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Soudain trop tard

Barcelone, de nos jours. Plus exactement : LA journée où tout dérape.

Soudain trop tard raconte en détail la journée de deux frères très borderline dans un quartier populaire de la ville. Dans un bar à l’aube, Epi défonce le crâne de son ami Tanveer à coups de marteau sous les yeux d’Àlex. Le premier s’enfuit et le second passe les heures qui suivent à tout mettre en œuvre pour comprendre son geste et le protéger.

Avec une structure non-linéaire faite de flash-backs et de passages subjectifs pour chaque protagoniste, Carlos Zanon nous offre un roman noir et désespéré.

Soudain trop tard prend donc tout naturellement sa place dans la collection Fictions d’Asphalte qui comprend aujourd’hui une quinzaine de titres. On trouve au sein de cette collection une cohérence rare : du roman noir ayant la ville pour cadre (où qu’elle soit située dans le monde) et pour sujets les humains qui s’y débattent, tentent de ne pas s’y noyer mais le plus souvent échouent.

Après Cinacittà de Tommaso Pincio, Golgotha de Leonardo Oyola et Chat sauvage en chute libre de Mudrooroo, Asphalte nous plombe à nouveau joliment le moral avec un Soudain trop tard violent, âpre et sans concessions. Heureusement que le lumineux premier roman de Dustin Long, Icelander, nous offre un répit… Bref, plus qu’un livre, c’est un éditeur à découvrir de toute urgence.

 

[... et Charybde 1 est carrément d'accord !]

Les Saisons

Quarante mois d’automne. Un hiver aussi long. Pas de printemps. Encore moins d’été.

Et un auteur perdu qui lutte pour écrire l’histoire de sa vie.

 

Pour moi, l’histoire de ce livre débute à la terrasse d’un café de la place Daumesnil.

Et que font deux libraires à la terrasse d’un café ? Ils parlent boutique et livres bien sûr.

Surtout de livres.

Et quand, j’avoue ne pas connaître Les Saisons de Maurice Pons, Jérôme[1] se lève, paye les cafés, m’entraîne jusqu’à sa librairie, fonce vers un rayon et me tend un Christian Bourgois à la couverture lumineuse. « Lis moi ça, c’est culte ! Tu m’en diras des nouvelles. »

Des nouvelles, Jérôme, en voilà : merci du cadeau.

Les Saisons, c’est un village perdu dans une contrée hostile où Siméon débarque un jour qui n’a rien de beau. Les pluies d’automne durent plusieurs années et le froid qui suit peut geler les habitants à l’intérieur même de leurs taudis. Fuyant un désert où il vivait captif et où il a vu sa sœur torturée, violée puis mourir, il trouve un bien pauvre asile parmi ces habitants.

« Il ne voulait que s’enfuir au plus vite, comme il s’était toujours enfui ; il voulait seulement survivre, comme il avait toujours survécu. »

Son seul autre désir, c’est écrire.

Pour toute richesse, il possède quelques rames d’un papier précieux et une poignée de crayons. Mais il lui faudra d’abord être accepté par les villageois. Ensuite, une fois sa sécurité assurée, se mettre à l’ouvrage : écrire sa sœur, leurs vies, et cette séparation cruelle, injuste.

Mais Siméon se retrouve prisonnier de ces saisons, tente en vain de se raconter mais échoue. Les terribles mois d’hiver succèdent aux longs mois d’automne. Malgré l’abri trouvé, une blessure s’aggrave. Son pied rongé par la gangrène doit être amputé d’un orteil. Le temps passe et Siméon n’arrive toujours pas se mettre à l’ouvrage. L’œuvre reste dans les limbes.

Grandiloquent malgré tout, il se perd un peu plus à chaque fois qu’il prend la parole. Lors de sa grande tirade devant le conseil qui doit décider ou non de l’accueillir dans le village, il prononcera ces mots :

« Je suis venu ici pour partager avec vous le pain des mots et le vin de la phrase. […] ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines – comme par exemple la mort de ma sœur Enina – et c’est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera la monde […] Après quoi le monde sera meilleur, et vous-même vous serez meilleurs dans un monde plus heureux. Voilà quelle est ma science.»

Et comble de l’ironie, en l’acceptant et en lui confiant la charge du pluviomètre, ces gens-là vont sceller son tragique destin.

