Connexion

Coups de coeur

La mort de Masao

Une étonnante histoire de fantôme japonais contemporain, subtile et poignante.

"Entre l’instant où il perd conscience pour toujours et celui où il reprend pied, renouant avec ses pensées, un quart de seconde s’est écoulé, le temps d’un clin ou d’un hoquet, et cependant c’est un bouleversement complet : l’angoisse et la souffrance qui saturaient son esprit et son corps dans leurs moindres recoins, un quart de seconde auparavant, s’en sont entièrement retirées ; tranchées net, dévitalisées, sans rien laisser derrière, sans heurt, elles n’ont soudain jamais existé ; s’il l’avait su, il ne saurait plus dire ce qu’elles étaient.
C’est comme si l’on avait jeté la montgolfière avec le lest.
Pour autant, l’émotion qu’il ressent maintenant – quoi que puissent être cet il et ce maintenant, tous deux encore très obscurs pour lui, sans parler du reste – n’est pas de la famille des joies.
Un allègement indicible, oui, mais ni allégresse ni bonheur, aucune lumière radiante, rien de tout ça. D’abord parce que nous sommes au milieu de la nuit et que les seules lumières proviennent du dehors, de lointains éclairages publics, une faible demi-lune (par une sorte de pudeur, il s’est tué dans le noir) ; ensuite et surtout parce qu’il se voit, qon âme à défaut d’autre terme voit, se découpant dans l’ombre, celui qu’il était, pendu au plafond, sans doute possible décédé et que, soulagement ineffable ou pas, il ne s’agit pas d’un spectacle plaisant.
Il n’est tout simplement pas beau à voir, ni de l’intérieur ni de l’extérieur, ce que son âme fait à la fois.
Or rien n’est plus facile que de s’en détourner. Masao comprend très vite, intuitivement, les lois qui régissent ce nouveau monde. Il ne se voit que parce qu’il le veut bien, il n’a pas le temps d’y penser qu’il est déjà ailleurs, fondu dans la mangue sur l’assiette, son oreiller, intensément gouttière, lampadaire, arrêt de bus, explorant des caves ou des toits. Il doit se concentrer pour revenir dans sa soupente, s’avouer la permanence désormais granitique de sa funeste situation.
Ces retours sont fulgurants, fulgurantes ses fuites. Il s’oublie un moment dans ce petit jeu, voletant autour de sa dernière demeure, se lançant chaque fois un peu plus haut, dans le ciel, pour d’émouvantes vues générales. Il ne semble pas qu’il puisse crever le plafond des nuages.
(Il y aura donc toujours un plafond quelque part.)
Mais s’il fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons, dévalant sa rue en pente, grimpant aux arbres, frôlant les oiseaux endormis, les fourmis, en vérité Masao ne s’est pas quitté d’un pouce, pas vraiment.
C’est un fait, une part de lui est dans la chambre. Il sait combien il pèse au gramme près, il est le matou qui trotte trois rues plus loin et la rigidité cadavérique de ses orteils, la mouette qui passe (il n’ose pas la suivre jusqu’à la mer) et sa poitrine livide sous sa chemise ouverte, son nombril exposé à l’air

Par une nuit d’apparence ordinaire, dans une fort calme banlieue tokyoïte, le jeune Masao ?ta, employé dans une maison d’édition, s’est donné la mort, pour reprendre conscience différemment, une fraction de seconde plus tard, en tant que… fantôme. Et c’est là que les choses se corsent, car, tandis que se déroulent « sous ses yeux » (si l’on ose dire) la découverte de son corps, les diverses manifestations de chagrin de ses quelques proches et l’enquête de routine mais fort sérieuse de l’inspecteur de police spécialisé dans les suicides, le nouveau Masao réalise que la culture populaire en matière de revenants ne l’a guère préparé à ce qui se passe désormais effectivement…

Quelques mois à peine après le magnifique « Le dormeur », et dans un contexte qui semble avoir d’abord moins directement à voir avec le cinéma (même si, sans doute, la substance des « Enfers et fantômes d’Asie » et le travail intense d’un Stéphane du Mesnildot ne sont sans doute pas si loin), voici que Didier Da Silva nous revient, en cet avril 2021, toujours chez Marest, avec ce « La mort de Masao » aussi surprenant qu’enchanteur.

Conte tout à fait contemporain aux allures pourtant immémoriales, maniant un humour pince-sans-rire et un sens tout britannique de l’understatement, poignant et drôle, tendre et grinçant, jusqu’à sa superbe surprise finale, « La mort de Masao »peut osciller avec une étrange justesse entre la frénésie sous ergot de seigle du « Tous les diamants du ciel » de Claro et la précision onirique du « La maison des épreuves » de Jason Hrivnak, pour nous offrir une lecture rare, alerte, enjouée et pourtant subtilement méditative, dissimulant à chaque instant son potentiel tragique pour mieux nous en frapper, comme après coup.

Golden Hello

Quatorze fragments de réalité et de surréalité radicales, chantant en grinçant le contemporain qui nous broie, mieux que bien des essais.

Éric Arlix, dont on avait tant aimé, par exemple, « Le monde Jou » (2005), et dont on avait tant apprécié le formidable travail aux éditions ère et à la rédaction en chef de la revue TINA, nous offre en ce mois d’octobre 2017 un nouveau texte, « Golden Hello », joliment rusé et spectaculaire. Sous le signe ambigu de la prime de bienvenue, symbole haut en couleurs quoique le plus souvent discret du mercenariat capitaliste généralisé, et peut-être bien l’une des pratiques les plus emblématiques d’un certain art de dissoudre la collectivité, l’auteur tisse quatorze fables contemporaines dans des registres fort variés, chacune traquant en huit ou dix pages les lignes de fuite possibles de situations contemporaines apparemment bordéliques, mais en réalité souvent extrêmement bien orientées.

"Des managers de haut niveau, qui ne tarderont pas à se lancer en politique, se sont longuement préparés pour ce raout où ils devront confirmer tout le bien que leurs réseaux pensent d’eux et badigeonner cet événement sans précédent de leur charisme incontestable, de formules toutes prêtes, de promesses intenables délivrées avec tout le sérieux nécessaire. Quelques artistes concentrés se sont forcés à venir, concession obligatoire, pour une fois, à leur carrière qui ne décolle pas, ils sont plutôt mal à l’aise et très vite intrigués par cette nouvelle marque de vodka biologique, les jus d’herbe ils connaissent déjà. Des délégués territoriaux d’importance sont également présents, leurs équipes pendues à leurs basques, leurs budgets conséquents pour l’année à venir les font parader et attirent, en grappes autour d’eux, de nombreux prétendants déjà au travail. Des capitaines d’industrie – collectionneurs coréens, russes, sud-africains, grecs, polonais – confirment, s’il en était besoin, l’importance de l’événement, il fallait y être, ils y sont. Des incubateurs, des professeurs de zumba, des data scientists, des développeurs android trinquent avec des coachs Beachbody, des champions du monde de hard bat, un dude inconnu en pyjama dont on suppose qu’il s’agit d’une star internationale de J- ou de K-pop jouant sur la notion toute relative, en ces circonstances, d’incognito, ou bien d’un jeune sportif saoul ayant tenté une aventure anthropologique inattendue, pour une fois." (« Un cocktail »)

