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La cité des saints et des fous

La Cité des saints et des fous

La Cité des saints et des fous
de Jeff VANDERMEER
ed. CALMANN-LÉVY

Tous les chemins de l’imaginaire furieux mènent à Ambregris.

Publié en 2001, réédité et significativement augmenté en 2002 et en 2004, traduit en français en 2006 par Gilles Goullet dans la bien regrettée collection Interstices de Calmann-Lévy, sous l’égide éditoriale de Sébastien Guillot, ce "recueil" (si l’on ose encore ce terme pour une pareille création) de Jeff VanderMeer regroupe plusieurs nouvelles et courts romans publiés entre 1996 et 1999, autour et à côté desquels a été ajouté un formidable amoncellement de fragments et un ciment narratif redoutable pour faire de la ville mythique d’Ambregris l’un des très hauts lieux de la création littéraire contemporaine.

"Que peut-on dire d’Ambregris qui n’ait déjà été dit ? Le moindre quartier de la ville, si superflu qu’il paraisse, a un rôle complexe, voire équivoque, à jouer dans la vie de la communauté. Et j’ai beau me promener très souvent sur le boulevard Albumuth, l’incomparable splendeur de la cité ne cesse de se rappeler à moi, avec son amour des rituels, sa passion pour la musique, son inépuisable et magnifique cruauté. (Voss Bender, Mémoires d’un compositeur, volume I, page 558, Ministère de la Presse Fantasque)"

Le texte d’ouverture (qui est aussi le plus long de l’ouvrage, et qui fut le premier publié, dès 1996), "Dradin, amoureux", nous plonge d’emblée in medias res, au cœur de cette ville protoplasmique d’Ambregris, déployée au long du large et limoneux fleuve Moss, à la veille du gigantesque, éminemment touristique et sauvagement carnavalesque Festival du Calmar d’Eau Douce, ville tentaculaire en diable à l’histoire sombre et chahutée, que l’on découvrira ensuite lorsque tous les pans de la mosaïque apparaîtront (… ou simuleront leur apparition).

Avec cet étonnant personnage de "missionnaire" de retour d’une expédition que l’on devine tragique dans la jungle non civilisée, Jeff Vandermeer semble immédiatement réussir la magie d’un alliage alchimique entre la manière de deux très grands conteurs stylistes, le méticuleux et baroque Gene Wolfe de "L’ombre du bourreau" côtoyant ici intimement le fantasque et cruellement ironique Jack Vance de "Cugel", pour nous offrir, déjà, un texte pouvant aisément se hisser parmi les plus attachants de la fantasy contemporaine.

"Dradin, amoureux, sous la fenêtre de son amour, les yeux levés vers elle tandis que la foule grouillante déferle autour de lui, multitude rouge vif aux vêtements rugueux qui le bouscule et le meurtrit sans même qu’il s’en aperçoive. Car Dradin la regarde ELLE, qui prend la dictée d’une MACHINE, un impénétrable bloc gris duquel sortent les écouteurs enserrant sa délicate tête ovale. Dradin reste abasourdi, stupéfait par ces yeux d’un bleu séraphin, ces longs cheveux d’un noir de jais cascadant sur les épaules, ce mélancolique visage pâle que masque, sur la vitre, le reflet du ciel de plus en plus gris. Elle se trouve trois étages plus haut, sertie dans la brique et le mortier, presque un monument, assise près de la fenêtre juste au-dessus de l’enseigne "Hoegbotton & Fils, distributeurs". Hoegbotton & Fils, la plus grande affaire d’import-export de toute l’anarchique Ambregris, la plus ancienne des cités, à laquelle on avait donné le nom de la partie la plus précieuse et la plus secrète de la baleine. Hoegbotton & Fils : des caisses et des caisses de perversités expédiées pour l’amusement des décadents depuis la très lointaine Surphasie et les régions inférieures de l’Occident, ces endroits qui en un rien de temps se mouillent, mûrissent et pourrissent. Et pourtant, conjecture Dradin à propos de son amour, elle semble d’extraction plus satisfaisante, non pas casanière, mais mal à l’aise à l’étranger, à moins de voyager au bras de son amant. A-t-elle un amant ? Un mari ? Ses parents sont-ils toujours en vie ? Aime-t-elle l’opéra ou les pièces de théâtre paillardes données près des quais, où des ouvriers chargent de leurs membres grinçants les caisses de Hoegbotton & Fils sur des chalands tout près de se mesurer au puissant fleuve Moss qui s’écoule, léthargique et limoneux, jusque dans le tourbillon rapide de la mer ? Si elle aime le théâtre, je peux au moins lui offrir cela, pense Dradin, bouche bée et les yeux levés vers elle, sans se soucier de ses cheveux longs qui lui tombent sur le visage. À une telle distance du fleuve, la chaleur le flétrit, mais il ignore la sueur lui enserrant le cou." ("Dradin, amoureux")

Mais il ne s’agit bien là que d’un (somptueux) hors d’œuvre : dès le deuxième texte de l’ensemble, la nature foisonnante, résolument polyphonique et potentiellement déroutante de l’entreprise s’affirme : dans une brochure publicitaire grand public, largement distribuée à l’occasion du (déjà fameux à ce stade) Festival du Calmar d’Eau Douce, un historien chenu et tout empli d’humour sarcastique et vengeur, Duncan Hurle, dresse pour nous, public ignorant attiré par la réputation d’Ambregris en cette saison, les premiers siècles de l’histoire de la cité, que vous découvrirez avec une joie et une incrédulité légèrement teintées d’horreur, en pesant peut-être déjà, à vos risques et périls, le rôle des fongi, rapidement envahissants tout au long de l’histoire, et celui des champigniens, premiers habitants de la cité, toujours aussi souterrainement mystérieux après quelques centaines d’années de cohabitation pas toujours très harmonieuse.

