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ATTENTION : fermeture temporaire exceptionnelle

Ground Control étant fermé au public ce mercredi 12 et ce jeudi 13 octobre, la librairie restera exceptionnellement fermée. On vous retrouve dès vendredi 14 octobre !

Appel urgent à soutien

Créée en 2011, la librairie Charybde, avec ses originalités et ses passions, avait failli disparaître en 2018 sous les charges, quelques malchances et les aléas normaux du petit commerce culturel, avant de trouver un havre prometteur et un véritable second souffle dans l'enceinte de Ground Control. Alors qu'elle commençait tout juste à se remettre sous ces cieux accueillants, une certaine pandémie a frappé, et malheureusement, la librairie s'est retrouvée prisonnière d'une boucle logique digne du chat de Schrödinger (pouvant et donc devant être ouverte à l'intérieur d'un lieu fermé). Vous avez été nombreuses et nombreux à nous aider à simplement survivre, de justesse, à ces deux ans qui auraient pu nous être directement fatals.

Depuis la reprise d'une activité "normale" en février 2022, et malgré un contexte très dégradé pour la librairie française en général au cours de ce premier semestre, contexte qui n'a pas semblé affecter Charybde, la librairie va mieux, ne creuse plus aucun déficit, et a notamment commencé à reprendre, à son rythme régulier, les événements et les rencontres qui la caractérisent tout spécialement.

MAIS :

* le poids des arriérés accumulés depuis 2018 est désormais trop important pour pouvoir être affronté par le résultat d'une activité normale (sauf à disposer de vingt ans devant soi, mais les fournisseurs de biens et de services, même les plus patients - et ils ne le sont pas tous... - n'ont pas de raison d'attendre) : la librairie ne peut pas actuellement faire face à ces paiements différés mais bien dûs.

* le manque chronique de trésorerie et les comptes sociaux dégradés ne nous permettent ni d'exercer notre activité dans des conditions logistiques satisfaisantes ni de reconstituer suffisamment le fond d'ouvrages qui fait, croyons-nous, notre force historique.

* la situation financière globalement critique nous empêche de transformer en réalités bon nombre d'idées fort prometteuses autour du livre et de notre lieu.

C'EST POURQUOI NOUS AVONS BESOIN DE VOTRE AIDE EN URGENCE !


Nous vous proposons de concrétiser votre soutien sous diverses formes, à votre convenance :

- en nous adressant un don d'un montant de votre choix, soit par Paypal (contact@charybde.fr) soit par virement (nous contacter à la même adresse électronique) en indiquant "Soutien Charybde" dans l'intitulé.

- en effectuant un achat de soutien spécial (ou plusieurs !), incluant un livre et un don : un livre de poche pour 25 €ou un livre grand format pour 50 € (à vous de nous indiquer le titre souhaité dans votre courriel, ou de nous laisser choisir pour vous un titre que nous aimons particulièrement - nous vérifierons juste que vous ne l'avez pas déjà, avant de vous l'envoyer - ou de le tenir à votre disposition).

- en achetant un (ou plusieurs) de nos trésors cachés, à savoir la transcription imprimée et mise en forme de l'une des centaines de rencontres ayant eu lieu à la librairie depuis 2011 (la liste est ici), celles ayant été mises en ligne comme celles ne l'ayant pas été (en particulier au cours des quatre dernières années), pour la somme de 80 € chacune.

- et bien entendu, en nous commandant des livres de façon tout à fait "normale".


Avec votre soutien, nous visons d'atteindre successivement trois tranches dans les semaines estivales qui viennent :

1) 18 000 € : l'urgence des arriérés

2) 18 000 € : la reconstitution de la logistique et du fond

3) 15 000 € : la concrétisation de nouveaux projets et la solidité à l'ensemble

Nous vous tiendrons au courant chaque semaine sur ce blog (ci-dessous) du résultat de votre générosité.

N.B. : Nous n'avons pas souhaité utiliser l'une des nombreuses plate-formes existantes d'appel à financement participatif ou à soutien par le don, estimant (et nous espérons à raison) que les commissions qu'elles pratiquent ne correspondraient pas au service apporté, dans notre cas particulier, puisque nous avons le sentiment de connaître relativement bien la communauté des personnes susceptibles de nous aider directement ou de relayer fortement notre appel.

Nous comptons sur votre aide généreuse, nous en avons besoin maintenant.

La mort de Masao

Une étonnante histoire de fantôme japonais contemporain, subtile et poignante.