De rapt de cadre supérieur pour un tour d’Europe improvisé des friches industrielles les plus sinistrées (« Un enlèvement ») en youtubage publicitaire volontaire pour des œufs chocolatés et leur surprise plastique à deux sous (« Une vidéo »), de rassemblement artisanal des fans d’une série télévisée mythique et oubliée (« Une convention ») en soirée d’inauguration d’un nouveau musée (« Un cocktail »), de bureaux de maîtres du monde juchés en haut de tours à Dubaï, en bel écho à Mike Davis (« Un poste à pourvoir ») en tourisme survivaliste acéré, évoquant les peurs feutrées mises en scène par Hugues Jallon (« Une balade »), de migrations méditerranéennes terribles et désabusées (« Une traversée ») en rythmes et rites organiques, organisés et assujettis à la consommation (« Une supérette »), de marketing agro-alimentaire atypique (« Un plat ») en échappée mystico-scientifique dans le résolument improbable et pourtant nécessaire (« Une rencontre »), de cannibalisation morbide des liens humains en réseaux sociaux (« Un hashtag ») en simulacre habile de retour paradoxal au « Monde Jou » comme échappée constructive, peut-être (« Un projet ») et enfin en préparation possible à une éventuelle apocalypse (« Une situation »), Éric Arlix nous propose un impressionnant concentré de fantasmes dominateurs et de pernicieuses stupidités marchandes, comme de résistances, futiles ou essentielles, extrayant de son verbe descriptif et de son ton bien particulier (issu du vraisemblable calcul d’une distance ironique justement millimétrée) les bribes précieuses de thématiques que l’on trouverait éventuellement développées, sous d’autres formes, dans d’autres textes essentiels du moment, comme « La toile » de Sandra Lucbert, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet, « Des châteaux qui brûlent » d’Arno Bertina, ou encore l’œuvre collective du recueil de nouvelles « Au bal des actifs ». Et tout cela avec une redoutable causticité poétique qui évoque aussi les fulgurances de Jean-Marc Agrati.

Ce petit livre particulièrement précieux, concentré de cette grâce efficace chère à Jérôme Leroy, a été mis en musique et en voix, sur plusieurs scènes de France et de Belgique, par Éric Arlix, Serge Teyssot-Gay et Christian Vialard réunis au sein du groupe Hypogé.

Hors sol

En suspension au-dessus d’une Terre dévastée par la hausse des températures, le monde terminal des monades hantées. Un cauchemar rude, drôle, époustouflant.

 

Tout est plus grand, dit-on, dans les souvenirs d’enfance. Je ne sais pas. J’ai passé la mienne dans un logement si exigu de la banlieue d’Utrecht que le plafond semblait à portée de main. À présent, quand je me tiens sur la coursive, dos à la baie vitrée qui éclaire mon rayon, le premier objet que je voie, si je ne compte pas le bec jaune du masque à oxygène, est à des kilomètres de distance en contrebas. Et il mérite à peine le nom d’objet : c’est un nuage – pour être exacte, un stratocumulus.
Contrairement à celle de ma mère, et celle de sa mère avant elle, mon existence ne va pas en se précisant. C’est un cône renversé, en équilibre sur sa pointe. Je ne souffre pas du vertige qui prend mon ami Hsou quand sa nacelle penche sous le vent. très tôt, j’ai ressenti un genre d’aspiration, une pesanteur inverse qui rejetait ma tête en arrière et soulevait mes talons. Sur Terre déjà le plein ciel aimantait mes yeux.
Piloter un avion de ligne aurait suffi à mon bonheur. Ce n’était plus depuis longtemps un métier réservé aux hommes. Hélas, depuis la conquête du génome, le daltonisme ne l’était plus non plus. Mes parents se sont crus malins de se faire bricoler les chromosomes pour renforcer l’immunité de leur progéniture. Résultat : ce que vous nommez « rouge » et « vert » ne sont pour moi que de subtiles nuances du gris, de loin ma couleur préférée. Incapable de distinguer entre eux les signaux lumineux, j’ai dû renoncer à voler.
Imaginez mon enthousiasme juvénile, il y a tout juste quarante ans, à l’annonce de la Sélection. Quand j’ai persuadé mes amis météorologues amateurs de tenter notre chance aux Jeux intercellules, je n’avais jamais eu autant foi en moi, en eux, en l’avenir. Cette foi nous a portés, nous a transportés jusqu’ici.
Pourtant, même partagée par la plupart des cinq mille autres lauréats, elle ne déplace pas les montagnes. Elle n’a pas pu, en l’occurrence, ébranler la montagne volante du Navire Amiral, quand une avarie l’a stoppé sur l’orbite géostationnaire. La foi que nous gardons malgré ce faux départ ne suffit pas à nous porter jusqu’à notre destination. Je me dis quelquefois que ce n’est pas plus mal. Sur Mars nous devrions, mes camarades et moi, changer complètement de hobby. L’atmosphère, qu’on dit ocre et terriblement poussiéreuse, visitée par de rares cirrus fantomatiques, ne s’y prête guère au déchiffrement délicat que nous pratiquons. (La nue, Blog d’Ursula Knobs, nacelle 127)

En août 2018, à Paris, quelqu’un a mis la main, presque par hasard, sur un ensemble de données extrêmement codées, en un système cryptographique très avancé rendant difficile à suivre l’hypothèse d’un canular, même sophistiqué. Pourtant, il y a bien là de quoi douter. Sous forme de centaines de fragments, courriels, couplets de chansons, billets de blog, tracts, affichettes publiques, compte-rendus de groupes de discussions, extraits de journaux intimes, règlements de copropriété, un tableau proprement hallucinant s’esquisse puis se complète peu à peu. Dans quelques années, fuyant une Terre au bord de l’effondrement climatique et environnemental, en pleine surchauffe, cinq mille personnes ont mis le cap sur Mars dans un vaisseau spatial privé, bourré de matériel et de science. Choisis selon des critères qui se révèleront progressivement plus ou moins en creux, ils ont néanmoins été assez vite arrêtés dans leur élan par une panne massive de certains systèmes, et ont dû être répartis dans les capsules de survie du vaisseau, capsules qui, ne pouvant et ne voulant retourner sur une Terre en proie au désastre, sont devenues les nacelles captives d’un impensable manège tournant autour du globe, bien au-dessus de la couche nuageuse. Ce sont les témoignages volontaires ou involontaires d’un certain nombre d’habitants de ces nacelles qui forment le récit multicellulaire auquel nous sommes confrontés par Pierre Alferi.

