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Coups de coeur

Et que celui qui a soif, vienne - Un roman de pirates

Dans la joie du grand récit d’aventure, rendre au roman de pirates son souffle politique et sa malice nécessaire.

Comment écrire un roman de pirates en 2016 ? C’est cet imposant et jouissif défi que « Et que celui qui a soif, vienne » relève, à l’image, d’une certaine façon, de William Goldman inventant un roman archétypal de cape et d’épée, par la voix d’un grand-père voulant distraire – et passionner – son petit-fils malade (« Princess Bride », 1973) – grand roman dans lequel figurait d’ailleurs, de manière centrale, un « terrible pirate Roberts ».

Quand le colosse arriva sur le grand bateau, pour la première fois depuis sa capture il ne regretta pas la mort. Il n’avait jamais rien vu de tel. Un monument de bois, de toile, de corde. De grands arbres au tronc nu et lisse plantés sur le pont, des hommes perchés, des ordres criés, les voiles qui se lèvent et se gonflent. La vitesse. Le vent salé sur la peau. Les autres étaient effrayés. Il les sentait trembler. Lui était fasciné.

Publié en janvier 2016 aux éditions du Rouergue, le troisième roman de l’historien Sylvain Pattieu, jusqu’ici plutôt porté par des romans-récits ou des romans-témoignages ancrés dans le présent ou le passé récent, démontre avec brio que la distinction toujours artificielle qu’une partie non négligeable de l’édition et du commentaire continue à vouloir nous faire avaler (parfois même avec de « bonnes intentions », se fourvoyant sur les enjeux d’une « réhabilitation du récit »), celle entre la narration et l’idée, celle entre la distraction et l’ambition intellectuelle, est plus que jamais caduque pour peu que l’auteur s’en donne un peu la peine, comme c’est manifestement le cas ici.

Lui aussi tentait de garder la tête droite. Il était fatigué, pourtant. Il dormait mal durant la nuit, par petites tranches d’un sommeil inconfortable. Au petit matin, il avait froid. Les papillons continuaient à le tourmenter. Ses muscles lui faisaient mal. Ses poignets, ses épaules, saignaient. Son cou était ankylosé à force d’être attaché dans la même position. Les gardes n’hésitaient pas à les frapper quand ils n’avançaient pas assez vite, mais jamais trop durement. Ils les voulaient suffisamment épuisés pour avoir la volonté brisée mais suffisamment préservés pour rester en bon état. On ne tire rien d’un esclave trop abîmé. On risque gros s’il n’est pas assez résigné. Leurs gardes, comme d’autres esclavagistes pendant les siècles antérieurs, devaient trouver le bon équilibre entre brimades et soins. Ceux-là ne le savaient pas, mais ils étaient des esclaves d’un nouveau type. Pas celui de l’esclavage séculaire, de l’Afrique vers le monde arabe et turc, ponction régulière, faite petit à petit. Ils ne deviendraient pas eunuques ou concubines, mineurs, pêcheurs de perles, artisans ou soldats. On avait vu de tels esclaves, féroces janissaires, s’emparer du pouvoir de leurs maîtres. On avait vu leurs fils ou leurs filles affranchis. Non, le temps s’était accéléré, les bateaux traçaient la route, d’Europe ou d’Afrique vers les Amériques, les esclaves n’allaient pas vers le nord ou vers l’est, ils étaient destinés aux champs de coton, aux plantations de canne à sucre, main-d’œuvre agricole, domestiques pour les plus chanceux. Un océan était voué à les séparer de leur continent. L’auraient-ils su, qu’auraient-ils bien pu faire, l’auraient-ils su qu’ils auraient marché du même pas.

Pour mener à bien ce savoureux projet, Sylvain Pattieu s’est appuyé sur de fort sérieuses recherches (qu’il détaille avec bonheur et précision en annexe), mais surtout sur une impressionnante galerie de personnages, dont il prend le temps, dans des mises en place successives, de nous faire partager l’épaisseur humaine qui accompagne d’emblée leur valeur archétypale : esclaves révoltés, contremaîtres féroces, capitaines ambigus de mercenaires, gouverneurs précocement mondialisés, aventuriers revanchards, armateurs avides et potentiellement impérialistes, esclavagistes impénitents, philosophes bretteurs, prêtres plus ou moins défroqués, ou mousses de fortune. Le puissant matériau d’époque, celui qui nourrit aussi bien le panthéon hollywoodien des années 1930-1950 que ses ultimes avatars modernisés avec la série « Pirates des Caraïbes », aussi bien les récits canoniques d’aventure que leurs détournements plus récents, qu’il s’agisse du « Sur des mers plus ignorées » (1987) de Tim Powers ou du « Déchronologue » (2009) de Stéphane Beauverger, ou encore des exceptionnels « Passagers du vent » (1980-1984) de François Bourgeon (dont l’auteur rappelle d’ailleurs l’importance pour lui en annexe), se révèle de surcroît, pour l’auteur doué et malicieux, un terreau fertile au maniement de la digression, de l’incise, ou de l’anachronisme judicieux (le sabir « globish » du gouverneur, par exemple, est un véritable régal).

Un livre est un rêve où se mêlent les vivants et les morts, il est peuplé des miens et de mes chimères, personnages qui se bousculent et se répondent. Il y a des reliefs, des herbes et des animaux. Il n’y a pas vraiment de temps strict et délimité dont on a trop souvent l’habitude, ici il se déchire d’éclats de souvenirs, de tristesse, de révolte.
Le blizzard souffle et la meute se réfugie derrière les rochers et les arbres. Les loups se collent au sol. Le jeune chef, lui, ne craint pas le froid et il reste bravement debout, ivre de son combat et du sang. Il renverse la tête et il hurle. Le vent soulève la neige, il en fait un brouillard, à moins que ce ne soit vraiment la brume. Je vois des silhouettes. Difficile de discerner, Barbe-Noire ou Rackham, Spartacus et Mandrin, Louverture et Solitude. On jette sur un pont le corps meurtri de Rosa Luxemburg. Affranchis, marrons, bandits, rebelles ou pirates. Malades, exilés et proscrits. Ils sont l’armée sortie du sol venue demander des comptes, dans le film J’accuse d’Abel Gance. Parmi eux, tout devant, ma mère, dans son manteau blanc en fausse fourrure. Elle parle et elle marche, comme au bon vieux temps d’avant la maladie.

Comme l’auteur l’explique dans sa postface, c’est le redoutable travail de Céline Minard sur l’encodage du western pour lui rendre un souffle utopique détourné et lui offrir une résonance contemporaine intense, avec « Faillir être flingué » (2013), qui a fourni une bonne partie du carburant, de l’envie de s’attaquer ainsi au « roman de pirates ». Ce faisant, Sylvain Pattieu a su trouver, au-delà d’un exceptionnel parfum d’aventure et d’humanité, le souffle politique déterminé, nourri des visions historiques sans concessions d’Eric Hobsbawm et de Marcus Rediker, que l’on ne connaissait jusqu’ici, à un tel degré de puissance et de réussite, que chez les Italiens du « New Epic », le Valerio Evangelisti de la saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur » (1994-2010) – auquel on doit d’ailleurs, car il n’y a parfois guère de hasard, mais de précieuses convergences, une trilogie pirate dont seul un tome, hélas, « Tortuga » (2008), est actuellement traduit en français -, ou, davantage encore, les Wu Ming de « L’Œil de Carafa » (1999) et de « Manituana » (2007).

Les pirates grimpaient un à un de leur navire plus bas de quille. En premier un grand torse nu, cheveux longs et nattés, colliers et ceinture, tatoué de bleu, l’air d’un sauvage, et à son côté un rouquin, bouteille enflammée à la main. Puis de suite les autres arrivèrent, défilé farouche et méfiant, sabres et fusils levés, au cas où la trêve serait une ruse. Les marins les regardaient comme on regarde un grand frère parti, admiré et craint à la fois, celui de la famille qui serait allé courir la route plutôt que suivre la coutume. Une fois revenu, on le scrute, teint, habit, timbre de la voix, on guette déception, défaillance, signes de bonne santé, de réussite et degré d’insolence. On vérifie la couleur de sa peau et les dessins sous ses yeux, on regarde dedans pour y voir enthousiasme ou désespoir. On observe s’il tremble, fébrile de crainte, ou s’il irradie, goguenard de bonheur. En fonction des regards de biais, de cette écoute intéressée, on se décide, on se découvre, on tombe dans les bras ou on hésite, on rejoint ou on garde ses distances. Ainsi ballottaient-ils, frères marins de nouveau réunis. Leurs yeux formaient assemblée. Certains votaient pour la peur, d’autres avaient plus confiance ou même grand intérêt. Les yeux effrayés roulaient follement ou se baissaient. Les yeux curieux fixaient et s’attardaient.
Le spectacle était étonnant de voir ces marins comme eux, démarche mêmement chaloupée, visages creusés par la mer, rides asséchées au soleil, hirsutes de poils blanchis. Leurs pognes tenaient de grands sabres ou des coutelas, quelques mousquets et fusils, les mains noircies par la poudre. Leurs visages allaient ricanant, rendus beaux de triomphe facile. Leurs gestes avaient la confiance propriétaire que donne la force. Ils arpentaient la coque, quelques-uns pieds nus mais la plupart chaussés, parfois de fort beaux souliers. La méfiance levée, ils riaient bruyamment, touchant les objets désormais leurs, si telle était leur volonté, pénétrant les lieux interdits, plaisantant les officiers, les mettant à part des hommes et faisant tomber leurs chapeaux.