Les Saisons, c’est aussi une galerie de personnages qui survivent on ne sait comment sur ces terres : Ham la tenancière d’un Café-Hôtel sordide ; les deux douaniers, réminiscence d’une autorité passée ; Le Croll médecin (?) du village porté sur la bouteille autant que sur l’amputation ; Louana la fillette, la seule à être heureuse à l’endroit où tout le monde perd espoir ; Enina, cette sœur absente, ce fantôme qui hante Siméon et surtout Clara Dodge dont il tombera éperdument amoureux…

Dans ce monde déphasé, volontairement outrancier : pas d’échappée possible. La caricature pourrait prêter à rire si elle n’était pas si sordide. Le désespoir en filigrane, tout ce que raconte Siméon n’est en définitive qu’une lente et inéluctable descente aux enfers.

Tout commence avec l’inspection par les douaniers du havresac de Siméon. Leur mépris, leur incapacité à seulement comprendre le concept même d’auteur s’opposent aux explications maladroites de l’écrivain en devenir.

Le bizarre demeure omniprésent, dérangeant. Le rythme étiré des saisons, presque onirique, vrille notre perception du temps, nous hypnotise. En effet, comment accepter cette alternance automne/hiver qui ne devrait pas permettre la moindre culture, ne serait-ce que de lentilles ? Comment suspendre encore son incrédulité devant l’extravagant chauffage personnel des villageois ? Comment accepter qu’un âne aide Le Croll à soigner ses patients comme il le fait ?

À propos d’une œuvre, on parle souvent de pouvoir d’évocation. Cette évocation est la plupart du temps visuelle. Ici, Maurice Pons sollicite tous nos sens. Moiteur, pourriture, pourrissement des chairs, l’incessant tambourinement de la pluie sur les toits, le poids de la neige qui fait craquer les bâtisses, froideur, faim dévorante…

Toutes ces sensations se combinent en un énorme flash si puissant qu’il imprime sa marque indélébile dans le cerveau du lecteur. Déclenchant ainsi une espèce de persistance rétinienne qui irait gangrener nos autres sens. Devant l’énormité de la situation, mise à rude épreuve, notre incrédulité s’effondre, balayée d’un coup de plume par l’écrivain.

 

Les Saisons c’est aussi un hurlement. Hurlement de l’auteur façon Munch devant la page blanche, le besoin de créer et l’incapacité d’y parvenir. Il lui faudra lutter contre les éléments, contre les cahots de sa propre vie et contre la société. S’entêter est inutile, l’art n’améliorera en rien l’ordinaire de ce qui reste de ce village : ses habitants n’auront toujours qu’une poignée de lentilles à manger et l’alcool de lentille pour se saouler.

« Il n’y aura ni pain, ni vin. Ah ! maudit, maudit dès sa naissance, celui qui a voulu écrire ! »

Les Saisons nous hurle que la création se fait dans la douleur, que l’implication de l’auteur doit être totale, au service de son œuvre et au mépris de sa propre sécurité. Les Saisons, en définitive, c’est peut-être le roman qu’a publié Siméon sous le pseudonyme de Maurice Pons, le grand œuvre qu’il a réussi à achever malgré tout. L’histoire de sa vie, des villageois et de sa sœur, a enfin pu parvenir jusqu’à nous.

Charybde 4



[1] Jérôme Dayre de la librairie Atout Livre située 203 bis, avenue Daumesnil 75012 Paris

Acharnement

Le roman de la parole politique et de la quête du sens. Une grande réussite.

Publié en septembre 2012, le sixième ouvrage de Mathieu Larnaudie confirme, après le magique Les effondrés en 2010, que l'on tient là un "grand" de la littérature contemporaine.

Une prémisse certes étonnante mais, apparemment, simple : Müller, plume aussi réputée que discrète au service de divers politiciens, s'est, suite, sans doute, à un échec électoral de son employeur, retiré à la campagne, dans une grande propriété isolée, nantie d'un immense parc, qu'un jardinier embauché pour l'occasion a rapidement entrepris de magnifier, parc qui est aussi surplombé par un viaduc romain, dont les candidats locaux au suicide prennent la fâcheuse habitude d'user comme ultime plongeoir...

Curieusement rythmé par les écrasements - dont l'impact véritable ne se révèle que peu à peu -, les séries télévisées et les verres de chartreuse comme salvateurs refuges, le temps s'écoule (à une vitesse qui surprendra le lecteur), tandis que Müller cherche à écrire le discours parfait, hors de tout commanditaire cette fois...