Sœurs et frères Corollaires, célébrons notre entrée
dans la cinquième décennie de l’Epoque !
Réjouissons-nous du Ravissement – libération et renaissance –
qui sauva notre espèce de la fournaise
et de l’extinction subséquente !
Prenons quelques minutes pour méditer sur les impasses,
les dilemmes, les problèmes, les empêchements,
les menaces, les souffrances, les humiliations
auxquelles nous avons échappé en désertant la Terre !
Rendons grâce aux Bienheureux, nos bienfaiteurs,
bâtisseurs et pilotes bienveillants du Navire Amiral,
ainsi qu’à notre armée savante et rotative du Calice !
Rendons-leur grâce au moins six fois pour la guérison,
la levée des six plaies majeures, j’ai nommé :
LA CANICULE, LA FAIM, LA MALADIE,
LE TRAVAIL, L’ENNUI, LA CURIOSITÉ.
(Anniversaire, Hymne viral suivi d’exercices spirituels, archivés par George Upton, nacelle 208)

Publié fin 2018 chez P.O.L., le septième roman d’un auteur qui est aussi poète, parolier et essayiste, trente ans après sa thèse de philosophie consacrée à Guillaume d’Ockham, est peut-être bien, quoiqu’écrit hors du genre proprement dit, l’un des textes les plus rusés et les plus impressionnants de la science-fiction récente. Là où trop d’autrices ou d’auteurs, peu familiers des codes et des contraintes propres à ce type particulier de spéculation, ne retiennent que des motifs et des clichés pour un résultat final trop souvent peu convaincant (bien qu’il y existe de fort heureuses exceptions), Pierre Alféri, avec ce « Hors sol », comble nos attentes et au-delà. Son récit finement fragmenté joue de toutes les possibilités offertes par la construction méticuleuse, détaillée, d’une mosaïque signifiante, aux fragments céramiques extrêmement variés (exploitant aussi nombre de possibilités liées aux typographies et aux mises en page, lorsque nécessaire), d’une sur-métaphore qui se dévoile progressivement, constituant subtilement une véritable intrigue, avec ses abîmes et ses révélations, à partir d’un matériau d’une extrême souplesse, d’une grande drôlerie et d’une ironie maniée en artiste et en poète. Travaillant au corps les fantasmes de séparation et d’élévation d’une élite humaine prête à abandonner à son (triste) sort le commun des mortels, telle que la projetait le cyberpunk des origines (on pensera au « Câblé » de Walter Jon Williams ou au « Neuromancien » de William Gibson, avec leurs pouvoirs orbitaux), ou plus près de nous, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet ou le « Agora zéro » d’Éric Arlix et Frédéric Moulin, Pierre Alféri opère par mise en résonance presque policière de ses éléments disparates très soigneusement agencés, tissant étroitement ensemble Robert Silverberg et Gottfried Wilhelm Leibniz pour nous offrir un univers, intégral et concentré, de monades hantées, dont la nature fragmentaire même résonne intensément avec notre propre société de réseaux, d’écrans et de hobbies sacralisés. Au risque d’une dissolution du social et de l’humain dans le bruit blanc éternel d’un dialogue de sourds entre deux proto-intelligences artificielles, « Hors sol » nous demande passionnément ce que veulent dire, en réalité, communiquer, habiter et vivre, et nous impose en beauté l’un des plus puissants chocs littéraires et politiques ressentis récemment.

SURVIE
La température moyenne est actuellement de 21° au niveau de la Corolle, avec des variations d’une amplitude de 11°.
Son augmentation annuelle n’est pas préoccupante. Elle reste moins rapide que celle de la température au sol, estimée par la Station Calicienne de Thermosurveillance entre 54° (le long de l’équateur) et 10° (aux pôles), soit 0,5° de plus que l’an passé.
Le taux d’oxygène, de 19 % en moyenne, reste acceptable. Les nacelles sont donc maintenues à 13 350 mètres jusqu’à nouvel ordre.
Grâce aux progrès bienvenus des incendies dans les ex-jungles amazonienne, africaine et thaïlandaise, le taux d’ozone est en augmentation. Le rayonnement ultraviolet est ainsi cantonné entre les indices 7 et 11. Outre le masque à oxygène, le port de lunettes et de gants reste recommandé dans la journée sur les coursives.

CARNET
On déplore le décès soudain et concomitant de douze personnes dans la nacelle 142, soit la totalité de son équipage. Les causes exactes de la mort, survenue pendant l’imprégnation collective, n’ont pas encore été déterminées.
L’Internasse A a pris en charge soixante-quatre candidats au surgel rémissif. La sinistrogyre en compte déjà soixante-dix-sept. Ces patients, souffrant de maladies incurables ou inconnues, seront confiés respectivement aux glacelles nors et sud. Le taux d’occupation de ces dernières avoisine les 80 %, mais les réserves d’azote liquide permettent d’envisager sereinement l’avenir proche.
Légère baisse du nombre de chutes accidentelles : trois cette semaine contre cinq la semaine dernière.

DU NEUF DANS LES NASSES
L’archelle 72 a le plaisir d’annoncer la naissance d’un lynx et de deux autruches. Les places étant comptées, les heureux parents seront prochainement jetés par-dessus bord.
La production de sauterelles, blattes volantes et autres insectes hyperprotéinés a dépassé les prévisions dans la nasserre 26. Le lâcher du surplus est prévu pour demain. L’équipage des nacelles voisines est invité à ne pas ouvrir les fenêtres pendant une semaine.
Marceline Fremdauer, soixante-douze ans, a de nouveau battu son record d’endurance en ski de fond de salon. La Gymnasse offre un bal.
Pénurie de jetons dans la Casinasse après des gains exceptionnels. Les imprimantes tournent à plein.
La Lupanasse signale la mort « quasi volontaire », en un week-end, de trois personnes par apectase et apoptose. Il s’agit respectivement d’un arrêt cardiaque, d’une congestion cérébrale et d’une autostrangulation.
Dans l’ensemble des nasses récréatives, le taux de perte passe à 6 % avec une chute de la Gymnasse et trois chutes – simultanées – de la Casinasse. Les suspects sont respectivement : un stimulant (type MDE) et un hallucinogène (type DOM).
L’internasse A a désormais cinq jours, et donc cinq nacelles, de retard, tandis que la B n’en a pour le moment que trois. Dans leur tour de la Terre annuel, le lieu prévu de leur croisement est donc décalé de deux nacelles vers le nord, et la date encore repoussée de deux jours. (En raison des impondérables du cabotage, il est recommandé de consulter la mise à jour quotidienne du planning.) (Dépêches, L’OffiCiel, janvier de l’an 40, archivé par Clémentine Ray, nacelle 240.)

Le monarque des ombres

Anatomie d’une légende familiale refoulée, composant une impressionnante leçon d’Histoire et de littérature.

«Le monarque des ombres», publié en 2017 et traduit par Aleksandar Grujicic pour les éditions Actes Sud (à paraître le 29 août prochain) fait écho aux «Soldats de Salamine» (paru en 2001), le roman qui a fait connaître Javier Cercas.
Dans «Les soldats de Salamine», roman au titre et à la construction énigmatique, Javier Cercas évoquait comment Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols réussissait à échapper par miracle à son exécution par des républicains espagnols en déroute en 1939.