En se laissant porter par les vagues et par le vent, par le sang et par le fer, on ne pourra que se réjouir de la naissance d’un auteur au tel souffle rusé, capable de donner de la grandeur épique et politique – par un travail d’écriture et de style qu’il faut aussi absolument signaler – au roman d’aventures, de mêler intimement le contemporain et le personnel à l’historique et au global.

Lumikko

Surnaturel ou non ? La fantastique enquête d’une apprentie écrivaine sur les ressorts secrets de l’inspiration.

Publié en 2006 en Finlande, traduit en français en 2016 aux éditions de l’Ogre par Martin Carayol, le premier roman de Pasi Ilmari Jääskeläinen (après un recueil de nouvelles en 2000, « Missä junat kääntyvät », soit à peu près « Lorsque les trains tournent », inédit en français) lui a valu en 2007 le prix Kuvastaja, considéré comme le plus prestigieux prix d’imaginaire science-fictif et fantastique finlandais, celui-là même qu’avait inauguré en 2001 la grande Johanna Sinisalo avec son premier roman à elle, « Jamais avant le coucher du soleil ».

Par bien des aspects, « Lumikko » pourrait être en effet un formidable hommage, rusé, hilarant et machiavélique, à la grande auteure du fantastique finlandais et européen. Dans le petit village de Jäniksenselkä (littéralement « Dos-du-lièvre », que la version anglaise par exemple a choisi de traduire), où comme le dit fort joliment Catherine Taylor dans le Telegraph, Twin Peaks rencontre incidemment les frères Grimm, réside Laura Lumikko (nom désignant la belette en finlandais, et peut-être cela n’est-il pas anecdotique), reine célébrée de la littérature, considérée à la fois comme une immense styliste et comme une éclatante réussite commerciale, avec sa saga à épisodes du « Bourg-aux-Monstres », dans laquelle elle mêle à l’ordinaire d’un village tout un saisissant (dit-on, dans la critique fictive) folklore fantastique finnois. Un peu, toutes proportions gardées, comme si le village de Pré-au-Lard, au pied de Poudlard, existait réellement, et que J.K. Rowling y soit installée à demeure.

On publiait dans le supplément la production des écrivains amateurs locaux. C’est que Jäniksenselkä ne s’enorgueillissait pas seulement de Laura Lumikko et de ses écrivains professionnels, mais également d’un grand nombre d’écrivains amateurs. On ne dénombrait pas moins de six associations d’écrivains à Jäniksenselkä, sans même compter la plus célèbre de toutes, la Société littéraire de Jäniksenselkä, dont on ne pouvait devenir membre que sur invitation de Laura Lumikko. La possibilité d’entrer dans la Société était surtout théorique puisque les effectifs actuels de la Société – neuf écrivains déjà bien installés – avaient été constitués durant les trois années qui avaient suivi la fondation de la Société en 1968.

Dans ce village voué à la littérature et dominé par le prestige de la Société littéraire fondée par Laura Lumikko, une jeune femme, professeur intérimaire de lettres, écrit quelques nouvelles, un peu plus qu’à ses moments perdus, en l’osant rêver à la reconnaissance possible. « Lumikko » est aussi un peu son extraordinaire roman d’apprentissage, raconté avec un ton inimitable, froidement rationnel mais doucement rêveur, distancié et plein d’humour rusé à certains moments, plongé dans les étroites œillères de l’action à d’autres. Par les yeux et les oreilles de cette fort étonnante héroïne lancée – en pleine apparence – à la découverte de la Société littéraire de Jäniksenselkä, c’est à un questionnement beaucoup plus insidieux sur la nature de notre propre rapport à la fiction que nous convie, un sourire malicieux et un rien pervers aux lèvres, Pasi Ilmari Jääskeläinen.

Ella Milana fut d’abord étonnée, puis franchement indignée, quand Raskolnikov se fit soudainement assassiner devant ses yeux, en pleine rue. La prostituée au grand coeur, Sonia, l’avait abattu à bout portant. Cela se passait au beau milieu d’une dissertation littéraire sur le classique de Dostoïevski.
Ella Amanda Milana avait vingt-six ans et, entre autres, des lèvres bien dessinées et des ovaires déficients.
Le jugement sur les lèvres avait été prononcé ce jeudi même, cinq minutes avant la fin de la pause déjeuner, par un professeur de biologie. Pour ce qui est des ovaires déficients, elle l’avait appris quatorze mois plus tôt de la bouche d’un médecin. En quittant le cabinet de celui-ci, elle était devenue une femme qui au plus profond d’elle-même avait quelque chose de froid et de déficient. Dehors pourtant, il faisait toujours beau et ensoleillé.
Trois mois après le diagnostic, deux jours après que les fiançailles d’Ella Milana eurent été rompues, les choses s’étaient arrangées.
Elle avait, en pensée, fait un inventaire.
Par exemple, ses lèvres étaient bien. Ses doigts étaient, à ce qu’on lui avait dit, beaux et gracieux. Son visage en revanche n’était pas spécialement beau, ainsi qu’on le lui avait jadis affirmé, mais il était agréable et doux, voire mignon. Ce qu’elle pouvait elle-même constater dans le miroir.
Et un certain amant avait aussi remarqué, une fois, que ses tétons, de par leur couleur, étaient très picturaux – et sans plus attendre, il était allé chercher ses peintures à l’huile dans un coin de l’appartement et les avait mélangées pendant trois heures avant d’obtenir précisément la bonne nuance.
Ella Amanda Milana fixait le papier quadrillé.
Devant elle étaient assis trente-sept lycéens dont elle était censée corriger les dissertations, et elle réfléchissait à la couleur de ses tétons. Ce meurtre littéraire inattendu lui avait fait perdre sa faculté de concentration. Elle n’arriverait plus à s’abstraire suffisamment pour faire son travail de lectrice – pas aujourd’hui, pas dans cette classe.
Elle détourna son regard de la dissertation comme si elle avait vu un insecte ramper dessus et regarda la classe, mais la classe ne lui rendit pas son regard. Les élèves écrivaient et regardaient leurs copies, les stylos grattaient comme des rongeurs s’adonnant à une activité occulte.
La dissertation avait été écrite par un garçon assis au troisième rang, du côté de la fenêtre.
Elle était un peu vexée, mais n’arrivait pas à lui en vouloir. Elle se demanda si l’on attendait d’elle, en tant que remplaçante, qu’elle prît au sérieux ce genre de tentative de fraude.
Elle avait longtemps été un peu en colère, et elle l’était encore, non pas après le garçon mais après ses ovaires. Le garçon et sa dissertation étaient un événement accessoire et fugace. Alors que ses ovaires étaient durablement liés à elle, et elle à eux. Elle aurait préféré qu’ils n’eussent pas participé à la composition de la personne répondant au nom d’Ella Amanda Milana, cette personne assise là devant la classe et qui tenait dans sa main une dissertation mensongère.

On ne raconte pas « Lumikko », on s’y plonge et en profite, encore et encore. Car si le roman injecte bien, sous la peau, une réflexion ma foi plutôt profonde sur le rôle social de la littérature et sur la nature de l’inspiration en matière de fiction, il est aussi construit pour palpiter, effrayer, créer le doute, la fascination et le souffle court, et il s’y entend à merveille, jouant en maître des diverses distances d’écriture possibles, de la présence diffuse d’un fantastique trop évident pour qu’il ne soit pas foncièrement louche, et d’une atmosphère que l’on a du mal à ne pas craindre rongée par quelque chose. Si l’on songe bien entendu (et l’auteur nous y incite discrètement à plusieurs reprises) au « Jamais avant le coucher du soleil » ou au « Oiseau de malheur » de Johanna Sinisalo, on sent à certains moments s’infiltrer l’effroi qui hante les pages les plus réussies de « L’échiquier du mal » de Dan Simmons, la complaisance de ce dernier en moins, mais peut-être plus encore, on perçoit les atmosphères de frontières et d’interstices qu’excellait à nous dévoiler le recueil de nouvelles « Cru » de luvan, et peut-être un peu aussi de la quête confidentielle et intimiste, entre normalité et surnaturel, de la « Morwenna » de Jo Walton.