"Entre l’instant où il perd conscience pour toujours et celui où il reprend pied, renouant avec ses pensées, un quart de seconde s’est écoulé, le temps d’un clin ou d’un hoquet, et cependant c’est un bouleversement complet : l’angoisse et la souffrance qui saturaient son esprit et son corps dans leurs moindres recoins, un quart de seconde auparavant, s’en sont entièrement retirées ; tranchées net, dévitalisées, sans rien laisser derrière, sans heurt, elles n’ont soudain jamais existé ; s’il l’avait su, il ne saurait plus dire ce qu’elles étaient.
C’est comme si l’on avait jeté la montgolfière avec le lest.
Pour autant, l’émotion qu’il ressent maintenant – quoi que puissent être cet il et ce maintenant, tous deux encore très obscurs pour lui, sans parler du reste – n’est pas de la famille des joies.
Un allègement indicible, oui, mais ni allégresse ni bonheur, aucune lumière radiante, rien de tout ça. D’abord parce que nous sommes au milieu de la nuit et que les seules lumières proviennent du dehors, de lointains éclairages publics, une faible demi-lune (par une sorte de pudeur, il s’est tué dans le noir) ; ensuite et surtout parce qu’il se voit, qon âme à défaut d’autre terme voit, se découpant dans l’ombre, celui qu’il était, pendu au plafond, sans doute possible décédé et que, soulagement ineffable ou pas, il ne s’agit pas d’un spectacle plaisant.
Il n’est tout simplement pas beau à voir, ni de l’intérieur ni de l’extérieur, ce que son âme fait à la fois.
Or rien n’est plus facile que de s’en détourner. Masao comprend très vite, intuitivement, les lois qui régissent ce nouveau monde. Il ne se voit que parce qu’il le veut bien, il n’a pas le temps d’y penser qu’il est déjà ailleurs, fondu dans la mangue sur l’assiette, son oreiller, intensément gouttière, lampadaire, arrêt de bus, explorant des caves ou des toits. Il doit se concentrer pour revenir dans sa soupente, s’avouer la permanence désormais granitique de sa funeste situation.
Ces retours sont fulgurants, fulgurantes ses fuites. Il s’oublie un moment dans ce petit jeu, voletant autour de sa dernière demeure, se lançant chaque fois un peu plus haut, dans le ciel, pour d’émouvantes vues générales. Il ne semble pas qu’il puisse crever le plafond des nuages.
(Il y aura donc toujours un plafond quelque part.)
Mais s’il fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons, dévalant sa rue en pente, grimpant aux arbres, frôlant les oiseaux endormis, les fourmis, en vérité Masao ne s’est pas quitté d’un pouce, pas vraiment.
C’est un fait, une part de lui est dans la chambre. Il sait combien il pèse au gramme près, il est le matou qui trotte trois rues plus loin et la rigidité cadavérique de ses orteils, la mouette qui passe (il n’ose pas la suivre jusqu’à la mer) et sa poitrine livide sous sa chemise ouverte, son nombril exposé à l’air

Par une nuit d’apparence ordinaire, dans une fort calme banlieue tokyoïte, le jeune Masao ?ta, employé dans une maison d’édition, s’est donné la mort, pour reprendre conscience différemment, une fraction de seconde plus tard, en tant que… fantôme. Et c’est là que les choses se corsent, car, tandis que se déroulent « sous ses yeux » (si l’on ose dire) la découverte de son corps, les diverses manifestations de chagrin de ses quelques proches et l’enquête de routine mais fort sérieuse de l’inspecteur de police spécialisé dans les suicides, le nouveau Masao réalise que la culture populaire en matière de revenants ne l’a guère préparé à ce qui se passe désormais effectivement…

Quelques mois à peine après le magnifique « Le dormeur », et dans un contexte qui semble avoir d’abord moins directement à voir avec le cinéma (même si, sans doute, la substance des « Enfers et fantômes d’Asie » et le travail intense d’un Stéphane du Mesnildot ne sont sans doute pas si loin), voici que Didier Da Silva nous revient, en cet avril 2021, toujours chez Marest, avec ce « La mort de Masao » aussi surprenant qu’enchanteur.

Conte tout à fait contemporain aux allures pourtant immémoriales, maniant un humour pince-sans-rire et un sens tout britannique de l’understatement, poignant et drôle, tendre et grinçant, jusqu’à sa superbe surprise finale, « La mort de Masao »peut osciller avec une étrange justesse entre la frénésie sous ergot de seigle du « Tous les diamants du ciel » de Claro et la précision onirique du « La maison des épreuves » de Jason Hrivnak, pour nous offrir une lecture rare, alerte, enjouée et pourtant subtilement méditative, dissimulant à chaque instant son potentiel tragique pour mieux nous en frapper, comme après coup.

Golden Hello

Quatorze fragments de réalité et de surréalité radicales, chantant en grinçant le contemporain qui nous broie, mieux que bien des essais.

Éric Arlix, dont on avait tant aimé, par exemple, « Le monde Jou » (2005), et dont on avait tant apprécié le formidable travail aux éditions ère et à la rédaction en chef de la revue TINA, nous offre en ce mois d’octobre 2017 un nouveau texte, « Golden Hello », joliment rusé et spectaculaire. Sous le signe ambigu de la prime de bienvenue, symbole haut en couleurs quoique le plus souvent discret du mercenariat capitaliste généralisé, et peut-être bien l’une des pratiques les plus emblématiques d’un certain art de dissoudre la collectivité, l’auteur tisse quatorze fables contemporaines dans des registres fort variés, chacune traquant en huit ou dix pages les lignes de fuite possibles de situations contemporaines apparemment bordéliques, mais en réalité souvent extrêmement bien orientées.