« Il s’appelait Manuel Mena et il est mort à l’âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l’Èbre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village du nom de Bot. C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre : il s’était alors engagé dans la 3ebandera de Phalange de Cáceres, et l’année suivante, fraîchement promu sous-lieutenant intérimaire, il fut affecté au 1er tabor de tirailleurs d’Ifni, une unité de choc appartenant au corps des Régulares*. Douze mois plus tard, il trouva la mort au combat, et durant des années il fut le héros officiel de ma famille. »

* Troupes de l’armée espagnole recrutées au Maroc espagnol (note du traducteur)

Né en 1919 dans un village isolé d’Estrémadure, terre ingrate et archaïque où les paysans vivaient toujours au début du XXème siècle sous le joug d’une servitude moyenâgeuse, comme dans les «Saint innocents» de Miguel Delibes, Manuel Mena appartenait à une famille de paysans ni riche ni pauvre, ayant réussi à louer des terres, et ayant depuis l’illusion d’être passée du côté des patriciens.

Le parcours de ce jeune idéaliste «ébloui par l’éclat romantique et totalitaire de la Phalange», mortellement blessé en 1938 lors de l’absurde bataille de l’Èbre, l’un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile espagnole, est le sujet du «Monarque des ombres» mais Manuel Mena n’est pourtant pas l’unique personnage central de ce roman impressionnant de maîtrise. Comme «Les soldats de Salamine», «Le monarque des ombres» est un récit à plusieurs niveaux où Javier Cercas, écrivain narrateur qui n’est pas tout à fait l’auteur, enquête et tente de reconstituer la trajectoire de son grand-oncle, en même temps qu’il questionne son propre regard sur ce personnage familial considéré comme glorieux, sa honte d’avoir appartenu à une famille de gens modestes et pourtant franquistes, et ses propres scrupules à raconter l’histoire de cet homme qui l’assaille depuis des décennies.

« C’est seulement alors que je songeai à mon livre sur Manuel Mena, au livre que toute ma vie je remettais constamment à plus tard ou que je me refusais toujours à écrire, et je me rends compte maintenant que j’y pensais parce que je compris soudain qu’un livre était le seul endroit où je pouvais dire à ma mère la vérité sur Manuel Mena, où je saurais et j’oserais lui dire. Devais-je la lui dire ? Devais-je coucher par écrit l’histoire de celui qui symbolise toutes les erreurs et les responsabilités et la faute et la honte et la misère et la mort et les échecs et l’horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion et le déshonneur de mes ancêtres ? Devais-je prendre en charge le passé familial dont j’avais tellement honte et l’ébruiter dans un livre ? »

Tout en menant l’enquête dans ce roman sans fiction, comme avant lui «Anatomie d’un instant» ou «L’imposteur», en explorant ses propres atermoiements, Javier Cercas tourne autour du point aveugle de l’engagement phalangiste de Manuel Mena et déploie sous nos yeux les antagonismes et ambiguïtés de l’histoire. Il nous donne aussi à lire une formidable leçon de littérature en train de se construire, en convoquant Dino BuzzatiHomère et la peinture de Goya. En effet, le personnage de Manuel Mena, au fur et à mesure de l’enquête, gagne en épaisseur et en complexité, pour finalement d’une statue froide et sans vie, triste héros ayant fait le choix du mauvais côté de l’Histoire, devenir un réel personnage qu’on dirait fait de chair, dont on peut sentir l’engagement, la complexité et les doutes, palpables tout comme ceux de l’auteur, qui à la fin ne doute plus et se décide à raconter l’histoire familiale de ce monarque des ombres.

Toxoplasma

Hackers en folie et Commune Libre de Montréal en métaphore uchronique d’un âge d’or déliquescent à toujours réinventer.

« Même pas en rêve, cousin ! » : le nouveau roman de David Calvo, publié en ces jours d’octobre 2017 à La Volte, est sans aucun doute l’une des expériences littéraires les plus époustouflantes que j’ai rencontrées dernièrement. Imaginant (et nous forçant doucement à imaginer) un futur qui se révèle progressivement uchronique (et dont je vous laisserai découvrir les détails convulsifs à la lecture), il nous entraîne, à la suite déjantée de deux hackeuses et d’une conservatrice de vidéos VHS d’horreur – dépassées et néanmoins presque sanctuarisées -, dans un hallucinant remake, en forme d’analyse post-mortem aussi et surtout, des raids mêlant univers « virtuels » et univers « réels » de la grande époque où la littérature de fiction découvrait les profondeurs des réseaux informatiques et les verres miroirs. Sachez seulement qu’il y eut et qu’il y a guerre de l’eau, que le réseau internet mondial s’est effondré pour diverses raisons (dont l’évocation vous fera, selon les moments et votre humeur, sourire ou frémir), que l’Islande fait ici figure de paradis libertaire et de référence ultime d’un monde disparu ou en voie de réinvention totale, selon que vous choisirez une lecture optimiste ou une lecture pessimiste de ces 360 pages haletantes, que les entreprises sont bien évidemment plus puissantes – en réalité comme en fiction – que la plupart des États reliquaires instrumentalisés, et que la Commune Libre de Montréal (dont l’auteur fréquente au quotidien la version correspondante dans ce qu’il est convenu d’appeler notre monde à nous) y constitue un étrange îlot expérimental, en voie de résorption et d’absorption à l’heure où le roman commence.

Le mercredi au Millenium, les enfants cherchent des films d’horreur autorisés par des parents dépassés. Nikki navigue à l’œil, conseillant des bandes qui ne devraient pas être vues, ni par un enfant, ni par un adulte. De l’épouvante canadienne tournée pendant le tax break de la fin des années 70, des films amateurs, véritables boucheries salopées. C’est leur kif.
– Bon alors,
Things tu vois, dit-elle à une gamine de neuf ans en salopette, c’est l’histoire de deux frères dans une cabane, qui viennent rendre visite à un troisième, qui fait des drôles d’expériences, et on se rend vite compte qu’il va utiliser ses frères pour des expériences, et qu’il y a une sorte de fourmi mutante géante dans le frigo, carnivore. Ça se finit à la tronçonneuse.
Ça l’amuse de voir ces enfants embrasser l’imaginaire, se tenir loin du Betamax pour continuer de perpétuer le savoir-faire, l’unique saveur de ces parasites. Le combat lui semble soudain plus important : les adeptes du Beta ne font pas la place au film d’horreur, ils obéissent aux grosses machines culturelles qui dirigent le monde et les gouvernements, morale totale, à grand renfort d’effets spéciaux et de messages clairs. Aucune des grandes licences, aucun réalisateur célèbre, ne s’intéresse plus à la VHS. C’est un monde souterrain, approximatif, réservé à des rêveurs, des exilés. Pouvoir transmettre ça, c’est devenu un combat, économiquement condamné. Autant dire : non existant.