Deux jours plus tard, Ella l’appela. Elle lui demanda si cela pourrait l’intéresser de la rémunérer pour une étude sur Laura Lumikko et la Société littéraire de Jäniksenselkä.
Le professeur faillit exploser de joie. Il la rappela quelques jours plus tard pour lui dire que les démarches s’étaient faites sans problème :
« J’ai envoyé les papiers de demande de bourse, mais j’ai déjà tâté le terrain auprès de mes contacts, et manifestement on peut considérer le financement comme acquis. Bien sûr il faudra attendre la décision et l’argent, mais ce n’est pas un problème – tu vas recevoir de la fac une somme te permettant de travailler les premiers mois. Vu que la question de la collecte d’informations est quand même relativement urgente, étant donné tout ce qui s’est passé. Mais tu es vraiment sûre que les écrivains de la Société vont accepter que tu les interviewes ? Jusqu’ici, tout ce qui est paru n’a pas dépassé le niveau des magazines féminins.
– Moi, ils me parleront », promit Ella.
La bourse suffirait pour une année de travail. Ella estima qu’en une année, elle arriverait à Jouer suffisamment pour soutirer aux écrivains de la Société tout ce dont elle avait besoin. Et ensuite elle irait enseigner dans une école aussi loin que possible de Jäniksenselkä.
Elle avait peur du Jeu : ce n’était vraiment pas une façon anodine de récolter des informations. Dans le même temps, l’idée avait quelque chose d’excitant.
Si le Jeu fonctionnait comme elle se l’imaginait à la lecture du livre de règles, elle pourrait tirer au clair des choses qui, sans le Jeu, resteraient pour tout le monde d’éternelles énigmes.
Elle pourrait fouiller le passé de la Société et en arracher tout ce qu’elle voudrait.

Signalons aussi pour les amatrices et les amateurs que, comme un certain nombre d’écrivains finlandais de littératures de l’imaginaire solidement installés à la croisée des genres (comme à la croisée des chemins d’un rituel d’invocation) y excellent, « Lumikko » joue de nos nerfs avec grâce en proposant à plusieurs reprises des éléments qui ne prennent pas du tout le même sens indiciel, selon le genre littéraire d’où l’on croit être en train de lire à cet instant précis. Horreur, thriller, investigation policière, fantastique traditionnel ou roman de mœurs, de psychologie, d’université : la palette est large et défie astucieusement nos analyses trop rapides, pour composer un récit passionnant de bout en bout – et même peut-être bouleversant, comme le dit Mathieu Lindon dans Libération -, riche en rebondissements parfois extrêmes qui semblent tester pour nous les limites de ce que l’écriture de fiction peut se permettre avec notre complicité. Un grand choc technique qui ne sacrifie à aucun moment le plaisir de la narration et le questionnement de l’imagination.

On ne devrait jamais trop parler. Ella le comprenait désormais. Par l’écriture on construit de véritables mondes, mais l’excès de paroles conduit à l’effondrement.

La recension enthousiaste de Catherine Taylor dans The Telegraph, en anglais, est ici. Celle de Brandon Robshaw, plus courte mais au moins aussi élogieuse, dans The Independent, en anglais encore, est ici. Ce qu’en dit joliment Mathieu Lindon dans Libération est ici.

Spada

Le grand roman noir de l’instrumentalisation politique – qui ne concerne pas que la Roumanie contemporaine.

Publié en 2008, traduit en français en 2016 par Jean-Louis Courriol aux toutes jeunes éditions Agullo, le deuxième roman du consultant politique roumain Bogdan Teodorescu s’appuie très largement sur son expérience authentique de responsable de campagne électorale en 1996, puis de secrétaire d’État à l’information en 1996-1997. Il est aujourd’hui, en sus de ses activités de fiction, un très renommé professeur de sciences politiques et consultant politique en Roumanie et en Europe.

La Mouche ramassa sa petite table, envoya promener sèchement la vieille qui faisait une dernière tentative pour récupérer son argent et prit le chemin de chez lui. Il aurait bien bu une bière mais entre lui et la terrasse se tenait la vieille qui râlait, pleurnichait et ne semblait pas avoir la moindre intention de partir.
Dans le passage longeant le magasin, il y avait de l’ombre et, malgré les mauvaises odeurs, il s’y arrêta pour souffler un peu. Au moment où il s’apprêtait à en sortir, il vit un individu habillé d’une longue cape gris-blanc qui se dirigeait vers lui. Quand il fut à deux mètres de distance, le type écarta d’un geste ample le pan de sa cape et sortit un poignard qu’il fit tourner prestement avant de le planter dans la gorge de la Mouche.

Bucarest, de nos jours ou presque : en l’espace de quelques semaines, plusieurs meurtres s’enchaînent et révèlent la possible – puis certaine – existence d’un tueur en série d’un genre un peu particulier, exécutant avec habileté et sûreté, d’un coup de poignard à la gorge, divers repris de justiceroms se trouvant être en liberté. Dans un pays où la minorité rom représente environ (officiellement) 3 % de la population (et n’y constitue certainement pas un « problème » aussi exacerbé que la Transylvanie toujours aussi convoitée, nonobstant l’Europe, par le voisin hongrois, ou que la Moldavie, terre réputée roumaine qu’il n’a pas – pour les nationalistes roumains – été possible d’arracher suffisamment fermement à l’orbite russe – c’est sans doute en Slovaquie et surtout en Hongrie, comme nous le rappelait la vaste enquête « Gens des confins » (2004) de Irene van der Linde et Nicole Segers que le racisme anti-rom se trouve particulièrement exacerbé), il n’en faut – néanmoins – pas davantage, dans le contexte musclé d’une pré-campagne électorale présidentielle, pour que se développe très rapidement une violente poussée de fièvre, mêlant passions et calculs, autour de cesimple fait divers.

Victor fit une nouvelle une avec la malédiction de la vieille, publia une photo plus grande des lieux du crime avec la mare de sang et le cadavre recouvert d’une toile noire, et il insinua dans son texte l’histoire de la dette et du prêteur sur gages qui aurait pu avoir des raisons de faire égorger la Mouche. Il lança l’impression du journal et se mit ensuite en quête d’Avakian qu’il rencontra tard dans la nuit devant le Vox, en face du palais du Parlement. Avakian ne voulut pas confirmer que la Mouche avait des dettes à son égard, mais ne le nia pas non plus. En revanche, il expliqua en quoi l’hypothèse d’un assassinat punitif était de toute façon absurde : ses méthodes de récupération de l’argent se fondaient sur l’élément clé de la survie du débiteur. On pouvait lui faire peur, on pouvait lui envoyer quatre armoires à glace moldaves, s’il ne voulait rien savoir on lui coupait un doigt avec des ciseaux mais pourquoi le tuer ? Qu’est-ce qu’on y gagnait ?

Bien qu’il n’utilise pas du tout les ressorts de la farce bakhtino-rabelaisienne – et qu’il ne partage sans doute pas les mêmes opinions socio-politiques -, comme le Vladimir Lortchenkov des excellents « Des mille et une façons de quitter la Moldavie » (2006) et « Camp de gitans » (2010), Bogdan Teodorescu nous offre une formidable plongée acide dans la manière dont se construit la politique au quotidien. Mettant en scène le métaphorique et bien connu panier de crabes (que la couverture française, particulièrement élégante, met largement en exergue), il déroule avec fougue, malice et fort peu d’ironie le jeu complexe, réaliste (au sens de la realpolitik) et potentiellement mortifère des interactions entre politiciens, hauts fonctionnaires, grands journalistes, éditorialistes, représentants européens, responsables d’organisations non-gouvernementales, conseillers divers, et faune formidable de spin doctors et autres lobbyistes – qu’il connaît bien évidemment comme sa poche dans le cas de la Roumanie – pour montrer puissamment ce qu’est aujourd’hui la vraie politique, art hautement équilibriste de la recherche de compromis et de l’exploitation – sans pitié ni vergogne – d’opportunités, professionnelles et personnelles, de la gestion d’image entre court terme des sondages et moyen terme de la stature quasiment historique, de la connivence médiatique et de la satisfaction des clientèles – grouillement intense dans lequel les rares ferments d’idéalisme ou de simple sens du collectif et de l’État semblent souvent irrémédiablement condamnés à se dissoudre.