"2. Une note de bas de page sur le but de ces notes de bas de page : le présent texte en regorge afin d’éviter de vous infliger, touriste nonchalant, un volume de connaissances qui risquerait de vous peser et de vous empêcher d’apprécier les charmes de la ville avec votre habituelle désinvolture insouciante. Afin de contrecarrer vos prévisibles efforts – une fois découvert un sujet intéressant dans le présent récit – de sauter des passages, j’ai extirpé tous les renvois à d’autres publications Hoegbotton polluant telle une invasion de fongus les autres brochures de cette collection.
3. Il me faut ajouter à la note 2 que les informations les plus intéressantes seront uniquement incluses en notes de bas de page, que je m’efforcerai de multiplier au maximum. De plus, les informations évoquées en note seront plus tard développées dans le texte principal, ce qui plongera dans la confusion ceux d’entre vous ayant décidé de ne pas lire les notes de bas de page. Voilà ce qu’il en coûte de tirer un vieil historien du bureau d’enseignant derrière lequel il sommeillait pour le forcer à collaborer à une collection de guides de voyage populaires." ("Guide Hoegbotton de l’Ambregris des Premiers Temps, par Duncan Hurle")

Dès lors, le ton est donné, et Jeff VanderMeer déroule avec jubilation en 550 pages une mosaïque parfaite, car aux deux textes principaux du corpus (une monographie de critique artistique, "La transformation de Martin Lac", et un compte-rendu d’interrogatoire psychiatrique, "L’étrange cas de X") vont s’ajouter 300 pages d’annexes : fac-similés de courriers entre psychiatres, articles de journaux, extraits de romans, encarts publicitaires, articles de revues savantes, messages cryptés, études zoologiques ("Le Calmar royal" réussissant au passage cette rare prouesse littéraire d’offrir un texte dont la clé romanesque réside dans l’abondante bibliographie qui le termine), pour finir par un plutôt extraordinaire glossaire qui livre, comme incidemment, à la lecture attentive une bonne dizaine des clés d’interprétation qui semblaient faire défaut au monumental ensemble qui précédait. C’est dans cet agencement de miroirs déformants, bifurquants, bien peu fiables et terriblement instables (au point de faire magnifiquement douter le lecteur de la nature et de la réalité exacte de ce qui lui est ainsi raconté de sources multiples) que Jeff VanderMeer exprime avec un immense et joyeux talent toute sa connivence et son admiration pour le "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" de Borges (auteur dont le nom, incidemment, est aussi celui de la plus célèbre librairie / maison d’édition sise à Ambregris) et pour les "Villes invisibles" de Calvino, au moins autant que pour l’assemblage polyphonique d’un Joyce et la rudesse farceuse d’un Rabelais ou d’un Sterne.

"(9) Apprendre à quitter la chair. Même si j’ai confisqué cette histoire à X au début de son séjour dans notre délicieuse institution, je la joins au cas où elle présente un quelconque intérêt, l’ayant soigneusement séparée de la collection de X. J’ai lu plusieurs fois l’histoire, dans l’espoir de la déchiffrer. Elle contient, ai-je le sentiment, et bien davantage que les nombres tapés à la machine, des indices sur l’endroit où se trouve X. L’histoire est lumineuse… Elle semble presque rayonner de lumière quand on la lit. Je dois admettre vous l’envoyer surtout pour m’en débarrasser."

"Je fais des cauchemars, en ce moment. Pas sûr de savoir qu’en tirer. Ils suggèrent des réponses à des questions sur les chapeaux gris. Cela se passe toujours sous terre. Et il fait sombre. Il y a une machine. Sa façade est d’une rassurante matière translucide ou réfléchissante."

Encore meilleur à la relecture qu’à la première lecture, "La cité des saints et des fous" peut indiscutablement prendre place dans le panthéon somme toute restreint des très grands romans contemporains.

S’il y avait parfois davantage de logique et de justice dans un monde des lettres qui, à force de ne pas se chercher, court le risque de se perdre un peu, ce texte devrait et aurait dû provoquer la traduction et l’édition en français des autres travaux de Jeff VanderMeer, dont le sublime "Veniss Underground" (2003) dont il faudra bien vous (re)parler prochainement.

Il faut d’ailleurs souligner en passant, même si l’audace y est nettement moindre que dans les textes de fiction, l’heureuse initiative de l’éditeur Bragelonne, qui a traduit et publié récemment l’essai "La bible Steampunk", belle histoire intelligente d’un "genre littéraire à l’intérieur d’un genre", écrite en 2010 en collaboration avec  S.J. Chambers.