S’il maîtrise au millimètre le matériau esthétique du cyberpunk littéraire, David Calvo ne se contente pas du tout de nous en fournir une version actualisée et puissamment déglinguée. Aussi joueur que dans son magnifique (et – déjà – islandais) « Elliot du Néant », mais moins purement énigmatique, il tisse un réseau serré de références habilement détournées, où voisinent avec ferveur une complainte de phoque en Alaska, une beautiful laundrette (pardon : buanderette !) transformée en nouveau temple numérique de Delphes, des gamins en BMX empruntés peut-être au Marseille de « Taxi 3 », un probable avènement de chats quantiques, les doses nécessaires de rhétorique pour radicaux, un attrape-rêves digne des Sarah Connor Chronicles, voire – qui sait ? – un hommage à la balle lente de Iain M. Banks (il y a des drones qui ne se perdent pas…) et aux ramifications groupusculaires de Ken McLeod. Le réseau de résonances ainsi mis en œuvre n’a rien de gratuit, et sert au contraire, tandis que s’explicite peu à peu une partie de la nature de la divergence uchronique ici en jeu, à faciliter l’interpénétration entre une certaine réalité et les tropes du jeu vidéo, aux accents de la discrète mélodie de David Cronenberg et dans des décors virtuels que n’aurait pas reniés George Alec Effinger.

Kim reprend son burger, tire une feuille de salade mourante. Ira leur avait sorti le grand jeu, il savait qu’elle allait y mordre, que c’était du tout cuit, une semelle. La Vectracom est l’une des corpos les plus en vue de Montréal, une sorte de spécialiste de la domotique qui avant la Commune chiait de la commodité pour jeunes friqués incapables d’essorer une salade sans avoir besoin d’un machin connecté intelligent. Dans ses nouveaux jolis bureaux avec entrée directe dans les souterrains, une belle porte vitrée avec moquette, la Vectracom est encore la façade arrangée d’un monde néolibéral embourbé dans son confort. Kim rêvait de les killer depuis qu’ils avaient commencé à vendre des montres pour mesurer les calories brûlées pendant le temps passé sur l’ordi.

Si la structure ou l’absence de structure de l’île de Montréal de « Toxoplasma », ainsi que le contexte politico-militaire qui l’entoure, restent largement à la charge de la lectrice ou du lecteur, David Calvo se fait en revanche davantage directif lorsqu’il s’agit de donner à ressentir (comme souvent chez lui – et pas uniquement dans « Sous la colline ») la prégnance des paris architecturaux effectués jadis par et pour l’homme, et plus encore de rendre compte presque charnellement d’un modus operandi et d’une esthétique hacker, allant bien au-delà, tant en finesse qu’en réalisme potentiel, de l’invocation rituelle (par les personnages du roman eux-mêmes !) en direction de William Gibson, par loas de feu la toile (qui ont été remplacés – ad hoc – par un panthéon grec pour doter les arpentrices et arpenteurs de souterrains d’un langage commun) et par consoles Ono-Sendai interposées.

– Dites, les filles, ça vous dirait de venir faire votre boulot  ? dit Jove en revenant leur montrer trois cartouches de ce qui semble être un virus démodé.
Sur l’étiquette, un signe cabalistique. Kim secoue la tête. Mauvais karma, quand les programmeurs utilisent l’occultisme ou l’ésotérisme pour masquer leur manque d’inspiration. Se reposer sur une prière pour faire marcher un programme n’a jamais rien donné, malgré tous les rituels nécessaires pour démarrer des protocoles poussiéreux.

Si le microcosme dans lequel cohabitent tant bien que mal tant de communautés humaines possibles (et l’on pensera peut-être ici au beau « Zazen » de Vanessa Veselka : il s’agit bien ici aussi, pour une bonne part, de savoir avec Claro « Comment rester immobile quand on est en feu ? ») peut tenir lieu d’une gigantesque métaphore en termes spécistes et anti-spécistes, il y a bien à l’œuvre dans « Toxoplasma » la sourde révolte planétaire qui hante « La forêt des mythimages » de Robert Holdstock comme la série suédoise « Jordskott ». Une bonne part de la clé de l’énigme suppose de suivre à la trace un crapaud-taureau d’un genre un peu particulier, tandis que la meilleure théorie néo-conspirationniste dans cet univers fragmenté qui n’en manque pas semble bien mettre en jeu les chats et la toxoplasmose. Et il n’y a, dans ce jeu furieux, pas autant de hasard qu’on pourrait le penser d’abord. Comme le disait David Calvo en réponse à une question de Richard Comballot dans l’excellent recueil d’entretiens, « Clameurs » : « C’est une mise à disposition de tes rêves, tu les donnes aux autres en espérant que ça aidera à étendre leur perception. C’est comme une fleur, cueillie là-bas, qu’on offre. J’ai appris à construire des mondes, mais en vérité, pour moi, il s’agit en fait de révéler des possibles qui existent déjà. » Et ce cadeau-ci est particulièrement somptueux.

Le post-humain c’est un truc marketing pour aider les plus riches à se sentir spéciaux.

L'instant décisif

Chaque jour peut contenir toute une vie : Comme Rafael Chirbes l’avait fait avant lui dans «La chute de Madrid», Pablo Martín Sánchez concentre l’action de son roman en une unique journée de mars 1977, qui se trouve être le jour de sa naissance, et réussit à brosser une fresque de la société espagnole en pleine effervescence avant l’organisation des premières élections démocratiques – cette période dont Javier Cercas a formidablement décortiqué les convulsions dans «Anatomie d’un instant».

«Aujourd’hui tu vas naître. Tu ne devrais pas, mais tu vas naître. Tu ne devrais pas parce que là, dehors, c’est l’enfer. Des manifestations tous les jours. Les gens parlent d’élections. D’attentats. D’amnistie. Et tu es si bien dans ta grotte. Bien au chaud. En apesanteur. Pas besoin de respirer, ni de manger, ni de pleurer. A quoi bon, puisque personne ne t’entend ? Gigoter, oui. Donner des coups avec les mains. Comme un boxeur ou un karatéka. Démontrer que tu es prêt à affronter la vie. Un milieu hostile. La vie te donne beaucoup, disent les gens. Mais la première chose qu’elle te donne, ce sont deux claques sur les fesses. Comme celles qu’on entend dans la pièce d’à côté, suivies de pleurs déchirants.»

La suite sur le blog Charybde 27 :

https://charybde2.wordpress.com/2017/10/22/note-de-lecture-linstant-decisif-pablo-martin-sanchez/

 

 

Black Village

«Les mots ont le pouvoir d’illuminer la noirceur». Cette célèbre phrase de la correspondance de Samuel Beckettsemble épouser parfaitement la nouvelle œuvre de Lutz Bassmann, «Black Village», paru le 24 août aux éditions Verdier. Les narrateurs du post-exotisme prennent la parole dans des conditions de tragique extrême, prisonniers d’un espace indéterminé, entre vie et mort. «Black Village» débute lorsque Goodmann, qui progresse difficilement et lentement après son décès dans l’espace noir en compagnie de Myriam, Tassili et du narrateur, décide d’allumer une flamme incertaine.

Lire la suite sur Charybde 27

Le bal des ardents

Carnaval et révolution, jours des fous et des disparus. Beauté du boomerang.

x

Un lanceur de boomerang et son chien, un ancien soudeur sous-marin devenu plongeur-démineur, un plaisancier et son fils, deux pêcheurs sans doute un peu contrebandiers sur les bords, l’équipage silencieux d’un cargo mystique, une barmaid : voici quelques-uns des protagonistes auxquels Fabien Clouette a choisi de confier la narration et ce qui s’approche le plus des rênes de son deuxième roman, conte multicolore aux voix aussi puissantes qu’incertaines, offrant un jour de folie carnavalesque et de révolution incidente qui parcourt le Port, jadis fière cité, désormais quelque peu en déclin, grand havre de commerce et rade foraine que bouffent doucement la mangrove et les sables du delta, aux confins lointains, si lointains, de la capitale de ce royaume intemporel et insitué.

