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Dans l'ombre de la lumière

de Claude PUJADE-RENAUD

Dans l'ombre de la lumière

Prix éditeur : 21,80 €

Collection : ACTES SUD

Éditeur : ACTES SUD

EAN : 9782330015268

Parution : 7 janvier 2013

Pagination : 256 p.

Poids : 281 g.

Coup de coeur de Charybde 3

Avant de devenir le philosophe et théologien que l’on sait et de laisser à la postérité des écrits tels que ses Mémoires ou La cité de Dieu, Saint Augustin eût jusqu’à la trentaine une existence finalement assez classique pour un jeune homme de sa condition et de son éducation : amoureux d’une femme aux côtés de qui il vécut pendant plus de dix ans et qui lui donna un fils, il n’embrassa la religion catholique qu’après une longue période de doutes et de déchirements intérieurs.

Et si l’Histoire ne retient aujourd’hui que la figure révérée du penseur et du religieux, c’est bien évidemment à cet amoureux que Claude Pujade-Renaud s’attache dans son récit en adoptant le point de vue de l’amante répudiée, la belle Elissa. Manière saisissante de redonner consistance à l’icône et de rappeler qu’avant de laisser un corpus théorique considérable, Augustinus n’en fut pas moins capable d’aimer au sens le plus charnel du terme, de douter, d’embrasser une autre croyance (le manichéisme) ou de rejeter la femme adorée pour de basses considérations d’ambition. Et de rappeler que cette œuvre considérable s’appuie avant tout sur un vécu et des contradictions des plus humaines.

On devine très vite que l’attention et l’attachement de l’auteur vont à la belle Elissa, personnage lumineux, orgueilleux, brisé par cette séparation mais qui se reconstruit au fil des années et confronte ce qu’elle sait de l’amant avec le personnage public. Cela donne un récit solaire, sensuel, où l’acuité du regard que porte Claude Pujade –Renaud sur les émotions et les sensations (l’odeur d’un nouveau-né, le goût des fruits, le travail de poterie…) fait merveille. Chaque personnage, même secondaire, acquiert une épaisseur remarquable. Cela permet, très naturellement, de faire en sorte que celui qui aurait pu écraser le roman par sa stature, trouve sa vraie place : celle d'un humain, d'abord et avant tout.

 

"J'avais envie de crier à tous des fidèles : si vous saviez combien l'évêque d'Hippo Regius fut un merveilleux, infatigable amant ! Oui, leur crier cette vérité à ces bons catholiques en quête d'une divine vérité et qui allaient ensuite déambuler dans l'humidité sensuelle de l'été, chanter, danser, se soûler puis baiser dans le lit conjugal ou dans quelque couche clandestine. Un merveilleux amant durant près de quinze ans. Et dans la fidélité l'un à l'autre."

Quatrième de couverture

Dans l’ombre se tient Elissa dont le prénom (équivalent phénicien de Didon) semblait prédestiné : comme l’héroïne de Virgile, elle a été abandonnée par l’homme qu’elle aimait. Un quart de siècle plus tôt, à Carthage où désormais elle vit, elle a rencontré ce jeune homme féru de rhétorique : Augustinus. Il n’était pas encore l’auteur de très fameux sermons, ni adepte de la religion bientôt officielle : le christianisme. 
Tous deux pratiquaient la foi manichéenne, favorisant, dans leur hygiène de vie et leur conduite, la victoire de la lumière sur l’obscurité. Très vite Elissa lui a donné un fils, Adeodatus. Puis elle a partagé l’existence quotidienne d’Augustinus, ses débuts dans sa carrière. Elle l’a suivi à Thagaste, a connu sa mère, Monnica, catholique qui tenait le manichéisme pour une hérésie. Ce fut ensuite le long séjour en Italie, où la mère a fini par les rejoindre. 

Augustinus semble alors traverser une période d’interrogation profonde. Brusquement, il annonce à Elissa son projet de mariage avec une jeune patricienne. Quand Elissa prend la parole, aux premières pages de ce livre, presque douze ans après sa “répudiation”, elle est revenue vivre chez sa soeur et son beau-frère, potier à Carthage. Adeodatus est mort à la fin de l’adolescence, loin d’elle. Partout le manichéisme (auquel elle est restée fidèle) ou les dévotions aux dieux anciens (phéniciens, carthaginois) sont persécutés. 
Elissa s’est liée d’amitié avec un couple dont le mari infirme, Silvanus, a pour métier de copier sur des parchemins les discours de rhéteurs, d’avocats, ou de l’évêque de Carthage. Par Silvanus et son épouse Victoria, elle apprend le passage prochain à Carthage du nouvel évêque d’Hippo Regius, le très réputé Augustinus. Claude Pujade-Renaud, avec l’habileté qu’on lui connaît, s’attache à subjectiver, par la voix d’un témoin “privilégié”, ce que l’Histoire a pu passer sous silence.

Empathie et documentation précise ont été nécessaires à l’élaboration de ce livre qui ne se veut ni roman historique ni pure improvisation fictionnelle : Elissa a bel et bien existé. Sur le mystère que constitue la vie de cette femme après la “rupture”, la romancière déploie toutes les variations que suggère la polysémie du titre. De celui qui a accueilli la révélation de “la lumière divine”, Elissa incarne la part d’ombre. 

Mais par sa fidélité et sa constance amoureuse elle est à bien des égards, si ignorée qu’elle soit, plus lumineuse que l’homme qui, en quelque sorte sous ses yeux, va rédiger ses Confessions. Par l’entremise du copiste Silvanus, qui ne sait rien de son passé, elle grappille en effet tout ce qu’elle peut apprendre au sujet de cette oeuvre en cours, devenant pour ainsi dire une de ses premières et plus concernées lectrices. 
Le roman les rend donc indissociables, et sans leur inventer d’improbables retrouvailles, il réfléchit une vie dans et réciproquement par l’autre. Il s’agit bien sûr aussi, pour la romancière comme pour son héroïne, de démêler la trame des motivations (ambition, stratégie, carriérisme) et des influences (la mainmise de la mère sur le destin d’Augustinus) dans un contexte historique qui est tout sauf religieusement neutre.

Le roman se construit entre les lignes des mémoires augustiniennes, accompagne les grandes étapes de l’oeuvre du prédicateur sur fond de durcissement de l’intolérance, et aussi de menaces multiples : la vie d’Elissa se poursuit au-delà de la chute de Rome, alors qu’elle-même a accueilli chez elle deux réfugiées, et que le futur saint Augustin prononce son célèbre sermon. Une fois de plus, guettant les moindres traces, interprétant les silences ou les aveux à demi-mots, pressentant les non-dits, déchiffrant le subtil pouvoir du lien maternel, évoquant le corporel, les habitudes, le comportement intime, Claude Pujade-Renaud parvient à élucider ce que seules les femmes (amantes, épouses ou mères) peuvent nous apprendre de ce qu’a négligé l’historiographie des “chers disparus”.

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