Le président de séance demanda le silence et le député reprit :
– Je sais que vous ne nous aimez pas. Pour vous, nous sommes des Tziganes, un point c’est tout. Je vois ça dans vos regards, tous les jours. Peu importe que j’aie fait des études, que je sois docteur ès sciences, que je sois marié et que j’aie trois enfants, que j’aie fait mon service militaire, que je paie mes impôts à l’État. Je reste un Tzigane. Et pour vous, c’est une tare. Je subis ces regards depuis mon enfance, j’avale des humiliations que vous ne soupçonnez même pas. Mon père, Dieu ait son âme, avait fait lui aussi des études universitaires, il avait des doctorats et un prestige international, et il a dû subir tout ça lui aussi. Depuis que je suis au Parlement, je ne cesse de dire que les Roms, que les Tziganes doivent s’intégrer à la société, qu’ils doivent accepter et dépasser leur statut de minorité… Mais ne l’oubliez pas, nous sommes une minorité très sage. Nous ne demandons pas de pancartes bilingues, nous ne demandons pas d’université ni de droits spéciaux, nous n’allons pas nous plaindre auprès de diverses instances européennes. Selon la loi de l’administration locale que nous votons ces jours-ci, il faudrait installer des pancartes bilingues roumain-tzigane en plein Bucarest. Mais nous considérons que c’est aller trop loin. Six Roms ont été assassinés uniquement parce qu’ils étaient roms, je le répète, seulement parce qu’ils étaient Roms ! Et aucun de ceux qui devraient faire la lumière et trouver l’assassin ne lève le petit doigt. J’ai des informations selon lesquelles le ministre de l’Intérieur aurait donné des instructions pour que personne ne soit affecté spécialement à ce dossier. Et je me demande pourquoi… Si c’étaient six Hongrois, six Magyars de Roumanie, qu’on avait retrouvés la gorge tranchée, tout le monde s’en occuperait. Pour des Tziganes, il n’y a pas urgence. Dépêchez-vous, messieurs, vous ne savez pas ce que c’est qu’un Tzigane furieux ! Ou qui a peur de mourir…

Bogdan Teodorescu a bien entendu construit son roman faussement policier et profondément politique comme un roman à clés, pour un public roumain. Quelques recherches sur internet fournissent assez vite les moyens d’identifier les « modèles », évidemment largement romancés, de tel ou tel leader politique, de tel ou tel ministre, voire de tel ou tel propriétaire de journal influent. Pour un autre public, cet aspect est certainement secondaire, mais n’enlève rien au profond intérêt de ce roman, qui parle bien d’une manière – ô combien universelle désormais – de pratiquer la politique. Les Français curieux – et bien d’autres – ne pourront manquer de s’interroger à cette lecture sur l’étonnante et terrible résonance de ces connivences entre médias et conseillers politiques, sur ces obsessions des gouvernants (en majorité) pour leur carte personnelle, sur leurs rivalités irrationnelles, sur ces réactions systématiquement tournées vers le storytelling, sur l’incessant billard à bandes innombrables pratiqué comme par réflexe, ou même sur le grand écart permanent entre le peuple quotidien et l’Europe distante, sur le maniement opportuniste de l’état d’urgence, et sur la progression rapide des sympathies pour le partiroumain nationaliste d’extrême-droite au sein des forces policières et militaires.

Comme la plupart des grands romans, « Spada » nous parle d’ailleurs et des autres, d’ici et de nous-mêmes.

Annihilation

Explorer la Zone et son dangereux inconnu, explorer le pouvoir des mots et du récit.

Traduite en français début 2016 par Gilles Goulet chez Au Diable Vauvert, « Annihilation » est le premier volume de la « Trilogie du Rempart Sud », publiée en trois tomes aux États-Unis, tous trois au cours de l’année 2014. Première incursion hors de l’extraordinaire univers d’Ambregris de « La cité des saints et des fous » (« Shriek » et « Finch », non traduits en français, y prenaient place) depuis « Veniss Underground » (2003, non traduit en français), ce roman avait su engendrer de significatives attentes, durant ces années où Jeff VanderMeer animait, anthologiste et conférencier, l’émergence du « New Weird » comme un phénomène littéraire réellement important de ce début de XXIème siècle.

La tour, qui n’était pas censée être là, s’enfonce sous terre tout près de l’endroit où la forêt de pins noirs commence à abandonner le terrain au marécage, puis aux marais avec leurs roseaux et leurs arbres rendus noueux par le vent. Derrière les marais et les canaux naturels, se trouve l’océan et, un peu plus bas sur la côte, un phare abandonné. Toute cette région était désertée depuis des décennies, pour des raisons qui ne sont pas faciles à raconter. Notre expédition était la première à entrer dans la Zone X depuis plus de deux ans et la majeure partie de l’équipement de nos prédécesseurs avait rouillé, leurs tentes et leurs abris ne protégeant plus de grand-chose. En regardant ce paysage paisible, je ne pense pas qu’aucune d’entre nous n’en voyait encore la menace. (…)

Arrivées au camp, nous nous sommes mises à remplacer le matériel obsolète ou endommagé par celui que nous avions apporté. Nous avons aussi planté nos propres tentes. Nous reconstruirions les abris plus tard, une fois sûres que la Zone X ne nous avait pas affectées. Les membres de l’expédition précédente avaient fini par s’éclipser, l’un après l’autre. Au fil du temps, ils avaient retrouvé leur famille, si bien qu’ils n’avaient pas disparu à proprement parler. Ils avaient simplement cessé d’être présents dans la Zone X pour réapparaître par des moyens inconnus dans le monde de l’autre côté de la frontière. Sans pouvoir donner le moindre détail sur ce voyage. Ce transfert avait pris place sur une période de dix-huit mois et ne s’étaient pas produits avec les expéditions antérieures. Mais il existait d’autres phénomènes capables eux aussi de conduire à « une dissolution prématurée des expéditions », comme disaient nos supérieurs, aussi devions-nous tester notre résistance à cet endroit.

Une géomètre, une anthropologue, une biologiste et une psychologue composent une expédition, la douzième, dans la Zone X, bizarrerie physique et écologique, apparue suite à on ne sait trop (et en tout cas, les membres de l’expédition ne le savent guère) quelle catastrophe passée. Territoire revenu plus ou moins brutalement à l’état de nature (Jeff VanderMeer s’est énormément inspiré, pour lui donner sa texture et sa saveur, du parc naturel de St. Marks, au nord-ouest de la Floride, territoire qu’il a arpenté en long et en large au cours de très nombreuses randonnées), où l’on sait que des choses bizarres se passent, sans que l’expérience accumulée par les diverses expéditions jusque là ne parvienne à donner une idée claire de ce dont ils s’agit au juste, la Zone inquiète, perturbe et semble devoir justifier moult précautions et une intense paranoïa, ce dont la narratrice – la biologiste – se fait incidemment plus que l’écho, parfaitement honnête dans l’absence presque totale de fiabilité que l’on subodore dès les premières pages, alors qu’elle résume le peu d’informations solides confiées par leurs supérieurs, et qu’elle commence à raconter.

Je continuais à observer l’animal à la jumelle, et plus il approchait, plus sa face devenait étrange. On l’aurait dite crispée sous l’effet d’un prodigieux tourment intérieur. Si ni sa gueule ni sa longue et large face ne présentaient de caractéristiques inhabituelles, j’avais malgré tout l’impression saisissante  d’une présence dans la manière dont son regard semblait tourné vers l’intérieur et sa tête délibérément tirée vers la gauche comme par une bride invisible. Dans ses yeux a pétillé une espèce d’électricité que je n’ai pu croire réelle. Je me suis dit que ce devait être le résultat dans les jumelles du léger tremblement apparu dans mes mains.

Livrés pieds et poings liés, par la grâce d’une écriture qui sait se faire tour à tour subtilement diffuse ou curieusement acérée, à une atmosphère qui associe comme fort rarement le banal et l’inquiétant, le peut-être normal et le potentiellement pathologique, par une infinité de petites touches suggérant glissement progressif et emballement inexorable au cœur des mots et des phrases, lectrices et lecteurs songeront inévitablement à une autre zone réputée pleine de dangers incompréhensibles et de récompenses inimaginables, celle du « Stalker » d’Arkadi et Boris Strougatsky (et, extraordinaire aussi, d’Andreï Tarkovski au cinéma), ou à une autre « île déserte » qui ne l’est peut-être pas vraiment, celle de la série « Lost » de J.J . Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof (tout particulièrement lorsqu’un sanglier apparaîtra). Ils déambuleront avec la narratrice parmi des paysages somptueux, silencieux, et lourds de menaces impossibles à appréhender, comme dans le jeu « Myst » de Robyn et Rand Miller, et auront même parfois ce curieux sentiment d’être observés que rendait sourdement le « Predator » de John McTiernan, ou même de deviner l’impensable comme le héros de « La peau froide » d’Albert Sanchez Piñol (tout particulièrement lorsque le phare, connu au préalable de l’expédition, devra être à son tour exploré).

Je dissimulais désormais non pas un, mais deux secrets, ce qui voulait dire que progressivement, irrévocablement, je prenais mes distances avec cette expédition comme avec ses buts.