Car on dit que le roi est mort. On l’a toujours dit. Même quand le roi est bien vivant, on a l’habitude de chuchoter sa mort. Mais ces derniers temps on l’annonce plus volontiers que d’habitude. Il faut dire qu’il n’y a quasiment plus de déclarations officielles sur la santé du roi depuis des mois. Les dernières nouvelles de la part de l’entourage royal remontent à deux ans. Donc cet appel du lundi arrive trop tard ; les rumeurs s’intensifient et se précisent, au sujet des nombreuses et lourdes opérations sur le corps du roi.

Publié en septembre 2016 aux éditions de l’Ogre, « Le bal des ardents » amplifie et transmute les qualités qui nous avaient déjà enchanté dans son premier roman, « Quelques rides ». La petite cité de pêche et de modeste construction navale tentant de s’inventer un destin touristique et balnéaire, en proie aux passions et aux obsessions privées, s’est transformée en une vaste métropole qui pourrait parfaitement être universelle, bouillonnement de commerce et de vie situé suffisamment loin d’un pouvoir politique conservateur et écrasant pour incarner, si loisible et si possible, la possibilité d’une rébellion – et en tout cas, le bruissement d’un collectif se tressant peut-être autour de tous ces individus, justement. Le delta d’un fleuve, des rizières, des mangroves, une île-prison qui fait davantage tinter l’imagination, à quelques indices clairsemés, en direction de Poulo Condor que d’Alcatraz, un souverain héréditaire à la succession puissamment ritualisée qui résonne des saveurs d’un Bao Daï, d’un Sihanouk ou d’un Rama VII, des boomerangs, des huîtres perlières et des cauris : les images d’une Asie du Sud-Est syncrétique, mêlant ses océans indiens et ses tentations mélanésiennes, renforcées par la somptueuse couverture qui y glisse Malacca et la Sonde, s’imposent doucement à la lectrice ou au lecteur.

Depuis la Colline-qui-Bouge, quartier à l’est du port, il regarde vers l’esplanade où sont encore sûrement les chanteurs. Il ne peut les voir parmi la foule indifférenciée qui noircit la place. On voit très bien l’autre colline de la ville en revanche, les palmiers au loin, ceux qu’il a remarqués quand il est passé tout à l’heure le long des grillages. Il a vu que la clinique fonctionne comme si de rien n’était, patients et médecins. C’est comme si le parc médical n’avait pas entendu parler du carnaval ou de l’avancée des troupes. Yasen est maintenant tout en haut, sur le parking de la cité administrative, et peut depuis le grand bâtiment qui surplombe le quartier regarder les palmiers et les parterres d’aloe vera qui peuplent le parc de l’hôpital psychiatrique, imaginer les promenades des patients dans les jungles, les carpes des petits étangs, les livraisons à l’arrière, le camion qui livre les rougets, les coquilles, les hâ, les conversations paisibles des malades et de leurs médecins, sans intérêt aucun pour le carnaval, sans intérêt pour les rois, sans rois, à l’ombre des yuccas géants.

Tandis que dans les jungles et les allées rôdent quelques spectres conradiens, ceux peut-être de Lingard, d’Almayer, de Willems ou de Jim, des forces – fortuites ou nécessaires – se rassemblent, des esprits s’échauffent, des agacements se muent en débuts de rage, des enchaînements tragiques se préparent, tandis que les rêves et les gamberges de chacune et de chacun, apparemment bien disjoints, se mettent doucement, mais en accélérant, à converger pour s’entrechoquer. Si l’on trouve dans la toile de fond du « Bal des ardents », somptueuse et intense, toute la ferveur populaire révoltée qui irrigue le « 14 juillet » d’Éric Vuillard, toute l’ébullition et le potentiel de montée aux extrêmes de « L’esprit de l’ivresse » de Loïc Merle, et même une bonne part de l’historicité rusée de « L’Œil de Carafa » des Wu Ming, Fabien Clouette développe ici une poétique unique par sa focalisation sur les rêves éveillés, les terreurs intimes et les secrets mensonges de ses protagonistes, qu’il exprime tantôt par allusions et cryptages (l’obscur rocher appelé Rockall accédant ainsi par exemple à un statut mythique), tantôt par incisions foudroyantes en usant de lexiques spécifiques (un mot suffit bien souvent), qu’il fait alors surgir comme autant d’armes et de scalpels, comme le pratiquait – talent fort rare – le Saint-John Perse d’ « Anabase », d’ « Amers » ou de « Vents ».

Le boomerang finit dans la main de Yasen, et tout est relancé au-dessus des cimes. Au-dessus des miniatures et des bombes qui filent sous la pluie à la vitesse des trains. Ca pourrait être des insectes, des insectes noyés. Il y en a un qui ralentit, un autre qui manque de tomber et qui stoppe. Les autres sont loin, droits comme des brise-lames, la tête froide, qui ne peuvent que regarder les concurrents qui précèdent. Et leurs petites lumières, les compteurs. On rallume les phares sans faire exprès, dans un écart, et on les éteint car c’est la règle. Mais c’est surtout plus beau. Et si on tombe, on tombe. On sera propre sur le goudron et sa pellicule de pluie. Juste quelques ombres bleues et vertes sur le nez et la bouche qui s’effacent après avoir été fixes longuement. Mais on ne tombera pas cette fois. Voilà ce qui court sur la route qu’on ne peut voir que depuis le vol. Et quand il revient de nouveau on y est encore. On est au beau milieu. Au beau milieu de la courbe.

Comme il l’avait déjà prototypé avec brio dans « Quelques rides », Fabien Clouette a su ici développer une profonde écriture métaphorique du déséquilibre et de la quête d’harmonie, une narration millimétrée dans laquelle chaque image et chaque mot concourent à créer cette sensation hybride, ce sentiment de l’individu en prise sur quelque chose qui le dépasse, dans lequel il s’agit pourtant de creuser sa niche propre, d’exister pour et malgré l’Histoire en quelque sorte.

Et cette nuit-là en particulier était très grise. Il y avait dans l’air et la profondeur la couleur des eaux remuées. Pourtant ça ne bougeait pas en surface depuis des mois. Alors c’était peut-être la densité de l’eau. Il n’y connaissait rien. En soudure, on abandonnait vite la biologie. Alors il restait là à regarder les programmes comme les autres, dans un faux sommeil, avec des mouvements très lents. Pour se mettre en état de travailler les prochaines heures, il imaginait un requin-pèlerin, immobile dans son avancée. Et les poussières et le plancton qui foncent dans les filtres. La grosse bête perdue dans un des coins du delta, marée haute, si bien qu’on voit son aileron alors qu’il a le ventre posé sur le fond. Le temps d’un cycle. Rester et attendre sans attendre. Il s’asseyait sur le strapontin et répétait les gestes. Face aux troncs cassés empilés, les mêmes propositions. Entre les œuvres vives et les œuvres mortes, restent les gestes et les vitesses. Et puis on ouvre le sas comme d’habitude. On fait le travail. Mais justement, à force, il y a des jours où on ne fait pas comme d’habitude et où on fait tout sauter. Et plus tard il y aurait Rockall et les autres explosions. Rockall, une anecdote comme mille autres pour le monde – pour tout le monde sauf lui.

