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Tout passe

Tout passe

Tout passe
de Gabriel JOSIPOVICI
ed. QUIDAM

Soixante pages de grandeur pudique : la belle et terrible solitude de l'intellectuel.

Publiée en 2006 (en 2012 en français chez Quidam), la dix-huitième oeuvre de fiction du Britannique (vivant à Brighton) Gabriel Josipovici, découverte grâce à la chaleureuse présence de l'éditeur Pascal Arnaud chez Charybde, et au relais enthousiaste de Claro, propose 60 pages d'une densité exceptionnelle, quasiment magique.

Dans une pièce, un homme se tient debout à la fenêtre. Par petites touches successives étrangement poétiques, alternées de sourds flashbacks, le lecteur découvre peu à peu, entrevoit, devine qu'il s'agit d'un intellectuel, écrivain, divorcé, peut-être même veuf, maintenant plutôt âgé, sans doute atteint désormais d'une maladie incurable, que ses deux grands enfants viennent visiter, dans sa retraite presque monacale...

En peu de phrases, toutes en discrétion et en pudeur, Gabriel Josipovici réussit à atteindre la pureté analytique du dévoilement d'un drame intime, qui est celui de la pensée, de la création et de l'obsession.

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Les quatre vers de Baudelaire dressaient le constat de l'incommunicabilité qui est le lot du créateur "au sol", hors de sa sphère propre. Gabriel Josipovici explore ce gouffre avec une magnifique retenue et une effrayante clarté, donnant à percevoir en profondeur à quel point l'exigence intellectuelle secrète inévitablement le risque du vertige et de l'enfermement dans un ailleurs privé...

Une très belle découverte, qui résonne de surcroît intensément avec le Moo Pak du même auteur (1994).

Une pièce.
     Il se tient à la fenêtre.
     Et une voix dit : Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. Tout passe.

(...)

- Rabelais, dit-il, est le premier écrivain à l'ère de l'imprimerie. Comme Luther est le dernier écrivain de l'ère manuscrite. Bien sûr, dit-il, sans l'imprimerie Luther serait resté un simple moine hérétique. L'imprimerie, dit-il, en ôtant la mousse à la surface de sa tasse, a fait de Luther le puissant qu'il est devenu mais c'était essentiellement un prédicateur, et non un écrivain. Il connaissait son public et écrivait pour lui. Rabelais, lui, dit-il en suçant sa cuiller, a compris ce que signifiait pour l'écrivain ce nouveau miracle qui était l'imprimerie. Ça signifiait avoir gagné le monde et perdu le public. Ne plus savoir qui vous lisait ni pourquoi. Ne plus savoir pour qui vous écriviez. Rabelais, dit-il, trouvait ça insupportable, comique et délectable, tout ça en même temps.
- Tu comptes écrire sur Rabelais ? demande-t-elle.
- Oui, dit-il. Je crois que oui. Je voudrais expliquer aux gens sa modernité. Ce qu'il signifie et devrait signifier pour nous tous, maintenant.
Il la regarde. Elle sourit.