Certaines particularités de la technique narrative utilisée, des rapports de dissimulation, de théâtre psychologique et de compulsion nécessaire existant entre les membres de l’expédition (« Elle pensait sans doute comme moi : nous avions le choix, à présent. Nous pouvions accepter ou non son explication de la disparition de l’anthropologue. ») pourront même évoquer avec force les caractéristiques englobantes et puissamment immersives des jeux de rôle dit narratifs (pour en savoir plus, on consultera avec profit ce blog). Même lorsque la narratrice découvre, peu à peu – ou croit découvrir, le sait-on ? – des choses qu’ailleurs l’on qualifierait d’indicibles -, tout reste ici question d’atmosphère, de déliquescence et d’affûtage simultanés des perceptions, véhiculés par un langage qui ne dort jamais – ce qui est suffisamment relativement rare en science-fiction ou en fantasy (mais l’est-ce vraiment davantage qu’en littérature dite générale, nous oblige à nous demander la loi de Sturgeon) pour mériter d’être souligné :

Même si aucune menace ne s’était fait jour, il semblait important d’éliminer le moindre instant de silence possible. (…)

Que ce nous que avions vu en dessous puisse coexister avec cette banalité nous déconcertait. (…)

Fouiller encore et toujours la même zone autour de la tour a fini par devenir pathologique, mais pendant près d’une heure, nous avons été incapables de nous arrêter. (…)

Je me suis méfiée de cette impression. Je sentais qu’on me mentait de bien des manières. (…)

Mais autre chose en lui, ou peut-être seulement l’étrange manière dont la poussière encadrait son visage, m’a fait penser qu’il était le gardien du phare. Ou peut-être avais-je déjà passé trop de temps dans cet endroit : mon esprit cherchait une réponse même aux questions les plus simples. (…)

Lentement, l’histoire de l’exploration de la Zone X pouvait être considérée comme se transformant en Zone X. (…)

Connaître aussi intimement la signification des mots pouvait être trop pesant pour n’importe qui, je m’en aperçois, maintenant.

« Annihilation » nous propose un singulier voyage, l’apprentissage patient et filtré d’une réalité résolument autre, sans que nous ne parvenions, pas plus que les protagonistes, à mettre le doigt sur ce qui cloche – au point que même les manifestations physiques apparemment les plus indiscutables en deviennent soupçonnables.

Il faut que vous compreniez ce que je ressentais à ce moment-là, ce que la géomètre devait sûrement ressentir : nous étions des scientifiques, formées à l’observation des phénomènes naturels et des conséquences des activités humaines. Pas à une rencontre avec ce qui ressemblait à l’étrange.

C’est que cette exploration, ce dénoyautage, cet enfouissement, qui évoque aussi la terrifiante ordinarité surnaturelle de « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski, est avant tout une exploration de mots, de phrases, de récits, et de narrations. La multiplication des supports, des rapports, des lettres, des récits de récits, des remémorations et des interprétations de fragments langagiers jamais aussi immédiats qu’ils ne le semblent : cette exploration de l’étrangeté radicale dissimulée en permanence dans le peut-être anodin est aussi, déjà, une exploration du pouvoir du mot et de la littérature. Je ne saurai dire à quel point, peut-être sous l’effet de quelque suggestion post-hypnotique, j’ai hâte désormais de lire la suite de cette trilogie.

Là où gît le fruit étrangleur venu de la main du pécheur je ferai apparaître les semences des morts pour les partager avec les vers qui se rassemblent dans les ténèbres et cernent le monde du pouvoir de leurs vies…

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Un chant de pierre

Le songeur protocole de fer d’une guerre civile imaginaire et révélatrice.

Publié en 1997, traduit en français en 2016 par Anne-Sylvie Homassel chez L’Œil d’Or, le neuvième roman « mainstream » de Iain Banks tranche, de son aveu même, avec le reste de son œuvre, achevée par la mort de l’auteur en 2013 avec douze romans dits de science-fiction (signés Iain M. Banks) et quinze romans dits de littérature générale (signés simplement Iain Banks).

Comme l’auteur le racontait dans un entretien avec John Brown pour Scottish TV, l’année de la sortie, cette transposition dans une atmosphère « ouest-européenne » d’un contexte de guerre civile et de déliquescence étatique que la lectrice ou le lecteur aurait plus volontiers associé, via la profusion d’images télévisées, au Liban, à l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, voire désormais à la Côte d’Ivoire ou à la Libye, est en fait née d’un poème écrit par Iain Banks quelques années auparavant, long poème narratif qui contenait déjà presque toute l’intrigue cruelle d’ « Un chant de pierre ». Cette lointaine origine poétique est ici déterminante, car – comme avec « Efroyabl Ange1 » dans le champ directement science-fictif -, le langage est ici l’un des enjeux-clé du roman, à la fois objet d’une lutte qui ne s’avoue pas et révélateur d’une terrible réalité sous-jacente.

Autour de nous, nos compagnons de débâcle piétinent la route grasse de boue en marmonnant. Nous sommes, ou nous étions, un flot d’humanité, une hémorragie de bannis, artérielle et vive dans ce paysage paisible ; pourtant quelque chose désormais nous retient. Le vent retombe de nouveau et, lorsqu’il se retire, je flaire la sueur des corps sales et le fumet des deux chevaux qui tirent notre berline improvisée.
Tu lèves la main derrière moi et me prends le coude, que tes doigts serrent.
Je me retourne vers toi et chasse de ton front une mèche de cheveux d’un noir de jais. Autour de toi sont entassés les sacs et coffres que nous avons songé à emporter, remplis de tout ce qui, pensions-nous, pouvait nous servir sans induire d’autres en tentation. Quelques objets de prix sont cachés dans le chariot et sous son armature. Tu es restée assise, dos à moi dans cette voiture découverte, regardant vers l’arrière, t’efforçant peut-être de distinguer la maison que nous avons quittée ; à présent, cependant, tu pivotes sur le siège et essaies de voir au-delà de mon corps, un pli soucieux troublant l’expression de ton visage comme un défaut dans un front de marbre.
— Je ne sais pas pourquoi nous nous sommes arrêtés, te dis-je. (…)

La fumée devant nous est maintenant plus proche et plus épaisse. Je songe qu’une âme plus possessive, moins protectrice que la mienne aurait, ce matin, incendié le château avant notre départ. Mais je n’ai pas pu. Sans doute, nous aurions eu quelque plaisir à priver ceux qui nous menacent de cette récompense mal acquise ; malgré tout, je n’ai pas pu.

Aristocrate fuyant avec sa compagne le piège et l’abcès de fixation que semble être devenu leur château décati, le narrateur est l’un des plus étonnants jamais mis au jour par Iain Banks, qui pourtant a été souvent – ou sera par la suite – redoutable en la matière. Tout au long de ces 210 pages, c’est par lui  et par sa langue – que l’auteur a voulue « satisfaite d’elle-même » et « utilisée au fond comme une arme dans une guerre de classes » – que, de moins en moins subtilement distordue, la réalité de ce qui se produit ici nous parvient. Il y a quelque chose de la perversité s’affirmant candide des « Mémoires posthumes de Brás Cubas » de Joaquim Maria Machado de Assis – et c’est une belle prouesse de la traductrice que d’avoir su rendre à la perfection le jeu mortel du narrateur dans le maniement des niveaux de langue, dans l’usage des armes de la préciosité et de l’ellipse, précisément  – dans ce récit d’une rencontre, sur le chemin de la débâcle, avec une unité irrégulière disparate, ex-militaires hâtivement reconvertis en semi-pillards organisés sous l’égide du Lieutenant, forçant le noble couple formé par Abel et Morgan à revenir les accompagner à leur château, à leur en fournir les clés, puis à rendre les services d’éclaireurs familiers du terrain local lorsqu’il s’agit de se débarrasser d’une autre bande voisine, tout en assistant au spectacle de la mise à sac des trésors de famille.