"Des managers de haut niveau, qui ne tarderont pas à se lancer en politique, se sont longuement préparés pour ce raout où ils devront confirmer tout le bien que leurs réseaux pensent d’eux et badigeonner cet événement sans précédent de leur charisme incontestable, de formules toutes prêtes, de promesses intenables délivrées avec tout le sérieux nécessaire. Quelques artistes concentrés se sont forcés à venir, concession obligatoire, pour une fois, à leur carrière qui ne décolle pas, ils sont plutôt mal à l’aise et très vite intrigués par cette nouvelle marque de vodka biologique, les jus d’herbe ils connaissent déjà. Des délégués territoriaux d’importance sont également présents, leurs équipes pendues à leurs basques, leurs budgets conséquents pour l’année à venir les font parader et attirent, en grappes autour d’eux, de nombreux prétendants déjà au travail. Des capitaines d’industrie – collectionneurs coréens, russes, sud-africains, grecs, polonais – confirment, s’il en était besoin, l’importance de l’événement, il fallait y être, ils y sont. Des incubateurs, des professeurs de zumba, des data scientists, des développeurs android trinquent avec des coachs Beachbody, des champions du monde de hard bat, un dude inconnu en pyjama dont on suppose qu’il s’agit d’une star internationale de J- ou de K-pop jouant sur la notion toute relative, en ces circonstances, d’incognito, ou bien d’un jeune sportif saoul ayant tenté une aventure anthropologique inattendue, pour une fois." (« Un cocktail »)

De rapt de cadre supérieur pour un tour d’Europe improvisé des friches industrielles les plus sinistrées (« Un enlèvement ») en youtubage publicitaire volontaire pour des œufs chocolatés et leur surprise plastique à deux sous (« Une vidéo »), de rassemblement artisanal des fans d’une série télévisée mythique et oubliée (« Une convention ») en soirée d’inauguration d’un nouveau musée (« Un cocktail »), de bureaux de maîtres du monde juchés en haut de tours à Dubaï, en bel écho à Mike Davis (« Un poste à pourvoir ») en tourisme survivaliste acéré, évoquant les peurs feutrées mises en scène par Hugues Jallon (« Une balade »), de migrations méditerranéennes terribles et désabusées (« Une traversée ») en rythmes et rites organiques, organisés et assujettis à la consommation (« Une supérette »), de marketing agro-alimentaire atypique (« Un plat ») en échappée mystico-scientifique dans le résolument improbable et pourtant nécessaire (« Une rencontre »), de cannibalisation morbide des liens humains en réseaux sociaux (« Un hashtag ») en simulacre habile de retour paradoxal au « Monde Jou » comme échappée constructive, peut-être (« Un projet ») et enfin en préparation possible à une éventuelle apocalypse (« Une situation »), Éric Arlix nous propose un impressionnant concentré de fantasmes dominateurs et de pernicieuses stupidités marchandes, comme de résistances, futiles ou essentielles, extrayant de son verbe descriptif et de son ton bien particulier (issu du vraisemblable calcul d’une distance ironique justement millimétrée) les bribes précieuses de thématiques que l’on trouverait éventuellement développées, sous d’autres formes, dans d’autres textes essentiels du moment, comme « La toile » de Sandra Lucbert, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet, « Des châteaux qui brûlent » d’Arno Bertina, ou encore l’œuvre collective du recueil de nouvelles « Au bal des actifs ». Et tout cela avec une redoutable causticité poétique qui évoque aussi les fulgurances de Jean-Marc Agrati.

Ce petit livre particulièrement précieux, concentré de cette grâce efficace chère à Jérôme Leroy, a été mis en musique et en voix, sur plusieurs scènes de France et de Belgique, par Éric Arlix, Serge Teyssot-Gay et Christian Vialard réunis au sein du groupe Hypogé.

Hors sol

En suspension au-dessus d’une Terre dévastée par la hausse des températures, le monde terminal des monades hantées. Un cauchemar rude, drôle, époustouflant.

 

Tout est plus grand, dit-on, dans les souvenirs d’enfance. Je ne sais pas. J’ai passé la mienne dans un logement si exigu de la banlieue d’Utrecht que le plafond semblait à portée de main. À présent, quand je me tiens sur la coursive, dos à la baie vitrée qui éclaire mon rayon, le premier objet que je voie, si je ne compte pas le bec jaune du masque à oxygène, est à des kilomètres de distance en contrebas. Et il mérite à peine le nom d’objet : c’est un nuage – pour être exacte, un stratocumulus.
Contrairement à celle de ma mère, et celle de sa mère avant elle, mon existence ne va pas en se précisant. C’est un cône renversé, en équilibre sur sa pointe. Je ne souffre pas du vertige qui prend mon ami Hsou quand sa nacelle penche sous le vent. très tôt, j’ai ressenti un genre d’aspiration, une pesanteur inverse qui rejetait ma tête en arrière et soulevait mes talons. Sur Terre déjà le plein ciel aimantait mes yeux.
Piloter un avion de ligne aurait suffi à mon bonheur. Ce n’était plus depuis longtemps un métier réservé aux hommes. Hélas, depuis la conquête du génome, le daltonisme ne l’était plus non plus. Mes parents se sont crus malins de se faire bricoler les chromosomes pour renforcer l’immunité de leur progéniture. Résultat : ce que vous nommez « rouge » et « vert » ne sont pour moi que de subtiles nuances du gris, de loin ma couleur préférée. Incapable de distinguer entre eux les signaux lumineux, j’ai dû renoncer à voler.
Imaginez mon enthousiasme juvénile, il y a tout juste quarante ans, à l’annonce de la Sélection. Quand j’ai persuadé mes amis météorologues amateurs de tenter notre chance aux Jeux intercellules, je n’avais jamais eu autant foi en moi, en eux, en l’avenir. Cette foi nous a portés, nous a transportés jusqu’ici.
Pourtant, même partagée par la plupart des cinq mille autres lauréats, elle ne déplace pas les montagnes. Elle n’a pas pu, en l’occurrence, ébranler la montagne volante du Navire Amiral, quand une avarie l’a stoppé sur l’orbite géostationnaire. La foi que nous gardons malgré ce faux départ ne suffit pas à nous porter jusqu’à notre destination. Je me dis quelquefois que ce n’est pas plus mal. Sur Mars nous devrions, mes camarades et moi, changer complètement de hobby. L’atmosphère, qu’on dit ocre et terriblement poussiéreuse, visitée par de rares cirrus fantomatiques, ne s’y prête guère au déchiffrement délicat que nous pratiquons. (La nue, Blog d’Ursula Knobs, nacelle 127)