Tout en fausse douceur, cette réflexion profonde, déguisée en méditation désabusée, sur la parole politique - sur la politique elle-même en fait -, masque aussi, en évoquant Cicéron ou les tribuns français du XIXème siècle, une analyse terrible de la névrose obsessionnelle et de la quête de sens... Au fil des jours et des nuits qui se succèdent dans une paisible torpeur que troublent uniquement suicidés et gendarmes venant relever les corps, Mathieu Larnaudie réitère aussi le miracle d'écriture qui hantait déjà Les effondrés : une capacité sans doute unique aujourd'hui à nous fournir, dans la même phrase ou le même paragraphe, le "film" lui-même et le commentaire du réalisateur (ou le "making of"), forçant élégamment le lecteur, avec un narrateur mis en scène cette fois-ci, à un recul permanent et heureusement troublant.

Une lecture essentielle.

Le premier de mes morts tomba sur les coups de six heures. Nul ne peut savoir, bien sûr, si, avant de basculer dans le vide du haut des quarante mètres de surplomb où il fomentait son plongeon définitif tandis que, dans le parc, Marceau s'affairait à la culture de ses plants, il avait vu ce dernier creuser, bécher, rouler ou fumer l'une de ses continuelles cigarettes. Et si, en effet, il avait re
gardé en dépit de tout vertige vers le fond du précipice et avait vu Marceau s'agiter ou immobile en contrebas, nul ne peut savoir non plus, évidemment, si, gêné, il avait hésité un instant sur le seuil de sa chute par crainte de se répandre, tombé de nulle part, à quelques pas d'un honnête travailleur, d'un innocent jardinier, ni si lui avait répugné la perspective d'exhiber l'impudeur de son corps brisé, écrabouillé, devant des yeux inconnus.

Je restais livré au calme nu de mon acharnement. Une impossible frénésie m'animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l'estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant dans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais les plus aboutis de mes discours.

Fin septembre et octobre : si on accélérait ?

Il se passe BEAUCOUP de choses chez Charybde en ce moment, et pour tous les goûts (enfin, compatibles avec ceux de la maison !).

Vendredi 28 septembre, l'équipe de la revue Feuilleton, bien appréciée chez nous, sera notre libraire invité et viendra présenter une sélection de 7 livres - et également fêter le lancement du numéro 5 de la revue.

Vendredi 5 octobre, nous fêterons le lancement de Noir Sur Blanc, le premier roman de Ketty Steward, après son recueil de nouvelles Connexions interrompues paru l'an dernier. Un beau récit, dur et lucide, qui nous parle de race et de sexe, de préjugés, d'abus et de dépassement, avec émotion, finesse et intelligence.

Jeudi 11 octobre, une soirée exceptionnelle, puisque nous recevrons trois des auteurs préférés de la librairie, Claro, Mathias Énard et Mathieu Larnaudie, pour une sorte de "show Actes Sud" autour de leur trois (magnifiques !) romans de cette rentrée.

Dimanche 14 octobre, vous pourrez rencontrer Michael Moorcock, l'un des pères de l'heroic fantasy moderne, du steampunk et de la révolution stylistique en SF, grand inspirateur de groupes rock et presque patron protecteur de Scylla, notre librairie-sœur, depuis le début !

Mercredi 17 octobre, Carlos Zanón sera parmi nous, avec ses éditrices d'Asphalte, pour fêter le lancement de son Soudain trop tard, première de ses oeuvres traduite en français.

Vendredi 19 octobre, nous vous invitons à rencontrer Stéphane Michaka, dont le Ciseaux, re-création de l'univers de Raymond Carver et puissante réflexion, pleine de drôlerie néanmoins, sur la création littéraire et le rôle de l'éditeur, devrait vous enchanter.

Jeudi 25 octobre, les magiques éditrices d'Asphalte, qui nous accompagnent avec bienveillance depuis l'ouverture de la libraire en juin 2011, seront nos libraires invitées. Feu d'artifices en perspective !

Vendredi 26 octobre, nous recevrons Dominique Forma, pour son tout nouveau Voyoucratie, du noir comme on l'aime, et qui devrait réjouir les amatrices et amateurs de son précédent Skeud comme celles et ceux qui le découvriraient à l'occasion. Il sera accompagné de son éditeur Rivages Noir, qui nous parlera des parutions en cours de cette collection que nous suivons intégralement chez Charybde.

À noter également qu'à la demande pressante de beaucoup d'entre vous, nous allons à partir d'octobre OUVRIR LE DIMANCHE, pour une période-test de plusieurs mois, et vous proposer une journée Spéciale Occasions chaque mois. Plutôt sympathique, tout ça, non ?

