 par Jean-Louis Courriol aux toutes jeunes éditions Agullo, le deuxième roman du consultant politique roumain Bogdan Teodorescu s’appuie très largement sur son expérience authentique de responsable de campagne électorale en 1996, puis de secrétaire d’État à l’information en 1996-1997. Il est aujourd’hui, en sus de ses activités de fiction, un très renommé professeur de sciences politiques et consultant politique en Roumanie et en Europe.

La Mouche ramassa sa petite table, envoya promener sèchement la vieille qui faisait une dernière tentative pour récupérer son argent et prit le chemin de chez lui. Il aurait bien bu une bière mais entre lui et la terrasse se tenait la vieille qui râlait, pleurnichait et ne semblait pas avoir la moindre intention de partir.
Dans le passage longeant le magasin, il y avait de l’ombre et, malgré les mauvaises odeurs, il s’y arrêta pour souffler un peu. Au moment où il s’apprêtait à en sortir, il vit un individu habillé d’une longue cape gris-blanc qui se dirigeait vers lui. Quand il fut à deux mètres de distance, le type écarta d’un geste ample le pan de sa cape et sortit un poignard qu’il fit tourner prestement avant de le planter dans la gorge de la Mouche.

Bucarest, de nos jours ou presque : en l’espace de quelques semaines, plusieurs meurtres s’enchaînent et révèlent la possible – puis certaine – existence d’un tueur en série d’un genre un peu particulier, exécutant avec habileté et sûreté, d’un coup de poignard à la gorge, divers repris de justiceroms se trouvant être en liberté. Dans un pays où la minorité rom représente environ (officiellement) 3 % de la population (et n’y constitue certainement pas un « problème » aussi exacerbé que la Transylvanie toujours aussi convoitée, nonobstant l’Europe, par le voisin hongrois, ou que la Moldavie, terre réputée roumaine qu’il n’a pas – pour les nationalistes roumains – été possible d’arracher suffisamment fermement à l’orbite russe – c’est sans doute en Slovaquie et surtout en Hongrie, comme nous le rappelait la vaste enquête « Gens des confins » (2004) de Irene van der Linde et Nicole Segers que le racisme anti-rom se trouve particulièrement exacerbé), il n’en faut – néanmoins – pas davantage, dans le contexte musclé d’une pré-campagne électorale présidentielle, pour que se développe très rapidement une violente poussée de fièvre, mêlant passions et calculs, autour de cesimple fait divers.

Victor fit une nouvelle une avec la malédiction de la vieille, publia une photo plus grande des lieux du crime avec la mare de sang et le cadavre recouvert d’une toile noire, et il insinua dans son texte l’histoire de la dette et du prêteur sur gages qui aurait pu avoir des raisons de faire égorger la Mouche. Il lança l’impression du journal et se mit ensuite en quête d’Avakian qu’il rencontra tard dans la nuit devant le Vox, en face du palais du Parlement. Avakian ne voulut pas confirmer que la Mouche avait des dettes à son égard, mais ne le nia pas non plus. En revanche, il expliqua en quoi l’hypothèse d’un assassinat punitif était de toute façon absurde : ses méthodes de récupération de l’argent se fondaient sur l’élément clé de la survie du débiteur. On pouvait lui faire peur, on pouvait lui envoyer quatre armoires à glace moldaves, s’il ne voulait rien savoir on lui coupait un doigt avec des ciseaux mais pourquoi le tuer ? Qu’est-ce qu’on y gagnait ?

