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Coups de coeur

Dans la queue le venin

Conte érotique à la fausse légèreté, flamboyante démonstration du travail poétique possible sur cliché et métaphore.

Publié en février 2015 chez l’Arbre Vengeur, le douzième roman de Claro réussit à nouveau cette démonstration de véritable platine à double action (voire triple action, si cela existait pour les armes de combat) qui est l’une de ses passionnantes marques de fabrique depuis déjà un moment.

En première et réjouissante lecture, « Dans la queue le venin » nous offre un conte érotique enjoué, audacieux, décapant, riche en scènes de sexe, tendre et physique, assumées le sourire aux lèvres, entre Paris et Istanbul, et dans l’avion qui joint les deux cités le temps d’un transport, alliant la jouissance procurée par un environnement à découvrir – dont il s’agit de profiter pleinement – à celles issues du corps sensible et du cerveau rêveur. Cette écriture-là, parvenant à se tenir à distance tant de la pornographie que de la mièvrerie, n’est déjà pas une mince affaire.

Dans l’avion qui l’emporte, que dis-je, qui la transporte jusqu’aux portes d’Istanbul, la fringante Pomponette Iconodoule – et je te jure, lecteur, que c’est là son véritable alias ! – s’interroge. Et par là même interroge en elle tout locataire d’ici-bas voué aux errances. Elle se demande bien, se demande mal aussi, pourquoi elle a choisi, en guise de destination, pour ne pas dire de destinée, Istanbul plutôt que Culmont-Chalandrey ou Chicago, quand soudain ! cliqueti cliqueta ! un bruit de glaçons qui dansent, de bouteilles riquiquis qui cliquettent (tels de tintinnabulesques clitoris, pense, musicale, Pomponette), le frou-frou celluloïdal de micro sandwiches emballés, les puissants bâillements des journaux internationaux déployant leurs ailes mouchetées de caractères noirs et boursiers, bref, une symphonie qu’aucune baguette ne saurait dompter et qui s’accompagne d’une ola d’affamés humains entassés dans l’habitacle de l’avion : les têtes sortent de la haie des rangées, gîtent comme sous l’effet d’une brise, puis se superposent dans la perspective qui mène au chariot attendu : c’est l’heure de la collation, et le personnel navigant, telle une mère pélican prenant conscience mais comme à regret de ses devoirs, s’en va nourrir, avec une régularité métronomique, l’ensemble de sa couvée ceinturée, se voûtant se relevant avec cette grâce qu’on sait fortuite et nécessaire.

Avion Istanbul

Immédiatement sous cette première lecture, l’accompagnant peut-être à chaque pas et à chaque halètement, un éclat émancipateur vibre déjà, joliment dévastateur, parvenant à inscrire, paradoxalement en un lieu largement décoré de minarets et où chantent puissamment les muezzins – les religions du Livre n’étant le plus souvent guère portées à la joyeuse gaudriole qui détourne de tâches adoratrices jugées plus nécessaires et plus conformes -, les libertés de penser, d’agir et de jouir (beaucoup), parmi les alertes pérégrinations de l’héroïne, légère et court-vêtue, ardente instigatrice de l’action à coup sûr, mais ne se souciant visiblement ni de probité candide ni de lin blanc. Être une femme libérée serait ainsi plus facile – il s’agit d’un conte, le ton enjoué et les contingences tenues à distance ne nous le laissent pas oublier.

Les trous d’air sont là pour nous rappeler que l’atmosphère terrestre est un vide mal entretenu, truffé d’invisibles nids-de-poule et sujet à d’inconfortables dérapages aériens. Aucun amortissage moelleux à espérer du côté des couettes pâlottes qu’ils survolent actuellement. La couverture nuageuse est comme la tendresse humaine : de loin elle rassure, mais à peine éprouve-t-on sa résistance qu’elle se disperse en lâches lambeaux. leur avion doit survoler l’Italie, ou la Bulgarie, peu importe, Paris n’est déjà plus qu’un pois chiche à l’ouest de l’Occident, une bourgade livrée aux touristes et aux désœuvrés, une cité étanche à l’amour et rétive aux minarets. Et sweet Pomponette de soupirer comme on souffle une bougie d’anniversaire en trop : elle ne connaît en effet de la Turquie que l’ombre virtuelle de la Corne d’Or, entrevue sous des draps tendus, à même le cuir enivrant d’un amant provisoire, le peu loquace Soliman Rastaquouère. C’est dire si son ignorance est torride.