Fabien Clouette a su aussi trouver ici une nouvelle écriture de la guerre – qu’on l’appelle étrangère ou, par un de ces caprices sémantiques lourds de sens philosophique et politique, civile, telle que la décrypte si bien Ninon Grangé -, écriture doucereusement martiale qui entrecroise subtilement celle de la technique et celle de l’âme, qui associe dans un même mouvement Jacques Ellul et Jean Lartéguy. Une comparaison avec les moyens utilisés, chez le même éditeur, par Marie Cosnay dans « Cordelia la guerre » et par Quentin Leclerc dans « Saccage », serait sans doute diablement fructueuse.

Des trois retardataires en retrait de la manifestation, seul le plus vieux n’a pas terminé d’uriner sur les ruines des conserveries antiques. Les deux autres discutent, ou plutôt rient, sans que le motif de leur rigolade nous soit intelligible. Le vieux termine d’uriner, ferme sa braguette avec difficulté – c’est une braguette à boutons -, puis le groupe avance de nouveau vers la foule amassée sur le rond-point. Ils sont de ceux qu’on a enduits de poix et de plume, pour qu’ils aient l’air d’animaux. Certains jouent les chevaux de soldats au chef couvert de casseroles. D’autres jouent les tigres ; hommes sauvages chargés de poils de la tête aux pieds.

Par le truchement savoureux et pensif de Yasen et de Danvé, de Levant et de Tabulo, de Losange et de Orque-Anne, personnages qui ont toute la stature pour devenir au fil des ans et des lectures de véritables icônes littéraires, « Le bal des ardents » sollicite à la fois Mikhaïl Bakhtine et René Char pour concocter cet engin personnel et unique qui envoie Rabelais télescoper de front et d’oblique la fabrique de l’Histoire.

Mais si on commence à faire attention, on se retrouve à scruter tous les bouts de gras des rues des Soifs.

La cage

Percutant. Fascinant. Humain, profondément humain.

Que vous assistiez à un combat entre de véritables légendes vivantes du MMA ou entre des teigneux à moitié saouls nés au milieu des champs de maïs, il y a toujours un octogone, toujours une clôture, toujours un couloir d'accès réservé aux combattants. Il y a de la musique quand ils font leur entrée. Il y a des fans baraqués et des présentateurs bedonnants, des chariots remplis de bières fraîches et des projecteurs laser qui éclairent la cage du sol au plafond. Et, toujours, des filles de ring.

C'est en voyant Sean combattre dans une cage octogonale dans une salle de Des Moines, Iowa, que Kit connait sa première expérience extatique. Elle est étudiante en philosophie, elle vient de s'échapper d'un séminaire barbant sur la phénoménologie. Elle devient immédiatement accroc à la sensation qu'elle vient d'éprouver en voyant deux combattants de freefight ou MMA (mixte martial arts) se tabasser jusqu'au forfait. Elle décide d'en faire son objet d'études. Pendant deux ans, elle va jouer les spacetakers pour Sean et Erik, un rôle entre oreille amicale et présence attentive.

Erik et Sean n'ont rien en commun sinon le fait qu'ils pourraient, peut-être, devenir des légendes. Et le fait que Kit les ait choisis, en espérant une occasion de retrouver et d'analyser cette extase qu'elle a éprouvée, quand le combat devient ballet, quand la viande qui cogne contre la viande devient autre chose, quand elle-même échappe à son propre corps. Le premier est sur le point de prendre son envol, le second est sur la pente descendante, l'un est souple et dansant, l'autre encaisse de façon surnaturelle, l'un s'affame et s'assoiffe de façon spectaculaire, l'autre dépasse toujours le poids autorisé sur les pesées, l'un brûle les ponts autour de lui, l'autre cherche à rétablir une attache avec le monde ordinaire... Et, à leurs côtés, l'étudiante passe de la fascination à l'obsession.

Jobs pourris, respect variable, renommée fugace. Les combattants vivent dans un monde en vase clos, où seule est admise la réalité brute et simple. Os brisés, chair éclatée, nez cassé, ligaments déchirés, commotion cérébrale. La cage est aussi celle du corps, dont les combattants secouent les barreaux mais sans pouvoir s'en échapper totalement.

La Cage, c'est deux tranches de vie nues jusqu'à l'os, épaisses et humaines, et le regard touchant et de plus en plus halluciné d'une jeune étudiante qui s'enfonce à la recherche d'une expérience unique. Et qui embrasse tout un monde à bras le corps.

Le navire de bois

Une mystérieuse cargaison, un huis clos en pleine mer. Doute, irréalité et drame.

Tordre, tout en le respectant profondément, le roman maritime dense et flamboyant hérité d’Herman Melville et de Joseph Conrad, le gauchir à l’aide d’éléments évoluant à la marge du policier et du fantastique, puis lui donner les dimensions d’un monde en imaginant les centaines de pages du journal d’un protagoniste essentiel de l’aventure, écrites vingt ans après, expliquant (en partie) le mystère original tout en lui donnant l’épaisseur d’un univers entier : c’est le pari un peu fou tenté par l’Allemand Hans Henny Jahnn, fils de constructeur de navires à Hambourg, précoce homme de théâtre, musicien spécialisé dans l’orgue, et fondateur et animateur de communauté économico-mystique.

Comme surgi du brouillard, le beau navire apparut d’un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l’ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l’avant et à l’arrière du navire, l’amenaient vers le mur du quai.
Aussitôt, trois messieurs compétents furent sur place, qui savaient expliquer exactement de quoi il s’agissait. Un grand trois-mâts. Quelques milliers de mètres carrés de voilure. Le vieux Lionel Escott Macfie Esq. de Hepburn-on-Tine l’avait construit en teck et en chêne. Un original, un homme qui appartenait à un autre siècle. Mais un génie des lignes courbes. À l’aide de quelques tables et de gigantesques pistolets qu’il avait taillés lui-même, il dessinait la forme des couples sur un solide papier blanc. C’était un spectacle merveilleux : suivre comment une construction en engendrait une autre. En travaillant, il tirait la langue, clignait les yeux d’un air critique, marquait immédiatement, avec de beaux timbres, les endroits où fixer des boulons de cuivre, où chanfreiner une planche pour l’assembler à d’autres. Ces messieurs savaient raconter ce genre de choses. On pouvait voir, et ils expliquaient donc, qu’ici on avait mis en place une quille d’un travail de charpente incomparable. Les lourdes poutres, ayant encore l’aspect de troncs, se chevillaient, s’entrelaçaient, boulonnées entre elles presque sans faille ; avec des éléments coudés en saillie, pour recevoir les bois élancés des membrures.