Puis, au-delà de la fumée, des flammes et du toit incliné de la camionnette, là où la galerie s’est détachée, répandant sacs, fûts et caisses sur l’herbe rêche et les buissons faméliques, quelque chose remue.
C’est là que nous est apparue pour la première fois le lieutenant, se dressant par-delà les flammes amples et sanglantes de l’accident ; son visage tremblait dans la chaleur ascendante comme en une eau partagée : un roc qui trouble le courant. (…)

Le lieutenant donne aux soldats dans les camions des ordres que je n’entends pas puis prends place dans la jeep, au volant. Le type assis près d’elle tient un tube d’un mètre cinquante de long environ, couleur olive, gros comme un tuyau de canalisation. Un lance-roquettes, me dis-je. Je m’installe comme je peux à l’arrière, coincé entre le trépied de la mitrailleuse et un soldat pâle et gras qui sent le renard mort depuis une semaine. Derrière nous, sur le rebord arrière de la jeep, un quatrième soldat est accroupi, qui soutient la lourde mitrailleuse. (…)

— Quoi qu’il en soit, nous resterons.
— Et si l’on nous attaque avec des blindés ?
— Dans ce cas nous partirions.
Elle boit un peu de champagne qu’elle fait tourner un moment dans sa bouche avant de l’avaler.
— Abel, sachez cependant que les blindés se font rares de nos jours par ici, de même que ce qui ressemble de près ou de loin à une armée organisée, rebelles ou autres. La situation est particulièrement instable, après toute cette mobilisation, ces mouvements de troupe, cette usure et (elle esquisse un geste de la main, aérien)…Cette déroute généralisée, j’imagine.
Elle penche la tête sur le côté.
— Abel, quand avez-vous vu un tank pour la dernière fois ? Ou un avion, ou un hélicoptère ?
Je réfléchis quelques secondes puis hoche la tête, acquiesçant.

On ne dévoilera certainement pas la manière dont évolue cette confrontation plus ou moins feutrée, ce mélange détonant de « Château d’Argol » et de « Balcon en forêt » qui, torturant les codes gracquiens en y introduisant un soupçon néo-gothique détourné (dont on pourrait trouver un écho aussi dans le récent « Notre château » d’Emmanuel Régniez) , ferait sentir de bout en bout à la lectrice ou au lecteur, dans les fioritures du narrateur comme dans ses silences révélateurs, que, à tout moment, les choses peuvent vraiment mal tourner. Si l’on retrouve ici, bien présents, certains des thèmes chers à l’auteur, et notamment ce passé toujours à découvrir qui hante résolument le présent, et qui ne découvre que progressivement toute l’ampleur des dégâts, qu’elle ait été ignorée du narrateur ou qu’il ait voulu la cacher le plus longtemps possible au lecteur, « Un chant de pierre », de l’aveu de Iain Banks lui-même, prend place parmi ses romans les plus « méchants », aux côtés du « Seigneur des Guêpes » (1984) ou de « Un homme de glace » (1993), par opposition à ses romans les plus « sympathiques », tels « The Crow Road » (1992), « Espedair Street » (1987) ou « Whit » (1995).

Du geste, elle désigne les alentours.
— Et j’ai toujours eu un faible pour les châteaux. Vous pourrez me faire faire une visite guidée, si vous voulez. Enfin, soyons francs : si je veux. Et tel est le cas. Ça ne vous ennuie pas, Abel, n’est-ce pas ? Non, bien sûr que non. Ça vous fera le plus grand plaisir à vous aussi. Vous devez avoir des tas d’histoires merveilleuses à me raconter sur ces lieux : ancêtres fascinants, visiteurs de marque, anecdotes excitantes, legs exotiques de terres lointaines… Ah ! Et si ça se trouve, vous avez même un fantôme !
Elle se rassied ; la fourchette dans sa main virevolte, une baguette magique.
— Est-ce le cas, Abel ? Avez-vous un fantôme en ces murs ?
Je me rassieds.
— Pas encore.
Elle s’esclaffe.
— Ah, nous y voici. Ce qui vous est vraiment cher n’intéressait pas les pillards. Les lieux eux-mêmes, leur histoire, la bibliothèque, les tapisseries, les coffres anciens, les vieux costumes, les statues, les immenses et lugubres tableaux… rien de tout cela n’a été détruit, à quelques babioles près. Vous pourriez peut-être, tant que nous sommes au château, inculquer quelque éducation à mes hommes, leur donner le goût des belles choses. Rien qu’en vous parlant, j’ai déjà aiguisé ma perception esthétique, j’en suis sûre.
Elle repose la fourchette sur le plateau d’argent, avec bruit.
— Vous comprenez, le problème, il est là : les gens comme moi, on a tellement peu l’occasion de parler à des gens comme vous, de passer du temps dans des endroits comme celui-ci.
Je hoche lentement la tête.

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Le ton parfois délibérément lyrique du narrateur Abel donne volontiers par moments à « Un chant de pierre » l’allure déconcertante d’un creuset cosmique, d’un vrai-faux huis clos dans lequel les éléments naturels seraient venus s’incarner, apportant leur touche d’éternité impavide à la déliquescence ambiante, dans une hallucinante scène de chasse, dans une rêverie noire au bord de l’eau, ou dans une communion délétère avec les éléments naturels.

J’ouvre l’une des meurtrières qui donnent sur les douves et lance les oiseaux ; ils tombent. Je soulève les poissons et les rends à l’élément liquide ; ils flottent. C’est, j’imagine, la révélation de l’élément supplémentaire : la vitalité que l’on trouve dans les êtres vivants, ingrédient supérieur et qui donne l’impression que le feu, l’air, la terre et l’eau sont plus proches les uns des autres que de ce composant-là.

Plus que jamais, Iain Banks aime à viser au moins trois ou quatre cibles différentes avec la même pierre, et à toutes les atteindre par un parcours complexe de ricochets rusés, sous la simplicité apparente du conte gris ou noir. Fable philosophique d’un moment de bascule où les rambardes du contrôle tremblent et s’effondrent, fable politique d’une inversion brutale des rapports de force, fable érotique d’un désir cruel qui s’avance désormais crûment, fable sociale d’une déliquescence des élites que le discours tente désespérément de masquer sous le raffinement, « Un chant de pierre » frappe la lectrice ou le lecteur de tous côtés, l’enserrant dans une danse macabre et perverse, dans un carnaval hésitant entre jouissance échevelée mais sans danger et  « Jour des Fous » furieusement revanchard. On comprend à l’issue du parcours que l’auteur l’ait considérée comme l’une de ses œuvres les plus atypiques, et l’une de celles auxquelles il fut le plus attaché.

Sans doute devrais-je entreprendre quelque chose de plus dynamique, m’affirmer : m’enfuir, essayer d’acheter le silence des soldats restés au château, organiser la résistance de la domesticité, fomenter une révolte des réfugiés… Mais je crains de ne pas avoir le tempérament qu’exigent ces actions d’éclat. Mes talents sont d’une autre espèce. Si la lutte n’exigeait que quelques commentaires ironiques, je partirais à l’assaut et, qui sait, en sortirais victorieux. Pour l’heure, je ne vois qu’une multiplicité de choix, de possibilités, discutables à l’infini – trop d’objections, trop d’alternatives. Perdu dans un palais des glaces stratégique, je vois toutes les solutions et n’en perçois aucune ; je perds mon chemin dans ces représentations. Le fer de l’ironie corrode les intentions et contamine les âmes des hommes de même métal. (…)

Retenir, comme la terre ; coopérer, comme le fermier ; observer et attendre, comme le chasseur. Mes plans doivent rester dissimulés sous d’autres apparences, tels ces traits géologiques qui ne font qu’affleurer à la surface du monde. C’est là, sous l’arche palatale et durcie de la pierre souterraine, que se décident les vraies destinées des histoires et des continents. Enterrés sous la frontière indéfinie que pressent et tourmentent les mouvements d’en deçà, obéissant à leurs propres trajectoires, à leurs propres règles, gisent les pouvoirs confinés qui donneront sa forme au monde ; crispation aveugle et rude de chaleur et de pression fluides et ténébreuses, retenant, domptant son propre contingent de puissance rocheuse. Et le château, tiré du roc, ciselé dans cette dure-mère par la chair et le cerveau et les os et par les forces contraires des intérêts des hommes, est un poème gravé sur cette puissance ; un courageux, un délicieux chant de pierre.

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Le grand vivant

«Après tout, qu’est-ce qu’un cyclone, sinon une immense tristesse qui n’arrive pas à se dire ?»

Un homme isolé dans sa maison assiste au déferlement progressif d’un ouragan. L’arrivée de cette tempête vient réveiller ses turbulences intérieures, liées au deuil d’un grand-père qu’il a «suivi au bord de la mort», et à des terreurs familiales évoquées pudiquement, comme un œil du cyclone qu’on ne pourrait atteindre.

«La tempête s’est renforcée d’heure en heure. L’image passe en boucle sur les chaînes. Elle est explicite. Nuages et vents se sont enroulés autour d’une turbine géante.
Une force aveugle s’est donné à elle-même un œil, qui regarde fixement. Des cernes l’auréolent déjà. […]
Celle-ci me bouleversera moins que le fantôme dont je n’ai parlé à personne.
Seul le vieil arbre devant les fenêtres de ma chambre aura été jusqu’ici mon confident.
Une turbulence d’une nature bien différente s’est formée en moi. Depuis des mois, presque chaque nuit, j’ai affaire à son œil terrible.»