La troisième balle tirée par ce roman pourtant ramassé, avec ses 150 pages, est pourtant sans doute la plus décisive : Claro donne toute sa puissance d’écriture lorsque percent, dans sa trame minutieusement agencée sous ses airs cavaliers, les défis intellectuels et les contraintes langagières domptées au fil des pages.

Déterminer le nombre d’anecdotes apparentes et le degré de torsion à exercer sur elles pour faire émerger un sens neuf et complet du XIXème siècle (« Livre XIX »), inventer le langage propre de la fée électricité confrontée à sa plus atroce mission (« Chair électrique »), confronter, loin des parapluies, des machines à coudre et des tables de dissection, les innombrables grains de sable – solidifié en béton ou non – du bunker du sniper aux innombrables serpents de la chevelure de Méduse (« Bunker anatomie »), extraire d’un magique coup de sonde spatiale l’architecture intime d’une culture musicale (« Black Box Beatles »), imaginer le roman flaubertien se mettant à vivre et parler de lui-même, sans le secours direct de ses personnages (« Madman Bovary »), insérer l’exact tissu de mythes supplémentaires à l’intérieur d’un mythe américain moderne, fondateur, pour parvenir à décrire l’intégralité du premier XXème siècle (« CosmoZ »), tester à ses limites la capacité d’une même phrase à absorber, en superposition, le nombre le plus élevé possible de registres lexicaux, pour lui donner son abyssale résonance interne et toute la substance du deuxième XXème siècle (« Tous les diamants du ciel ») : ce sont ces défis proposés – avoués ou non – et relevés qui permettent à Claro d’atteindre cette écriture d’une justesse poétique si rarissime.

L’auteur se garde de tout manifeste littéraire, ne revendique ni école ni chapelle, mais la vigueur et la clarté avec lesquelles il expose ses goûts et ses dégoûts dans l’indispensable « Cannibale lecteur » l’en dispense aisément, lui, vis-à-vis du lecteur curieux. Dans cette perspective, « Dans la queue le venin » se livre à chaque page à une impitoyable et salutaire démonstration : derrière chaque cliché (langagier ou touristique), derrière chaque métaphore apparemment usée jusqu’à la corde, derrière chaque comparaison potentiellement abusive, présentées ici par joueurs et drôles wagons entiers, l’écrivain maîtrisant son art et digne de sa quête peut détecter, extraire, puis faire discrètement et subtilement briller, un sens véritable, un jeu différent avec les mots, une idée neuve, un écho qui désarçonne l’habitude et le réflexe conditionné.

Loin de la bouillie stomacale, digérée avant même d’avoir pu effleurer le palais, à laquelle se réduit une toujours trop grande part de la littérature dite « à succès », loin d’un ésotérisme gratuit et obscur qu’une autre littérature revendique trop aisément pour masquer son absence d’ambition et de pensée, la contrainte dissimulée et l’obstacle apparent créent une fois de plus ici l’authentique poésie, indépendamment du sujet mais néanmoins en étroite résonance avec lui. Une fois soigneusement tordus et redressés, les moindres clichés de l’amour, du sexe et du voyage prennent ici l’éclat neuf de la vraie écriture en action, et justifient pleinement notre enthousiasme de lectrice ou de lecteur.