En août 2018, à Paris, quelqu’un a mis la main, presque par hasard, sur un ensemble de données extrêmement codées, en un système cryptographique très avancé rendant difficile à suivre l’hypothèse d’un canular, même sophistiqué. Pourtant, il y a bien là de quoi douter. Sous forme de centaines de fragments, courriels, couplets de chansons, billets de blog, tracts, affichettes publiques, compte-rendus de groupes de discussions, extraits de journaux intimes, règlements de copropriété, un tableau proprement hallucinant s’esquisse puis se complète peu à peu. Dans quelques années, fuyant une Terre au bord de l’effondrement climatique et environnemental, en pleine surchauffe, cinq mille personnes ont mis le cap sur Mars dans un vaisseau spatial privé, bourré de matériel et de science. Choisis selon des critères qui se révèleront progressivement plus ou moins en creux, ils ont néanmoins été assez vite arrêtés dans leur élan par une panne massive de certains systèmes, et ont dû être répartis dans les capsules de survie du vaisseau, capsules qui, ne pouvant et ne voulant retourner sur une Terre en proie au désastre, sont devenues les nacelles captives d’un impensable manège tournant autour du globe, bien au-dessus de la couche nuageuse. Ce sont les témoignages volontaires ou involontaires d’un certain nombre d’habitants de ces nacelles qui forment le récit multicellulaire auquel nous sommes confrontés par Pierre Alferi.

Sœurs et frères Corollaires, célébrons notre entrée
dans la cinquième décennie de l’Epoque !
Réjouissons-nous du Ravissement – libération et renaissance –
qui sauva notre espèce de la fournaise
et de l’extinction subséquente !
Prenons quelques minutes pour méditer sur les impasses,
les dilemmes, les problèmes, les empêchements,
les menaces, les souffrances, les humiliations
auxquelles nous avons échappé en désertant la Terre !
Rendons grâce aux Bienheureux, nos bienfaiteurs,
bâtisseurs et pilotes bienveillants du Navire Amiral,
ainsi qu’à notre armée savante et rotative du Calice !
Rendons-leur grâce au moins six fois pour la guérison,
la levée des six plaies majeures, j’ai nommé :
LA CANICULE, LA FAIM, LA MALADIE,
LE TRAVAIL, L’ENNUI, LA CURIOSITÉ.
(Anniversaire, Hymne viral suivi d’exercices spirituels, archivés par George Upton, nacelle 208)

Publié fin 2018 chez P.O.L., le septième roman d’un auteur qui est aussi poète, parolier et essayiste, trente ans après sa thèse de philosophie consacrée à Guillaume d’Ockham, est peut-être bien, quoiqu’écrit hors du genre proprement dit, l’un des textes les plus rusés et les plus impressionnants de la science-fiction récente. Là où trop d’autrices ou d’auteurs, peu familiers des codes et des contraintes propres à ce type particulier de spéculation, ne retiennent que des motifs et des clichés pour un résultat final trop souvent peu convaincant (bien qu’il y existe de fort heureuses exceptions), Pierre Alféri, avec ce « Hors sol », comble nos attentes et au-delà. Son récit finement fragmenté joue de toutes les possibilités offertes par la construction méticuleuse, détaillée, d’une mosaïque signifiante, aux fragments céramiques extrêmement variés (exploitant aussi nombre de possibilités liées aux typographies et aux mises en page, lorsque nécessaire), d’une sur-métaphore qui se dévoile progressivement, constituant subtilement une véritable intrigue, avec ses abîmes et ses révélations, à partir d’un matériau d’une extrême souplesse, d’une grande drôlerie et d’une ironie maniée en artiste et en poète. Travaillant au corps les fantasmes de séparation et d’élévation d’une élite humaine prête à abandonner à son (triste) sort le commun des mortels, telle que la projetait le cyberpunk des origines (on pensera au « Câblé » de Walter Jon Williams ou au « Neuromancien » de William Gibson, avec leurs pouvoirs orbitaux), ou plus près de nous, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet ou le « Agora zéro » d’Éric Arlix et Frédéric Moulin, Pierre Alféri opère par mise en résonance presque policière de ses éléments disparates très soigneusement agencés, tissant étroitement ensemble Robert Silverberg et Gottfried Wilhelm Leibniz pour nous offrir un univers, intégral et concentré, de monades hantées, dont la nature fragmentaire même résonne intensément avec notre propre société de réseaux, d’écrans et de hobbies sacralisés. Au risque d’une dissolution du social et de l’humain dans le bruit blanc éternel d’un dialogue de sourds entre deux proto-intelligences artificielles, « Hors sol » nous demande passionnément ce que veulent dire, en réalité, communiquer, habiter et vivre, et nous impose en beauté l’un des plus puissants chocs littéraires et politiques ressentis récemment.