Arbre rouge

Nicolas de Staël, L’arbre rouge

Cet homme a pris l’habitude de confier les turbulences affleurant dans ses cauchemars à un vieil orme rouge, présence imposante à rassurante face à sa maison, arbre fort, fatigué et doux qu’il compare à Baku, cette chimère japonaise entre fauve et tapir qui dévore tous les rêves.

Tandis que l’œil du cyclone se rapproche, et que le vent forcit et tourne, l’homme comprend soudain que le vieil orme est menacé par la tempête, sans savoir comment mettre le grand corps de cet arbre à l’abri du vent.
La tempête qui menace l’arbre-bouclier de ses peurs libère un chagrin insondable et les tremblements d’une angoisse écrasante, dont le pouvoir de nuisance demeuré intact ressurgit avec le tumulte du vent.

Le danseur Thierry Thieû Niang et le récitant Vincent Dissez dans «Le grand vivant»

«Et soudain, je comprends. Ce ne sont pas seulement ses branches qui s’agitent, mais les débris de mes cauchemars, de tous ceux qu’a dévorés Baku. Le ventre du mangeur de rêves a dû se crever. Les voici à l’assaut, fantômes libérés. Je sens leur férocité, leur rage. Crient-ils vengeance ? Se ruent-ils contre la maison pour trouver un refuge ?

Je ferme les yeux et je te vois, Baku. Gueule ouverte, tu te débats et tu vomis. Tu n‘as plus de visage. Seulement deux yeux affolés. Tu ne peux rien faire pour les retenir. Ils déferlent.»

L’ouverture d’une brèche intérieure qui fait ressurgir les absents était déjà le thème de son roman «Les irréguliers». Dans ce texte écrit pour le théâtre, créé au Festival Hors Limites en mars 2015, et à paraître en Janvier 2016 aux éditions Verdier, qui évoque le texte poétique et fort de Gabriel Josipovici, «Tout passe», Patrick Autréaux réussit à saisir, à nouveau, un instant de déséquilibre intérieur, le dévoilement pudique d’une souffrance intime.

Sous la Colline

La mention du Corbu fait chavirer les cœurs. Toujours, cette romance du créateur suprême, celui par qui tout a été possible. Le Gris. Qui peut aujourd’hui prétendre savoir ce qu’il y avait en lui ? Une âme torturée, rationnelle jusqu’à la nausée, qui n’avait jamais exclu l’impossible désir de se tromper. Un homme de contradictions. Un homme qui avait passé sa vie au chevet de son œuvre, persuadé de pouvoir changer le monde en le réduisant, lui imposant une norme idéale qu’il avait déduite de ses études, de son instinct. Un visionnaire borgne – amblyope – qui voulait refaire l’humanité à son image.

Début 2012, un incendie frappe la cité Le Corbusier à Marseille. Une fois le sinistre maîtrisé, on découvre un étrange placard non répertorié sur les plans : les habitants appellent donc l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) pour voir de quoi il retourne. C’est Colline, membre de l’institut, qui prend le coup de fil et se rend sur les lieux. Elle y fait une découverte étonnante qui réveille des secrets et des forces enfouis depuis fort longtemps…

Etrange et fascinant. Voilà les deux mots qui viennent à l’esprit à la lecture de Sous la Colline. David Calvo immerge son héroïne (et le lecteur) dans un lieu a priori parfaitement balisé. Mais il en sourd une atmosphère tout à fait particulière où l’esprit de son génial et controversé créateur semble avoir convoqué des puissances millénaires. Le Corbu s’y transforme peu à peu en un creuset où les mythes grecs et chrétiens se conjuguent aux forces de la Nature. Où les principes féminins immémoriaux semblent avoir imprégné l’esprit de l’architecte.


L’écriture de David Calvo, toute en contrastes et fulgurances, tour à tour précise et flottante, poétique et elliptique rend magnifiquement cette ambiance onirique. Ce quasi huis-clos au sein de la cité, véritable visite guidée de ses coutumes et de ses mystères, n’a rien à envier aux plus étranges fantasy urbaines. N’y manque presque qu’une traditionnelle carte que Colline – et c’est bien là le cœur du roman – ne peut qu’essayer de deviner pour accéder à l’essence du lieu.


Une deuxième quête vient ici se greffer aux mystères de la cité. Celle, plus personnelle, plus intime, de Colline, personnage à la recherche de son identité, de sa féminité récemment assumée mais pas encore conquise. Tout en délicatesse et en pudeur, David Calvo décrit la naissance de cette personnalité, son épanouissement qui va faire étrangement écho aux forces qui se réveillent… 

Roman troublant, inclassable, Sous la Colline exsude une atmosphère unique qui imprègne durablement ceux qui  acceptent de s’y abandonner.

Kannjawou

Chronique d’un quartier populaire dans un Haïti occupé et dépossédé de son avenir.

«Un pays occupé est une terre sans vie.»

Depuis son bout de trottoir d’un quartier populaire d’une ville haïtienne, le narrateur de «Kannjawou» regarde et témoigne, sous forme de chronique des gens et des lieux, de la violence de l’exclusion sociale et de l’érosion des espoirs, dans un pays occupé et contrôlé par les forces militaires américaines et les organisations internationales depuis tant d’années. La rue de l’Enterrement qui se termine au grand cimetière où il loge, un «quartier habité par autant de morts que de vivants», apparaît comme un lieu aussi réel que symbolique du poids de cette occupation interminable et du cloisonnement social, qui minent tout espoir d’un projet collectif d’avenir.

«Dans le groupe, je suis le petit dernier. Et le scribe. Man Jeanne m’encourage. Écris la rage, le temps qui passe, les petites choses, le pays, la vie des morts et des vivants qui habitent la rue de l’Enterrement. Écris, petit. J’écris. Je note. Mais ce n’est pas avec les mots qu’on chassera les soldats et qu’on fera venir l’eau courante. Hier, ils ont encore attaqué des manifestants avec des balles en caoutchouc et des lacrymogènes. Peut-être qu’un jour c’est eux qui nous chasseront.»

La voix du narrateur donne vie à une galerie de personnages issus de classes défavorisées – une bande d’amis d’enfance, devenus jeunes adultes, qui tentent de se battre pour plus de justice sociale, avec peu de moyens et surtout peu d’espoir. Autour de Wodné, révolté embourbé dans une pensée radicale, en proie à un ressentiment qui s’est transformé en haine, de Popol, le frère du narrateur, dont le silence trahit peut-être déjà la résignation, autour de personnages féminins magnétiques, et soumis à des pressions économiques et sociales écrasantes, Joëlle et Sophonie, il y a aussi man Jeanne, doyenne de la rue de l’Enterrement et mémoire du quartier, des joies passées, des famines et de la première Occupation, et le petit professeur, intellectuel plus âgé originaire d’un quartier un peu plus haut placé, dans cette ville où la géographie reflète les inégalités, poussées à l’extrême, entre riches et pauvres.

 

Ce qui relie ces personnages c’est le pouvoir des mots, qu’ils ont eu la chance de découvrir très tôt, qui les protège, leur permet de questionner et de décrire le monde, dans une société où littérature et parole politique semblent intimement liées, mais qui souligne aussi leur impuissance à transformer ce monde.

«Je sais aussi que, depuis l’enfance, tous mes pas me ramènent au bord du trottoir, devant la maison de man Jeanne. Mon lieu de méditation où, sentinelle des pas perdus, je passe mon temps à cogiter sur la logique des parcours. Sentinelle des pas perdus. C’est le petit professeur qui m’appelle ainsi. Pourtant il est comme moi, avec trente ans de plus. Ou je suis comme lui, avec trente ans de moins. Sentinelle des pas perdus. Sans pouvoir rien y changer, nous passons beaucoup de temps à deviser sur les itinéraires. Et le soir, nous nous posons des questions qui restent sans réponse. Quel chemin de misère et de nécessité a emprunté un garçon né dans un village du Sri-Lanka ou dans un bidonville de Montevideo pour se retrouver ici, dans une île de la Caraïbe, à tirer sur des étudiants, détrousser les paysannes, obéir aux ordres d’un commandant qui ne parle pas forcément la même langue que lui ? Quel usage est fait de la part de sa solde qu’il envoie dans son pays à une mère ou à une épouse ?»

Kannjawou évoque l’idée d’une grande fête, cette fête dont rêve un des personnages à la fin de sa vie, une fête rêvée et dans cesse ajournée, dans une terre d’Haïti où les lieux et les choses comme les espoirs sont bancals et dégradés, à cause de cette occupation qui ne dit pas son nom, des inégalités de richesse et du cloisonnement social.
Mot lui-même détourné, par un occupant s’est approprié le pouvoir et les joies, Kannjawou est le nom du bar à la mode où travaille Sophonie, un bar fréquenté par les experts et les consultants, cette élite en perpétuel transit qui, tels les enfants gâtés d’un monstre avide, secondée par la bourgeoisie et les technocrates locaux, décide du sort d’un pays sans vraiment le connaître, avant de s’envoler ailleurs pour une nouvelle mission.