Les villes, les vraies villes, celles qui n’ont pas encore succombé aux purifications techniques, sont pareilles aux corps livrés aux visitations du stupre, elles sentent, et sentent fort, elles sont senteurs et même âcretés, elles marient le paprika et le moisi, l’urine et l’essence, la pierre froide et le fer rouillé, la merde et le lilas, comme nous elles se laissent aller et en font trop, vieillissent en résistant, s’épanouissent au milieu des effluves de cocaïne et de menstrues, de paille roussie et de laine imbibée, ivres de couleurs et d’éjaculations sonores, et tant pis si parfois ça pue, tant si tout n’est ni hommage aux roses de Saadi ni souvenirs d’encens, car les villes ne se lavent guère et nous trimballent du lupanar des espoirs à l’abattoir des regrets sans prendre la peine de nous essuyer la mémoire.

Le musée de l'inhumanité

Terriblement musical, soigneusement explosif, parfaitement vertigineux : un chef d’œuvre.

Publié en 2013, traduit en français en 2015 par Claro dans la collection Lot 49 du Cherche-Midi, « Le musée de l’inhumanité » est le troisième roman de William H. Gass, dix-huit ans après « Le tunnel » et quarante-sept ans après « La chance d’Omensetter ».

Si « Le tunnel » déployait sa formidable fleur vénéneuse en passant en revue approfondie, orientée et subreptice – quand cela semblait pouvoir arranger son narrateur si délétère -, « la culpabilité et l’innocence dans l’Allemagne d’Hitler », « Le musée de l’inhumanité » se sert de la deuxième guerre mondiale et de l’horreur nazie comme d’un simple mais puissant marchepied pour nous projeter dans une narration beaucoup plus organisée en apparence que le soliloque piégeux et ô combien retors de William Frederick Kohler, mais s’attaquant cette fois à une culpabilité humaine d’un ordre de magnitude encore supérieur (prouvant ainsi que cela était possible), proposant un cadre familier, presque toujours volontairement banal, effacé ou anodin, pour mieux nous saisir par l’irruption de certains personnages décapants dans leur redoutable variété (même lorsque leur acidité est d’abord imperceptible), et mieux nous imposer un vertige presque insoutenable, que seuls l’humour et l’incongru qui hantent ces 570 pages nous permettent d’assimiler pleinement.

Les nouvelles conféraient un poids moral à Ray : les progrès victorieux de la guerre – ou son issue catastrophique, selon Nita, qui ne reniait rien de ses attaches autrichiennes -, des nouvelles qui justifiaient ses pressentiments, qui étayaient de plus en plus ses sévères jugements et rendaient l’étrange exode de sa famille aussi extralucide que les dires d’une sibylle. Tu as peut-être l’air pure parce que tu sens le savon, disait-il, mais je suis pur des deux côtés de ma conscience ; tes mains sont peut-être ridées à force de lessives, mais les miennes sont plus lisses et plus blanches que du papier. Il exposa ses paumes. On peut voir à travers. Le travail accompli par ces mains n’a rien de honteux ; par conséquent, je ne puis être autrichien ; les mains d’un Autrichien devraient être avalées par ses manches. Et toi aussi tu peux jouir d’un cœur serein. Nita opina sans acquiescer. Son mari pensa si fort « grâce à moi » qu’elle crut l’entendre. Mon cœur a été kidnappé, dit-elle, emporté avec mes bébés dans un monde de désastres. J’aurais pu vivre dans mon village une vie paisible et inoffensive… et tendre ma main au premier venu. Ray grimaça sans démentir. Tu aurais serré des mains qui s’enrichissent, insista-t-il, qui fabriquent des engins de guerre ; qui rapportent à la police ; qui aident les rafles ; qui commettent des meurtres ; les mains d’un oncle qui ravitaille des troupes, les mains d’un cousin qui conduit un camion, d’un neveu qui vend des habits. Tu n’en saurais rien : rien du fils du voisin qui a abattu des gitans, des homos, des Juifs, et du dentiste qui a arraché l’or de leurs dents. Les nazis cultivaient tant d’alliés sournois. Tu aurais rencontré dans une rue de Graz où tu serais allée acheter un chapeau – untel, celui-ci. Tu te serais assise sur une banquette dans le même train. Tu n’aurais pas regardé par la fenêtre mais feint de lire alors que le train passait devant des barbelés, des arbres abattus, un camp. Tu aurais souri à un homme qui a fabriqué ce barbelé, qui a parlé dans un mégaphone, qui a abusé de femmes emprisonnées. Ça souillerait même des mains bien propres et réduirait à néant le penchant qu’a la nature pour les mains pâles, puisque même les paumes d’un Nègre sont roses. Tes doigts gracieux ne seraient pas noueux du fait d’un labeur honnête ; ils prendraient lentement l’aspect de serres. Désirer la nationalité autrichienne, c’est accepter les actes des assassins, adhérer tacitement – mon Dieu – au meurtre et au massacre. Maintenant que tu n’es plus Nita, te voilà affranchie de ces répugnantes contaminations. Ne les laisse pas devenir comme le lichen sur ces pierres en pleine forêt, qu’on ne voit ni ne remarque, ou qui ne choque plus comme l’humidité persistante sur les pierres de Vienne, ses kiosques recouverts d’affiches, ses rues grises. Pour le pur, pour l’apatride, ma Nita, tout est possible.