SURVIE
La température moyenne est actuellement de 21° au niveau de la Corolle, avec des variations d’une amplitude de 11°.
Son augmentation annuelle n’est pas préoccupante. Elle reste moins rapide que celle de la température au sol, estimée par la Station Calicienne de Thermosurveillance entre 54° (le long de l’équateur) et 10° (aux pôles), soit 0,5° de plus que l’an passé.
Le taux d’oxygène, de 19 % en moyenne, reste acceptable. Les nacelles sont donc maintenues à 13 350 mètres jusqu’à nouvel ordre.
Grâce aux progrès bienvenus des incendies dans les ex-jungles amazonienne, africaine et thaïlandaise, le taux d’ozone est en augmentation. Le rayonnement ultraviolet est ainsi cantonné entre les indices 7 et 11. Outre le masque à oxygène, le port de lunettes et de gants reste recommandé dans la journée sur les coursives.

CARNET
On déplore le décès soudain et concomitant de douze personnes dans la nacelle 142, soit la totalité de son équipage. Les causes exactes de la mort, survenue pendant l’imprégnation collective, n’ont pas encore été déterminées.
L’Internasse A a pris en charge soixante-quatre candidats au surgel rémissif. La sinistrogyre en compte déjà soixante-dix-sept. Ces patients, souffrant de maladies incurables ou inconnues, seront confiés respectivement aux glacelles nors et sud. Le taux d’occupation de ces dernières avoisine les 80 %, mais les réserves d’azote liquide permettent d’envisager sereinement l’avenir proche.
Légère baisse du nombre de chutes accidentelles : trois cette semaine contre cinq la semaine dernière.

DU NEUF DANS LES NASSES
L’archelle 72 a le plaisir d’annoncer la naissance d’un lynx et de deux autruches. Les places étant comptées, les heureux parents seront prochainement jetés par-dessus bord.
La production de sauterelles, blattes volantes et autres insectes hyperprotéinés a dépassé les prévisions dans la nasserre 26. Le lâcher du surplus est prévu pour demain. L’équipage des nacelles voisines est invité à ne pas ouvrir les fenêtres pendant une semaine.
Marceline Fremdauer, soixante-douze ans, a de nouveau battu son record d’endurance en ski de fond de salon. La Gymnasse offre un bal.
Pénurie de jetons dans la Casinasse après des gains exceptionnels. Les imprimantes tournent à plein.
La Lupanasse signale la mort « quasi volontaire », en un week-end, de trois personnes par apectase et apoptose. Il s’agit respectivement d’un arrêt cardiaque, d’une congestion cérébrale et d’une autostrangulation.
Dans l’ensemble des nasses récréatives, le taux de perte passe à 6 % avec une chute de la Gymnasse et trois chutes – simultanées – de la Casinasse. Les suspects sont respectivement : un stimulant (type MDE) et un hallucinogène (type DOM).
L’internasse A a désormais cinq jours, et donc cinq nacelles, de retard, tandis que la B n’en a pour le moment que trois. Dans leur tour de la Terre annuel, le lieu prévu de leur croisement est donc décalé de deux nacelles vers le nord, et la date encore repoussée de deux jours. (En raison des impondérables du cabotage, il est recommandé de consulter la mise à jour quotidienne du planning.) (Dépêches, L’OffiCiel, janvier de l’an 40, archivé par Clémentine Ray, nacelle 240.)

Une information importante

MESSAGE DE (un peu plus que) SERVICE :

Chères amies et amis, chères clientes et clients, notre librairie Charybde, installée depuis dix-huit mois au cœur du tiers-lieu Ground Control, est directement touchée par la fermeture (provisoire, mais sans visibilité) de cet ensemble vivant.

Nos soirées sont maintenues (notez ou re-notez d’ores et déjà Sara Doke et Olivier Martinelli ce vendredi 16 octobre, et Andréas Becker jeudi 22 octobre), mais nous n’avons plus pour l’instant la possibilité de recevoir du public que dans certains créneaux mobiles relativement rares, que nous vous communiquerons au fur et à mesure, et sur demande. Les prochains sont ce lundi 12 octobre de 13 h à 19 h, et ce vendredi 16 octobre de 13 h à 19 h également, avant la soirée prévue.

Vous vous doutez que cette situation, après la longue fermeture du printemps et un été en dents de scie, constitue une menace réelle, alors que Charybde était en vigoureuse convalescence après les déboires des années 2017-2018, pour la pérennité de notre petite entreprise. Il y a bien entendu des choses autrement plus graves que l’existence ou non d’une librairie, nous sommes bien d’accord. Si toutefois vous êtes comme nous attachés à notre travail que nous espérons un peu singulier, entre défrichage et exigence sans élitisme, entre genres littéraires mixés aux frontières et éclectisme sauvage et un peu rock’n’roll, nous comptons plus que jamais sur vous.

En dehors de nos modestes créneaux provisoires d’ouverture au public, nous pouvons recevoir vos commandes de livres de toute nature ou presque, vous les expédier, vous les livrer ou vous les mettre à disposition. Les semaines qui viennent vont être vitales pour nous, et nous espérons que votre solidarité chaleureuses, manifestée par ces achats de livres, nous permettra de sortir de cette mauvaise passe.

Chaleureusement, littérairement, amicalement.

Les libraires de Charybde.

 

Le monarque des ombres

Anatomie d’une légende familiale refoulée, composant une impressionnante leçon d’Histoire et de littérature.

«Le monarque des ombres», publié en 2017 et traduit par Aleksandar Grujicic pour les éditions Actes Sud (à paraître le 29 août prochain) fait écho aux «Soldats de Salamine» (paru en 2001), le roman qui a fait connaître Javier Cercas.
Dans «Les soldats de Salamine», roman au titre et à la construction énigmatique, Javier Cercas évoquait comment Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols réussissait à échapper par miracle à son exécution par des républicains espagnols en déroute en 1939.