À bientôt, nombreuses et nombreux, en Charybde !

Chamamé

Un road novel de banditisme, rock, brutal, exotique, tourmenté, et très réussi.

Septième roman de l'Argentin Leonardo Oyola, et le deuxième à être publié en français, en 2012, par les formidables défricheuses des éditions Asphalte, Chamamé oscille avec bonheur entre furie nihiliste déjantée et comédie parodique multi-référencée, rappelant donc en effet, comme cela a été abondamment signalé, certains des signes distinctifs de la "manière" d'un Tarantino.

Dans la région argentine des "trois frontières", zone de quasi non-droit aux confins du Brésil et du Paraguay, Chamamé raconte, entrecoupé de multiples flashbacks, l'aboutissement de la collaboration et de la rivalité de deux braqueurs aussi fous et violents l'un que l'autre, Noé - qui se donne volontiers de redoutables airs de prêcheur biblique - et Perro, conducteur hors pair, rocker, amateur insatiable de musique, improbable néo-romantique cultivant in petto sa passion amoureuse impossible entre casses, prisons, bars et prostituées - et narrateur du roman.

Sur un rythme hallucinant où le beat latin metal et rock FM alterne les instants d'une violence inouïe et ceux d'une rêveuse nostalgie, un road novel brutal, exotique, tourmenté, et parfaitement réussi.

Angie Dickinson a fermé un œil et s'est concentrée sur la tonsure de Noé, que l'on distinguait à peine derrière la tête de l'otage. Elle en a également profité pour réduire de moitié la distance qui les séparait. Mais quelle idiote ! Elle s'était sûrement dit : "Tout doucement, j'avance de quelques pas et comme ça je me rapproche de l'autre cinglé", alors que c'était le cinglé en question qui la laissait approcher. Noé dissimulait le pasteur Jimenez dans sa manche, c'était un couteau avec une lame en acier du Brésil de quarante-cinq centimètres de long qu'il avait piqué à un vendeur black de la villa Elisa. En fond sonore, Miguel Mateos participait à la scène en leur infligeant un massacre musical qui dégueulait des hauts-parleurs.

 

[... et Charybde 1 approuve approuve approuve !]

Livre XIX

La première grande fresque historico-mythique de Claro : un régal exigeant.

Publié en 1997, Livre XIX est le premier des grands romans de "mythologie contemporaine" de Claro. Consacré au XIXème siècle, il préfigure de plus d'une manière CosmoZ (2010) couvrant la période 1900-1950 et Tous les diamants du ciel (2012) portant sur 1950-2000.

Incorporant une partie de travaux préalables (ceux consacrés au serial killer du Second Empire, Jean-Baptiste Troppmann), ses 400 pages créent un écheveau complexe, demandant un authentique et bien agréable effort au lecteur, qui doit, dans l'ensemble des "scènes" et "documents" proposés, construire le fil conducteur reliant, en de multiples échos parfois aussi impressionnants que surprenants, la figure centrale de la jument XIX, incarnation du cheval "disparaissant" au cours du XIXème siècle, proie désignée des explosions plus ou moins aléatoires et des équarrisseurs en voie d'extension, aux aérostats, aux gaz de ville, aux machines infernales et aux complots, aux compositeurs classiques et modernes, aux cosaques comme tropisme potentiellement fatal, à Berlioz et à Haydn, ou encore aux inventeurs de panoramas et de dioramas, de photographies et de torpilles, de machines à vapeur et de mélanges détonants ,...

Le jeu entre registres de langage (que ne renieraient ni Rabelais ni David Foster Wallace) peut parfois désarçonner, et il faudra jongler entre notes savantes, procès-verbaux de police, monologues d'illuminés, confessions de psychopathes ou dialogues fictifs entre utopistes pragmatiques et conspirateurs néo-machiavéliens, pour de grands moments de joie lectrice lorsqu'au détour d'une phrase, d'un paragraphe, d'un chapitre, une nouvelle "correspondance" baudelairienne apparaît, ténue d'abord mais prenant peu à peu son essor...

Du grand art, exigeant et salutaire.

