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Autopsie des ombres

Autopsie des ombres

Autopsie des ombres
de Xavier BOISSEL
ed. INCULTE

Très impressionnante lecture de l'absurdité et de la déréalisation de la force sans mission.

Publié en août 2013 chez Inculte, le premier roman de Xavier Boissel s'appuie sur sa nouvelle "Debout parmi les ruines", parue en revue en 2011 et rééditée en 2012 par Une autre image avec de riches illustrations de Boris Hurtel.

Dans une guerre civile non totalement spécifiée, mais dont tous les éléments renvoient à celle de Bosnie entre 1992 et 1995, un petit groupe de militaires français, opérant sous mandat de l'ONU, est engagé dans des opérations d'interposition et de "maintien de la paix". Au retour en France, l'un des soldats, Pierre Narval, ne parvient ni à oublier ce qu'il a vu, senti, deviné ou perçu, ni à se réadapter de ce choc traumatique d'un genre bien particulier. Il entame d'abord insensiblement, puis franchement, une dérive dans la campagne française, dans une atmosphère irréelle qui constitue le miroir presque parfait de ce qu'il a vécu, dans une quête non identifiée où la dissolution dans la simplicité du néant semble beaucoup plus présente que quelque improbable rédemption...

Comme dans la nouvelle d’origine, bien entendu, on retrouve, en écho à « Warriors », ce téléfilm britannique si réussi de Peter Kosminsky (1999), un lourd climat de militaires « normaux », prisonniers de leurs idiosyncrasies viriles et de leurs apprentissages guerriers, confrontés à l’absurdité de consignes d’engagement délétères qui les mine progressivement, et les condamne le plus souvent à deviner qu’il y a, quelque part, par là, un « ennemi », dont les horreurs rencontrées après coup témoignent au quotidien, mais qui n’est jamais ou presque présent, face à eux, dissimulé derrière le sourire goguenard ou la vexation qui sait « ne pas aller trop loin » d’un milicien tenant un checkpoint, face visible et inattaquable du bourreau nocturne, bien réel…

C’est de cette déréalisation, de ce mensonge éthéré et permanent (qui ne peut être un hasard, venant d’un auteur ayant su traquer les restes d’un faux Paris pour y débusquer du réel et du sens du simulacre - dans « Paris est un leurre » en 2011), que Xavier Boissel nourrit avec un immense brio la dérive française de son protagoniste, intercalée dans les flashbacks « de Bosnie », dérive par vidange intérieure qui reflète très exactement celle des patrouilles arpentant en vain des rues écroulées pour y traquer, faute de mieux, faute de sens, faute de mission, chiens et chats éventuels porteurs de maladies… La langue de bois des instructions onusiennes, discrètement mais régulièrement rappelée, comme la mainmise sur le vocabulaire opérée par les purificateurs ethniques et les simples barbares ordinaires, qui fait songer au « Casus Belli » du slammeur D’ de Kabal, résonne de façon terrible avec les indices concrets de malaise profond, disséminés dans les paysages rurbains et périurbains de l’errance. L’ensemble écrit dans un style tout de justesse, de poésie diaphane, alimentée pourtant par des munitions de 5,56 mm, des lunettes de vision nocturne ou des obus de mortier de 120 mm, comme par de simples signes d’une pulsion consommatrice frénétique, à lire dans le paysage français, décrypté incidemment comme dans « Paris est un leurre », pulsion toute contenue, en dérision, dans l’emblématique boîte de thon en conserve ramassée dans les ruines de Bosnie, qui, à elle seule, comme le sang dans la neige du Langlois d’ « Un roi sans divertissement », englobe toute la violence jamais dite, jamais avouée, de l’avidité partout à l’œuvre.

Un livre magnifique, impressionnant premier roman, qui résonne longtemps en vous après avoir été refermé.

« Ta génération n’avait plus d’ennemi. Libérée du poids des crimes, des servitudes morales, chevillée désormais à une mémoire antiquaire, elle pouvait s’adonner à des jeux plus frivoles ; ni tragique, ni lyrique, comme celle de ses pères, mais assignée à un temps devenu homogène à lui-même, paisiblement nichée dans un quotidien transmué en divertissement, elle se livrait donc à l’insouciance d’un perpétuel présent ; il paraissait que l’Histoire touchait à son terme (les grands esprits disaient « à son achèvement ») – et le passé n’avait plus barre sur elle. Mais, comme un fauve assoupi brusquement réveillé par la faim, l’Histoire se rappelait à toi et à tes contemporains ; et l’Histoire s’écrit toujours du côté des vainqueurs, de manière réglementaire, officielle, carnassière. Toute ta conscience se cristallisait dans ce morceau de temps disjoint, comme les bobines d’un vieux film qui bégayaient : les bourreaux piochaient dans le passé l’alibi immuable de leur fureur, l’identification de leur ennemi héréditaire, celui qu’ils vouaient à la suppression, à la destruction ; il fallait – et c’était leur but final, chose que tu avais mis longtemps à comprendre – abolir la lumière de son ciel. »

« Il démarre le véhicule, roule une petite heure encore, dans la vallée, le long du fleuve où les tours de refroidissement des réacteurs de centrales nucléaires sont comme des balises, mais bientôt il finit par quitter l’autoroute, et ce sont les pales immobiles des éoliennes qui maintenant ponctuent le paysage. Il roule sur une nationale, et très vite, il emprunte une départementale, régulièrement interrompue par une série de ronds-points qui mènent à des centres commerciaux spécialisés en tapis, chaussures, accessoires d’automobiles ou matériel agricole ; il longe une déchetterie, un cimetière pour chiens, pénètre dans les faubourgs d’une petite ville, passe sous trois banderoles : la première annonce une « Fête des fleurs vivaces » dans un village voisin, la deuxième une « Fête du pain » dans un autre endroit et la troisième une « Fête des confitures » dans un lieu qu’il n’a pas pu identifier. Il franchit encore un rond-point, au centre duquel sont installées plusieurs brouettes multicolores, les bras dirigés vers le ciel et arrive enfin dans le « centre historique » – comme l’indique un panneau – où il gare difficilement la voiture ; il se dirige vers un secteur piétonnier et remonte une ruelle pavée de petits galets, restaurée avec soin, dans un goût médiéval – apparemment, l’artère commerciale de la ville, si l’on se fie à ses oriflammes, ou plutôt, ses effigies. Elle débouche sur une petite place où il s’installe à la terrasse d’un café. Il commande un noir, sans sucre, et deux croissants, sort une cigarette, et regarde le donjon, ou la tour, aux pierres proprement rejointoyées – certainement médiévale, elle aussi – qui lui fait face. »