« Il s’appelait Manuel Mena et il est mort à l’âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l’Èbre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village du nom de Bot. C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre : il s’était alors engagé dans la 3ebandera de Phalange de Cáceres, et l’année suivante, fraîchement promu sous-lieutenant intérimaire, il fut affecté au 1er tabor de tirailleurs d’Ifni, une unité de choc appartenant au corps des Régulares*. Douze mois plus tard, il trouva la mort au combat, et durant des années il fut le héros officiel de ma famille. »

* Troupes de l’armée espagnole recrutées au Maroc espagnol (note du traducteur)

Né en 1919 dans un village isolé d’Estrémadure, terre ingrate et archaïque où les paysans vivaient toujours au début du XXème siècle sous le joug d’une servitude moyenâgeuse, comme dans les «Saint innocents» de Miguel Delibes, Manuel Mena appartenait à une famille de paysans ni riche ni pauvre, ayant réussi à louer des terres, et ayant depuis l’illusion d’être passée du côté des patriciens.

Le parcours de ce jeune idéaliste «ébloui par l’éclat romantique et totalitaire de la Phalange», mortellement blessé en 1938 lors de l’absurde bataille de l’Èbre, l’un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile espagnole, est le sujet du «Monarque des ombres» mais Manuel Mena n’est pourtant pas l’unique personnage central de ce roman impressionnant de maîtrise. Comme «Les soldats de Salamine», «Le monarque des ombres» est un récit à plusieurs niveaux où Javier Cercas, écrivain narrateur qui n’est pas tout à fait l’auteur, enquête et tente de reconstituer la trajectoire de son grand-oncle, en même temps qu’il questionne son propre regard sur ce personnage familial considéré comme glorieux, sa honte d’avoir appartenu à une famille de gens modestes et pourtant franquistes, et ses propres scrupules à raconter l’histoire de cet homme qui l’assaille depuis des décennies.

« C’est seulement alors que je songeai à mon livre sur Manuel Mena, au livre que toute ma vie je remettais constamment à plus tard ou que je me refusais toujours à écrire, et je me rends compte maintenant que j’y pensais parce que je compris soudain qu’un livre était le seul endroit où je pouvais dire à ma mère la vérité sur Manuel Mena, où je saurais et j’oserais lui dire. Devais-je la lui dire ? Devais-je coucher par écrit l’histoire de celui qui symbolise toutes les erreurs et les responsabilités et la faute et la honte et la misère et la mort et les échecs et l’horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion et le déshonneur de mes ancêtres ? Devais-je prendre en charge le passé familial dont j’avais tellement honte et l’ébruiter dans un livre ? »

Tout en menant l’enquête dans ce roman sans fiction, comme avant lui «Anatomie d’un instant» ou «L’imposteur», en explorant ses propres atermoiements, Javier Cercas tourne autour du point aveugle de l’engagement phalangiste de Manuel Mena et déploie sous nos yeux les antagonismes et ambiguïtés de l’histoire. Il nous donne aussi à lire une formidable leçon de littérature en train de se construire, en convoquant Dino BuzzatiHomère et la peinture de Goya. En effet, le personnage de Manuel Mena, au fur et à mesure de l’enquête, gagne en épaisseur et en complexité, pour finalement d’une statue froide et sans vie, triste héros ayant fait le choix du mauvais côté de l’Histoire, devenir un réel personnage qu’on dirait fait de chair, dont on peut sentir l’engagement, la complexité et les doutes, palpables tout comme ceux de l’auteur, qui à la fin ne doute plus et se décide à raconter l’histoire familiale de ce monarque des ombres.

Septembre 2018 : Charybde devient librairie de garde

Comme beaucoup d’entre vous le savent, la librairie Charybde a souffert économiquement, pour diverses raisons, au cours de ces douze derniers mois.

En conséquence, bien sûr, mais  aussi pour renouer avec plus de force que jamais avec notre tradition affirmée, événementielle et conviviale, nous avons décidé de devenir, à compter de la semaine du 10 septembre 2018, une librairie de garde, ouvrant tous les soirs à l’heure où les lions vont boire et où de nombreux rideaux se ferment ailleurs, de 19 h 00 à 22 h 00, du lundi au vendredi. Au programme, soirées et rencontres, plus que jamais, une fois à trois fois par semaine, avec le programme éclectique que tant d’entre vous ont appris à apprécier au fil de ces sept premières années, mais aussi apéritifs aussi permanents qu’improvisés, avec éventuelles discussions passionnées de littérature et d’essais, de poésie et de genres, de frontières et de marges artistiques qui, vous le savez, sont nos principaux moteurs depuis l’origine.

Pour pérenniser ce projet allégé, mais ô combien conforme, nous semble-t-il, à notre essence et à ce que vous aimez chez nous, et pour préparer la prochaine étape de notre mutation, votre soutien est plus que jamais indispensable, par votre présence attentionnée bien entendu, par vos achats très évidemment, mais aussi par l’engagement à distance que nombre d’entre vous ont su développer avec une grande gentillesse : notre service de commande et de vente par correspondance reste bien entendu totalement disponible sur le site, 24 h / 24 et 7 j / 7. C’est bien par vous toutes et vous tous que notre librairie de garde donnera sens à ces mots, mélange heureux de pharmacie pour la disponibilité en soirée, au moment crucial, et de bon vin pour la durée de vie et la bonification de textes qui ne sont jamais de simples « nouveautés ».