Comment être soi-même quand on est occupé ? Comment avoir des désirs et un corps collectif et souverain, comment faire la fête quand on est soumis à la pauvreté et à l’arbitraire ?

«Peut-être n’y a-t-il rien de pire que d’atteindre l’âge adulte dans une ville occupée. Tout ce qu’on fait renvoie à cette réalité. L’amitié a besoin d’un fond de dignité, quelque chose comme une cause commune. Nous avons perdu ce bien commun, toujours virtuel, qui s’appelle l’avenir. Nous sommes dans un présent dont nous ne sommes pas les maîtres. Chaque uniforme, chaque démarche administrative que nous devons entreprendre, chaque bulletin de nouvelles, tout nous rappelle à notre condition de subalternes.»

En s’inscrivant directement dans l’actualité pour son dixième roman, qui paraît en janvier 2016 aux éditions Actes Sud, Lyonel Trouillot prouve, une fois de plus, avec un souffle rageur puissamment poétique, évocateur du «Meursault contre-enquête» de Kamel Daoud, qu’il a le pouvoir de posséder la vérité de son pays, selon l’expression de René Philoctète.

Inflorenza

Une immense forêt a recouvert l'Europe. Paysage post-apocalyptique ou mythique, peuplé comme les contes de Grimm de bêtes sauvages, de brigands, de fantômes...

Par où Millevaux a commencé ? Quand les choses se sont accumulées en douce. On en a perdu le contrôle. Puis le monde s'est refermé sur nous.

Dans un monde où la société et la technologie se sont effondrées, les humains subissent quatre fléaux qui caractérisent l'enfer forestier de Millevaux : le Syndrome de l'oubli qui efface tout souvenir au-delà de trois ans, l'Emprise qui transforme les hommes et les bêtes en bêtes ou en hommes, l'Egrégore qui donne forme et vie aux passions humaines, et les Horlas qui naissent de l'égrégore et des angoisses intimes.

Le plus dur, c'est pas la forêt, les dangers ou les horlas. Le plus dur, c'est de voir que la mort est partout et qu'il est vain d'aimer.

Dans cet environnement flamboyant et torturé, Inflorenza nous invite à jouer des héros, des salauds ou des martyrs, des personnages dont les parcours connaîtront des torsions violentes et les trajectoires des virages inattendus. Western crépusculaire, road movie post-apocalyptique, cape et d'épée, post-exotisme ou pèlerinages tragiques, le jeu permet une très belle variation d'univers, de genres et d'histoires autour des motifs de la forêt, de la transformation, de la poésie et du cauchemar.

Il s'envole avec un mouvement douloureux alors que l'arbre de vie lui pousse dans le dos dans une vaste extase. L'ange aux ailes en branche.

C'est en outre une impressionnante boîte à outils pour les joueurs qui veulent s'emparer de leur partie, proposer leur univers, jouer avec des variations de règles… tout en s'appuyant sur un flot d'inspirations et un système extrêmement intéressant qui permet de vriller des destins entre les mains des joueurs.

Le jour de Lazare, nous reviendrons, purs et innocents. Lavés de nos péchés, drapés de chair putride, nous tituberons sur la Terre Promise.

Forestier, terrible et envoûtant. A jouer. Rejouer. Rerejouer. Et jouer encore.

Roman dormant

Subtil, joueur et décapant, un incroyable anti-bréviaire d’oniromancie pour temps difficiles.

xPublié en avril 2014 au Quartanier ce roman du poète explorateur Antoine Brea, son cinquième texte de fiction chez cet éditeur, se jette avec une fougue malicieuse dans une interprétation « islamique » des rêves qui pourrait bien constituer un chapitre inédit d’un certain post-exotisme volodinien particulièrement acéré, sous les figues et le miel.

Imam très renommé pour sa science de l’interprétation des rêves, ayant vécu aux VIIe et VIIIe siècles de l’ère chrétienne (entre 34 et 110 de l’Hégire), Muhammad Ibn Sîrîn (Mohamed Ibn Sirine pour le wikipedia français), surgit « par une chaude après-midi de l’été 2009 » dans le songe de Mahmoud, boucher et imam à Belleville, pour lui dicter ce nouveau traité d’oniromancie qu’est « Roman Dormant », devant être ainsi intitulé « car il est d’or mais par endroits il ment ».

Il y a le rêveur il y a le rêve et il y a ces bêtes qu’il doit nourrir et caresser. Le rêve est plein de bêtes dont il faut prendre soin. En rêve cinq bêtes seulement sont immorales. Évite les corbeaux-mâles les scorpions-à-deux-pointes les couleuvres-faux-corail les chevals-cornus et les chiens-en-nage. Ne rêve pas à ces bêtes. Ne donne pas à ces bêtes le rêve en pâture. N’interprète pas les rêves secoués de reniflements de telles bêtes. En rêve le rêveur est puissant mais il est affaibli. En rêve le rêveur tremble comme un main. En rêve on peut mourir si l’on surprend les bêtes que j’ai dites accrochées aux rideaux. Bêtes qui feraient voir le dessin du Visage de Dieu.

Convoquant théologie revisitée et décapante, fantastique peu avare en bestiaires d’animaux fabuleux, débats éthiques de haute tenue, ou encore dilemmes mesquins de la vie quotidienne, « Roman dormant » s’immisce dans toutes les failles de l’humain, tel qu’il apparaît, nu ou fort mal habillé, au cœur de la nuit du songe. Fouillant situations concrètes et fantasmes avérés d’un fer souvent rougi au feu et néanmoins toujours joueur, le texte interprète, guérit, guide et punit en un tourbillon incantatoire qui oscille à haute fréquence, développant aussi bien une mécanique d’injonction et de salut dans l’échec comme en écho aux « Slogans » de Maria Soudaïeva, qu’une mélopée récitative de sourates soufies impitoyablement trafiquées au kérosène du contemporain – qui, comme on le sait avec Vanessa Veselka et Claro, ne permet pas toujours de rester immobile quand on est en feu.

On raconte que qui voit Dieu en fureur tomber d’un ciel élevé ne passera pas la nuit. Qui voit Dieu sur un mur ou sur une montagne se trompe d’animal. La fureur est forcément tournée contre lui. Cela Dieu l’a écrit dans le Livre des Colères. Qui prend Dieu pour un rapace perché sur une potence il lui reste peu de temps. Il mourra pâle et amaigri. Dieu déteste que l’on s’abuse sur Ses natures divine ou bestiale. Qui prend Dieu pour un charognard effondré du ciel qui s’effrite au sol s’expose à la fureur de Dieu. Cela indique qu’il sera mutilé. Cela indique l’apparition de maladies dans l’endroit où il passe. Dieu est une bête du ciel a cou abîmé mais coriace. Qui ne se laisse pas tuer. C’est une bête au cou coulé de sang comme un fromage. Qui rend colère pour colère. Nuit pour nuit. Hurlement pour hurlement.

Jouant à merveille d’une codification imaginaire qui sait emprunter chaque fois que nécessaire aux branches idoines de l’Islam historique, aux bréviaires borgésiens, aux correspondances lexicales pouvant surgir du tressautement des monothéismes, aux contes et aux fables d’un Orient arpenté ou rêvé, « Roman dormant » crée un authentique et paradoxal corridor de choc à la Samuel Fuller, inventant à chaque paragraphe une poésie ad hoc dont la langue subtile, informée et irrévérencieuse en diable, s’immisce dans la prescription irrationnelle toujours à l’œuvre – on serait tenté de se dire : « plus que jamais à l’œuvre » -, et démonte en riant sous cape les mécanismes moyenâgeux qui continuent à opérer en chacun de nous, lectrices et lecteurs plus en mal de directions de conscience que nous ne souhaiterions peut-être nous l’avouer.

Il y a aussi celui qui voit en rêve des anges à table qui lui tendent un plateau de fromages. Celui-là doit prendre garde. Un choureur pourrait tenter de rentrer chez lui. Celui-là devrait s’efforcer de conjurer le sort. La science des rêves lui conseille de coucher avec une arme sous l’oreiller. La science des rêves lui conseille de garder la nuit près de l’oreille comme un couteau El Baraka orné d’une croix d’Agadès comme on peut en acheter sur les marchés aux trucideurs de chèvres. Avec un tel talisman coupe-rasoir ça peut marcher. On soigne le couteau par le couteau.

En une poésie décapante, songeuse et habilement farceuse, Antoine Brea nous offre ainsi, mine de rien, un magnifique bréviaire pour temps de doute, et une somptueuse amulette à repousser le formatage de la pensée et de l’action.