Les 230 pages d’une folle intensité du « Navire de bois », publiées en 1949, traduites en français en 1993 par René Radrizzani chez José Corti, offrent ainsi un récit condensé, puissant, allégorique et follement mystérieux, qui forment un tout mais servent également de prélude et de référence aux presque 1 400 pages des « Cahiers de Gustav Anias Horn après qu’il eut atteint quarante-neuf ans » (dont je vous parlerai cet été), qui forment donc la majeure partie du cycle « Fleuve sans rives », écrit entre 1934 et 1947, de l’auteur.

Deux semaines après, bien des événements s’étaient produits qui remplissaient les douaniers de soucis. Le navire n’avait pas bougé. Les voiles rouges avaient été dégréées et rangées dans leur soute. Dès que les employés virent les mâts nus, leurs fronts se plissèrent. Ils auraient dû avouer qu’ils s’étaient trompés au sujet du navire. On ne pouvait se fier aux experts. Et les instances supérieures, on le savait bien, ne devaient aucun compte aux subalternes. Il était désagréable de voir enfreindre les règles valables et reconnues, le banal faire place à l’insolite. on pouvait constater que quelque part, en Angleterre, avait été construit un voilier superbe, mais peu pratique. Pour le compte de celui que cela concernait. Sans moteur auxiliaire, quelque chose de démodé, sans usage défini. Une entreprise inutile. Des planches qui dureraient au-delà d’un siècle. L’image d’un spleen. Du gaspillage. Quelque chose d’irrationnel, de presque criminel. Une agression contre la société et ses opinions. Il restait à quai, et l’armateur devait payer les taxes portuaires. Peut-être aussi y avait-il des procès en cours. Les caisses de certaines banques ne voulaient pas avancer les fonds. Des affaires ne s’étaient pas faites. Ou des contrats n’avaient pas été respectés. L’équipage du navire avait été renvoyé. Le capitaine avait fait extraire quelques frusques de sa cabine. Il tirait derrière lui, au bout d’une laisse, un terre-neuve brun. Et ensuite avait disparu. Chassé. Déshonoré. Après tout, il avait eu d’abord la confiance de l’armateur, et avait été assez bon pour piloter à son premier voyage ce bateau neuf, jamais mis à l’essai.

Voilier de commerce aux performances a priori réputées mais à l’architecture inhabituelle, voire subtilement inquiétante, armateur discret aux liens encore plus discrets avec le gouvernement, cargaison si mystérieuse et si secrète que la simple hypothèse d’une tentative pour ouvrir subrepticement une de ses caisses, par curiosité, provoque le licenciement presque intégral du premier équipage pressenti, alors que douaniers et badauds professionnels du grand port supputent et s’interrogent : l’atmosphère et le décor mis en scène d’emblée par Hans Henny Jahnn agripperont la lectrice ou le lecteur pour ne plus les lâcher, avant même que les personnages, emblématiques, subtilement expressionnistes, ne s’installent à bord.

L’armateur, le subrécargue – en charge de la précieuse cargaison, donc -, le nouveau capitaine, sa fille, le fiancé de celle-ci, non prévu à bord initialement qui embarquera comme passager clandestin avant d’être « régularisé », l’équipage, parmi lequel se distingueront au fil des pages le cuisinier, le vieux maître voilier, le charpentier, ou encore tel ou tel matelot : dans le jeu complexe des disciplines, des politesses réelles ou de façade, des confidences échangées, cette galerie de personnages acquiert très vite une vie intense et inquiétante, comme catalysée par l’architecture intérieure incompréhensible du navire et par l’aura puissamment délétère qui environne la cargaison inexpliquée et la destination inconnue.

Il n’était donc pas surprenant que se présentât un monsieur que personne ne connaissait, qui ne donnait pas son nom, un monsieur vêtu d’un complet gris de grande distinction. Il portait un manteau d’un tissu grossier, en forme de cloche. Le visage rasé de près, les traits sévères, presque inhumains, en tout cas labourés par la crainte que lui inspirait l’importance de sa tâche. Un homme dont le front manifestait une une absolue maîtrise de soi, à la hauteur de tout imprévu, toute aventure. Lorsqu’on se trouvait subitement face à lui, on était saisi d’effroi. Il imposait le respect. Pourtant, ce qui frappait n’était pas l’aspect sublime de ce sentiment. Il s’y mêlait un soupçon de quelque chose d’interdit. Un marchand d’esclaves, un négociant inflexible, ou le sens extrême du devoir, à un poste perdu, poussé jusqu’à une inutile cruauté. Quelque chose d’inquiétant émanait de cet homme. Il avait un visage impassible qu’on pouvait considérer comme impitoyable ou criminel. Et ce silence implacable et obstiné de ses lèvres !
C’était le subrécargue, comme on l’apprit par la suite. Il se montra quelques jours. Afin qu’on s’habitue à lui. Ou dans quelque autre intention. Il montait à bord, disparaissait derrière les hublots, réapparaissait.
Seuls les employés semblaient être parfaitement renseignés sur l’importance de cette personnalité. Ils lui adressaient des saluts de service, ne s’aventurant pas à proximité immédiate de l’homme.

La lectrice ou le lecteur se raccrocheront fatalement, alors que le récit progresse de plus en plus insidieusement, donnant à chaque fait, anodin ou non, un retentissement narratif extrême – pouvoir de l’imagination du lecteur génialement et vicieusement stimulée par l’auteur -, aux étais les plus solides à leur disposition, héros du Joseph Conrad de « La folie Almayer » ou de « La rescousse », circonstances du « Moby Dick » d’Herman Melville (éventuellement distordues par le Pierre Senges de « Achab (séquelles) »), doutes intimes des capitaines de C.S. Forester ou de Patrick O’Brian, et plus encore sans doute du « Pilote » d’Édouard Peisson, mais aussi aux repères arrachés aux enquêtes policières familières ou aux fables fantastiques mieux connues. Toutes ces tentatives pour se rassurer ou se reboussoler demeureront inutiles : seule peut-être la folie gothique et baroque du « Gormenghast » de Mervyn Peake pourrait être in fine de quelque secours. « Le navire de bois », découvert tout récemment grâce à Emmanuel Requette, l’animateur de l’ixelloise librairie Ptyx, resplendira, seul de son genre, jouant de nos attentes pour mieux nous dérouter et nous transporter, encore plus loin, ailleurs.

Sur la porte du local où le subrécargue s’était installé, Waldemar Strunck trouva épinglée une petite carte où était imprimé le nom « Georg Lauffer ». De toute évidence, ce carton était destiné à rappeler aux visiteurs éventuels qu’ils ne devaient pas entrer en coup de vent, sans s’être quelque peu recueillis, qu’ils pénétraient dans un territoire étranger et avaient à y adapter leur comportement. La froideur distante qui émane des guichets publics. Ou encore, le mandataire d’une éminente autorité (peu importe d’ailleurs sa fonction) en avait assez de n’être considéré que comme un personnage gris, comme l’incarnation d’un devoir suspect. Il voulait, par ce moyen, graver son nom dans la mémoire de tout le monde et devenir un homme ordinaire. Le capitaine frappa à la porte. Et entra avant d’y avoir été invité.