Nous espérons un joli vent dans ces voiles atypiques que nous aimons tant, et, nous le croyons, que vous êtres nombreuses et nombreux à apprécier aussi.

Toxoplasma

Hackers en folie et Commune Libre de Montréal en métaphore uchronique d’un âge d’or déliquescent à toujours réinventer.

« Même pas en rêve, cousin ! » : le nouveau roman de David Calvo, publié en ces jours d’octobre 2017 à La Volte, est sans aucun doute l’une des expériences littéraires les plus époustouflantes que j’ai rencontrées dernièrement. Imaginant (et nous forçant doucement à imaginer) un futur qui se révèle progressivement uchronique (et dont je vous laisserai découvrir les détails convulsifs à la lecture), il nous entraîne, à la suite déjantée de deux hackeuses et d’une conservatrice de vidéos VHS d’horreur – dépassées et néanmoins presque sanctuarisées -, dans un hallucinant remake, en forme d’analyse post-mortem aussi et surtout, des raids mêlant univers « virtuels » et univers « réels » de la grande époque où la littérature de fiction découvrait les profondeurs des réseaux informatiques et les verres miroirs. Sachez seulement qu’il y eut et qu’il y a guerre de l’eau, que le réseau internet mondial s’est effondré pour diverses raisons (dont l’évocation vous fera, selon les moments et votre humeur, sourire ou frémir), que l’Islande fait ici figure de paradis libertaire et de référence ultime d’un monde disparu ou en voie de réinvention totale, selon que vous choisirez une lecture optimiste ou une lecture pessimiste de ces 360 pages haletantes, que les entreprises sont bien évidemment plus puissantes – en réalité comme en fiction – que la plupart des États reliquaires instrumentalisés, et que la Commune Libre de Montréal (dont l’auteur fréquente au quotidien la version correspondante dans ce qu’il est convenu d’appeler notre monde à nous) y constitue un étrange îlot expérimental, en voie de résorption et d’absorption à l’heure où le roman commence.

Le mercredi au Millenium, les enfants cherchent des films d’horreur autorisés par des parents dépassés. Nikki navigue à l’œil, conseillant des bandes qui ne devraient pas être vues, ni par un enfant, ni par un adulte. De l’épouvante canadienne tournée pendant le tax break de la fin des années 70, des films amateurs, véritables boucheries salopées. C’est leur kif.
– Bon alors,
Things tu vois, dit-elle à une gamine de neuf ans en salopette, c’est l’histoire de deux frères dans une cabane, qui viennent rendre visite à un troisième, qui fait des drôles d’expériences, et on se rend vite compte qu’il va utiliser ses frères pour des expériences, et qu’il y a une sorte de fourmi mutante géante dans le frigo, carnivore. Ça se finit à la tronçonneuse.
Ça l’amuse de voir ces enfants embrasser l’imaginaire, se tenir loin du Betamax pour continuer de perpétuer le savoir-faire, l’unique saveur de ces parasites. Le combat lui semble soudain plus important : les adeptes du Beta ne font pas la place au film d’horreur, ils obéissent aux grosses machines culturelles qui dirigent le monde et les gouvernements, morale totale, à grand renfort d’effets spéciaux et de messages clairs. Aucune des grandes licences, aucun réalisateur célèbre, ne s’intéresse plus à la VHS. C’est un monde souterrain, approximatif, réservé à des rêveurs, des exilés. Pouvoir transmettre ça, c’est devenu un combat, économiquement condamné. Autant dire : non existant.

S’il maîtrise au millimètre le matériau esthétique du cyberpunk littéraire, David Calvo ne se contente pas du tout de nous en fournir une version actualisée et puissamment déglinguée. Aussi joueur que dans son magnifique (et – déjà – islandais) « Elliot du Néant », mais moins purement énigmatique, il tisse un réseau serré de références habilement détournées, où voisinent avec ferveur une complainte de phoque en Alaska, une beautiful laundrette (pardon : buanderette !) transformée en nouveau temple numérique de Delphes, des gamins en BMX empruntés peut-être au Marseille de « Taxi 3 », un probable avènement de chats quantiques, les doses nécessaires de rhétorique pour radicaux, un attrape-rêves digne des Sarah Connor Chronicles, voire – qui sait ? – un hommage à la balle lente de Iain M. Banks (il y a des drones qui ne se perdent pas…) et aux ramifications groupusculaires de Ken McLeod. Le réseau de résonances ainsi mis en œuvre n’a rien de gratuit, et sert au contraire, tandis que s’explicite peu à peu une partie de la nature de la divergence uchronique ici en jeu, à faciliter l’interpénétration entre une certaine réalité et les tropes du jeu vidéo, aux accents de la discrète mélodie de David Cronenberg et dans des décors virtuels que n’aurait pas reniés George Alec Effinger.

Kim reprend son burger, tire une feuille de salade mourante. Ira leur avait sorti le grand jeu, il savait qu’elle allait y mordre, que c’était du tout cuit, une semelle. La Vectracom est l’une des corpos les plus en vue de Montréal, une sorte de spécialiste de la domotique qui avant la Commune chiait de la commodité pour jeunes friqués incapables d’essorer une salade sans avoir besoin d’un machin connecté intelligent. Dans ses nouveaux jolis bureaux avec entrée directe dans les souterrains, une belle porte vitrée avec moquette, la Vectracom est encore la façade arrangée d’un monde néolibéral embourbé dans son confort. Kim rêvait de les killer depuis qu’ils avaient commencé à vendre des montres pour mesurer les calories brûlées pendant le temps passé sur l’ordi.