Bien qu’il n’utilise pas du tout les ressorts de la farce bakhtino-rabelaisienne – et qu’il ne partage sans doute pas les mêmes opinions socio-politiques -, comme le Vladimir Lortchenkov des excellents « Des mille et une façons de quitter la Moldavie » (2006) et « Camp de gitans » (2010), Bogdan Teodorescu nous offre une formidable plongée acide dans la manière dont se construit la politique au quotidien. Mettant en scène le métaphorique et bien connu panier de crabes (que la couverture française, particulièrement élégante, met largement en exergue), il déroule avec fougue, malice et fort peu d’ironie le jeu complexe, réaliste (au sens de la realpolitik) et potentiellement mortifère des interactions entre politiciens, hauts fonctionnaires, grands journalistes, éditorialistes, représentants européens, responsables d’organisations non-gouvernementales, conseillers divers, et faune formidable de spin doctors et autres lobbyistes – qu’il connaît bien évidemment comme sa poche dans le cas de la Roumanie – pour montrer puissamment ce qu’est aujourd’hui la vraie politique, art hautement équilibriste de la recherche de compromis et de l’exploitation – sans pitié ni vergogne – d’opportunités, professionnelles et personnelles, de la gestion d’image entre court terme des sondages et moyen terme de la stature quasiment historique, de la connivence médiatique et de la satisfaction des clientèles – grouillement intense dans lequel les rares ferments d’idéalisme ou de simple sens du collectif et de l’État semblent souvent irrémédiablement condamnés à se dissoudre.

Le président de séance demanda le silence et le député reprit :
– Je sais que vous ne nous aimez pas. Pour vous, nous sommes des Tziganes, un point c’est tout. Je vois ça dans vos regards, tous les jours. Peu importe que j’aie fait des études, que je sois docteur ès sciences, que je sois marié et que j’aie trois enfants, que j’aie fait mon service militaire, que je paie mes impôts à l’État. Je reste un Tzigane. Et pour vous, c’est une tare. Je subis ces regards depuis mon enfance, j’avale des humiliations que vous ne soupçonnez même pas. Mon père, Dieu ait son âme, avait fait lui aussi des études universitaires, il avait des doctorats et un prestige international, et il a dû subir tout ça lui aussi. Depuis que je suis au Parlement, je ne cesse de dire que les Roms, que les Tziganes doivent s’intégrer à la société, qu’ils doivent accepter et dépasser leur statut de minorité… Mais ne l’oubliez pas, nous sommes une minorité très sage. Nous ne demandons pas de pancartes bilingues, nous ne demandons pas d’université ni de droits spéciaux, nous n’allons pas nous plaindre auprès de diverses instances européennes. Selon la loi de l’administration locale que nous votons ces jours-ci, il faudrait installer des pancartes bilingues roumain-tzigane en plein Bucarest. Mais nous considérons que c’est aller trop loin. Six Roms ont été assassinés uniquement parce qu’ils étaient roms, je le répète, seulement parce qu’ils étaient Roms ! Et aucun de ceux qui devraient faire la lumière et trouver l’assassin ne lève le petit doigt. J’ai des informations selon lesquelles le ministre de l’Intérieur aurait donné des instructions pour que personne ne soit affecté spécialement à ce dossier. Et je me demande pourquoi… Si c’étaient six Hongrois, six Magyars de Roumanie, qu’on avait retrouvés la gorge tranchée, tout le monde s’en occuperait. Pour des Tziganes, il n’y a pas urgence. Dépêchez-vous, messieurs, vous ne savez pas ce que c’est qu’un Tzigane furieux ! Ou qui a peur de mourir…

Bogdan Teodorescu a bien entendu construit son roman faussement policier et profondément politique comme un roman à clés, pour un public roumain. Quelques recherches sur internet fournissent assez vite les moyens d’identifier les « modèles », évidemment largement romancés, de tel ou tel leader politique, de tel ou tel ministre, voire de tel ou tel propriétaire de journal influent. Pour un autre public, cet aspect est certainement secondaire, mais n’enlève rien au profond intérêt de ce roman, qui parle bien d’une manière – ô combien universelle désormais – de pratiquer la politique. Les Français curieux – et bien d’autres – ne pourront manquer de s’interroger à cette lecture sur l’étonnante et terrible résonance de ces connivences entre médias et conseillers politiques, sur ces obsessions des gouvernants (en majorité) pour leur carte personnelle, sur leurs rivalités irrationnelles, sur ces réactions systématiquement tournées vers le storytelling, sur l’incessant billard à bandes innombrables pratiqué comme par réflexe, ou même sur le grand écart permanent entre le peuple quotidien et l’Europe distante, sur le maniement opportuniste de l’état d’urgence, et sur la progression rapide des sympathies pour le partiroumain nationaliste d’extrême-droite au sein des forces policières et militaires.

Comme la plupart des grands romans, « Spada » nous parle d’ailleurs et des autres, d’ici et de nous-mêmes.