Que dirais-tu, lecteur, d'un siècle qui ne soit qu'une litanie d'attentats manqués où chaque machine infernale détrônerait l'orgue dans une messe inédite, d'un siècle bardé d'inventions frauduleuses, de quinquets explosifs, de panoramas disciplinaires, de thérapies ondulatoires, d'émeutes musicales, d'embaumeurs cavaliers, d'assassins vendus aux complaintes, d'expositions n'ayant d'universel que la faculté à se dégrader, de fééries hippophagiques, de brevets littéraires, de feuilletons "livrés" aux incendiaires, de Cosaques fouriéristes ?
Que dirais-tu, lecteur, d'un livre qui, loin d'être le dix-neuvième siècle revisité, n'en soit que l'épreuve inique, la doublure tantôt docte, tantôt farce, où viennent parader quelques "molécules désagrégées", quelques figures catastrophiques ?
De là, ces vignettes artificieuses, rêvées ou dérobées, copiées ou prolongées, achevées ou trahies, lues ou reconnues, mais toutes issues d'une même manie : celle d'un siècle défunt s'épelant, s'inventant à son corps défendant une genèse irascible, des avatars obstinément chevalins, une apocalypse balbutiante.(...)

Un siècle aura suffi pour qu'une nation fasse son deuil de la phlogistique dans le même temps qu'elle écartait les savants de sa rage révolutionnaire, s'abrutisse de gaz au point de ne plus savoir si elle voulait qu'il la portât aux nues factices ou l'aveuglât d'un crépuscule infini, puis se lance à corps perdu à l'heure de son apocalypse dans le rêve du feu grégeois, ce feu mythique dont se servaient les artilleurs musulmans pour effrayer les chevaux chrétiens. (...)

Le panorama encerclait amoureusement le visiteur dans une étreinte panoptique ; le diorama, telle une barricade d'ombres et de lumières, l'écrase de toute sa suffisance. Et Daguerre s'offre même le luxe de disposer entre la toile et le public quelques "accessoires" : chaises d'église, rochers de carton, buissons ardents... La multiplication des plans intermédiaires opère la copulation grotesque du proche et du lointain en sollicitant chez le spectateur un goût du simulacre qu'il croyait réservé au manège social. (...)

A nos pères

Autour, la foule pâle et tremblante comme malade, et la maladie qui l'anime a un nom. Fascination. A deux noms. Douleur et fascination. A trois noms. Sang, douleur et fascination.

Lucius est vieux. Retraité. Seul. Quand il étreint Mona, son amante alzheimer, il tient la mort dans ses bras. A cet âge, le médecin devient une relation trouble, entre dealer et unique ami... Et puis Frank Lahire lui montre un truc, dans le sous-sol d'une boîte de nuit, et lui propose d'en faire partie, lui aussi. Des combats de vieux, sous le regard d'une foule jeune, avide et fascinée.

Un Fight club gériatrique, faisant la part belle à des combats mous et des corps dégénérescents. Où les lunettes sont scotchées à même le crâne, où l'oubli d'un dentier au moment du combat peut se révéler fatal... Et les corps jeunes des filles viennent se coller à celui du vainqueur.

A côté des combats il y a aussi le quotidien, la vieillesse, le corps qui lâche et les sentiments qui fanent. Il y a le business des paris, il y a ces vieux qui acceptent d'entrer dans l'arène ; il y a les enterrements, le médecin, la faiblesse. Comme dans un Rafael derniers jours, le lecteur accompagne un personnage dans son choix de se soumettre à la souffrance et à l'humiliation.

A mi chemin entre la flamboyance d'un Palahniuk et la simplicité de McDonald, le style oscille entre poésie et barbarie. Le rejet permanent des dialogues en fin de chapitre produit un décalage son/image particulièrement réussi : le sens arrive toujours en second, après l'image et (souvent) la douleur. Des chapitres très courts, des phrases hachées de points, produisant ce rythme assez étrange d'une poitrine asthmatique.

"La foule autour d'un cercle de violence. Deux vieillards en caleçons maculés finissent de se faire du mal. Les coups sont secs. C'est étonnant même comme rien ne ressemble à ce qu'on peut imaginer. C'est la première chose que remarquent les nouveaux arrivants. Le bruit de la viande qui claque contre la viande. Il n'y a pas de hurlement de la chair. C'est de la poésie, ça. C'est du cinéma. Des bruitages de films. Mais ce n'est pas la réalité d'un combat. Autour, la foule pâle et tremblante comme malade, et la maladie qui l'anime a un nom. Fascination. A deux noms. Douleur et fascination. A trois noms. Sang, douleur et fascination.L'un des vieillards a des lunettes qu'il fait tenir sur son nez avec du scotch de déménageur. Le scotch lui entoure la tête. Il est ridicule. Il est fini. La foule se moque de lui. Le binoclard pleure. L'autre vieux sur lui. Lui tient la tête et il cogne comme il peut. Un peu partout."

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