Si la structure ou l’absence de structure de l’île de Montréal de « Toxoplasma », ainsi que le contexte politico-militaire qui l’entoure, restent largement à la charge de la lectrice ou du lecteur, David Calvo se fait en revanche davantage directif lorsqu’il s’agit de donner à ressentir (comme souvent chez lui – et pas uniquement dans « Sous la colline ») la prégnance des paris architecturaux effectués jadis par et pour l’homme, et plus encore de rendre compte presque charnellement d’un modus operandi et d’une esthétique hacker, allant bien au-delà, tant en finesse qu’en réalisme potentiel, de l’invocation rituelle (par les personnages du roman eux-mêmes !) en direction de William Gibson, par loas de feu la toile (qui ont été remplacés – ad hoc – par un panthéon grec pour doter les arpentrices et arpenteurs de souterrains d’un langage commun) et par consoles Ono-Sendai interposées.

– Dites, les filles, ça vous dirait de venir faire votre boulot  ? dit Jove en revenant leur montrer trois cartouches de ce qui semble être un virus démodé.
Sur l’étiquette, un signe cabalistique. Kim secoue la tête. Mauvais karma, quand les programmeurs utilisent l’occultisme ou l’ésotérisme pour masquer leur manque d’inspiration. Se reposer sur une prière pour faire marcher un programme n’a jamais rien donné, malgré tous les rituels nécessaires pour démarrer des protocoles poussiéreux.

Si le microcosme dans lequel cohabitent tant bien que mal tant de communautés humaines possibles (et l’on pensera peut-être ici au beau « Zazen » de Vanessa Veselka : il s’agit bien ici aussi, pour une bonne part, de savoir avec Claro « Comment rester immobile quand on est en feu ? ») peut tenir lieu d’une gigantesque métaphore en termes spécistes et anti-spécistes, il y a bien à l’œuvre dans « Toxoplasma » la sourde révolte planétaire qui hante « La forêt des mythimages » de Robert Holdstock comme la série suédoise « Jordskott ». Une bonne part de la clé de l’énigme suppose de suivre à la trace un crapaud-taureau d’un genre un peu particulier, tandis que la meilleure théorie néo-conspirationniste dans cet univers fragmenté qui n’en manque pas semble bien mettre en jeu les chats et la toxoplasmose. Et il n’y a, dans ce jeu furieux, pas autant de hasard qu’on pourrait le penser d’abord. Comme le disait David Calvo en réponse à une question de Richard Comballot dans l’excellent recueil d’entretiens, « Clameurs » : « C’est une mise à disposition de tes rêves, tu les donnes aux autres en espérant que ça aidera à étendre leur perception. C’est comme une fleur, cueillie là-bas, qu’on offre. J’ai appris à construire des mondes, mais en vérité, pour moi, il s’agit en fait de révéler des possibles qui existent déjà. » Et ce cadeau-ci est particulièrement somptueux.

Le post-humain c’est un truc marketing pour aider les plus riches à se sentir spéciaux.

L'instant décisif

Chaque jour peut contenir toute une vie : Comme Rafael Chirbes l’avait fait avant lui dans «La chute de Madrid», Pablo Martín Sánchez concentre l’action de son roman en une unique journée de mars 1977, qui se trouve être le jour de sa naissance, et réussit à brosser une fresque de la société espagnole en pleine effervescence avant l’organisation des premières élections démocratiques – cette période dont Javier Cercas a formidablement décortiqué les convulsions dans «Anatomie d’un instant».

«Aujourd’hui tu vas naître. Tu ne devrais pas, mais tu vas naître. Tu ne devrais pas parce que là, dehors, c’est l’enfer. Des manifestations tous les jours. Les gens parlent d’élections. D’attentats. D’amnistie. Et tu es si bien dans ta grotte. Bien au chaud. En apesanteur. Pas besoin de respirer, ni de manger, ni de pleurer. A quoi bon, puisque personne ne t’entend ? Gigoter, oui. Donner des coups avec les mains. Comme un boxeur ou un karatéka. Démontrer que tu es prêt à affronter la vie. Un milieu hostile. La vie te donne beaucoup, disent les gens. Mais la première chose qu’elle te donne, ce sont deux claques sur les fesses. Comme celles qu’on entend dans la pièce d’à côté, suivies de pleurs déchirants.»

La suite sur le blog Charybde 27 :

https://charybde2.wordpress.com/2017/10/22/note-de-lecture-linstant-decisif-pablo-martin-sanchez/

 

 

Charybde ouvre désormais le mardi

À partir du mardi 5 septembre 2017 (inclus), la librairie sera aussi ouverte le mardi, de 10 h 00 à 22 h 00, et c'est Hugues (Charybde 2) qui tiendra la boutique ce jour-là et ce soir-là.

Black Village

«Les mots ont le pouvoir d’illuminer la noirceur». Cette célèbre phrase de la correspondance de Samuel Beckettsemble épouser parfaitement la nouvelle œuvre de Lutz Bassmann, «Black Village», paru le 24 août aux éditions Verdier. Les narrateurs du post-exotisme prennent la parole dans des conditions de tragique extrême, prisonniers d’un espace indéterminé, entre vie et mort. «Black Village» débute lorsque Goodmann, qui progresse difficilement et lentement après son décès dans l’espace noir en compagnie de Myriam, Tassili et du narrateur, décide d’allumer une flamme incertaine.

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