Londres Blitz

Joseph Skizzen a émigré aux États-Unis, enfant, après la deuxième guerre mondiale, en compagnie de sa mère Miriam et de sa sœur Deborah. Leur père Rudi a fait fuir toute la famille d’Autriche avant-guerre, sous l’impulsion d’une extraordinaire et paradoxale intuition, anticipant avec force la culpabilité qui s’étendrait sur les acteurs et les spectateurs passivement complices des atrocités nazies. Ils se sont ainsi fait passer pour Juifs afin d’obtenir un statut modeste mais réel de réfugiés en Angleterre, où ils vivent le Blitz de 1940 comme celui des V1 puis des V2. Démasqués par leur communauté juste après la fin du conflit, ils sont contraints de se reconvertir d’urgence en « Anglais moyens », quoique se retrouvant apatrides de fait, avant que Rudi ne disparaisse dans la nature après un gain miraculeux aux paris hippiques. Joseph, Miriam et Deborah, abandonnés, finissent par être acceptés par les États-Unis, et échouent au fin fond de l’Ohio. C’est là que le récit de William H. Gass commence véritablement, les faits exposés servant de prologue et de multi-traumatisme fondateur.

Schoenberg-Arnold-04

Arnold Schönberg (1874-1951)

Épousant chaque pensée de son narrateur, sous ses deux incarnations Joey (jeune) et Joseph (adulte), dont les combinaisons et substitutions peuvent être plus complexes qu’il n’y paraît d’abord, William H. Gass nous propose la fusion et l’entrelacement de trois œuvres : le roman d’apprentissage du jeune Joey apprenant à devenir un Américain le plus discret possible et à trouver une place dans cet univers, tandis que sa mère Miriam broie de noirs regrets et que sa sœur Deborah, a contrario, devient très vite la pom pom girl idéale ; le quotidien du professeur universitaire de musique qu’il est « miraculeusement » devenu, la manière dont il vit à l’intérieur de ce système à la fois spécifique et emblématique (qui constituait déjà une partie essentielle de la trame embrumée du « Tunnel »), et ce que sa spécialisation autodidacte en musique classico-contemporaine lui transmet en termes de vision du monde ; et enfin, l’infinie ratiocination d’une métaphysique du crime qui est sa véritable occupation, et sa motivation profonde, sous la double forme de la constitution, par collages d’articles et superpositions d’images dans son grenier (décor évoquant d’ailleurs, par la bouche même de Joseph, celui de l’antre de quelque serial killer hollywoodien), du « musée de l’inhumanité » qui donne son titre français à l’œuvre, et de la réécriture sans fin, du perfectionnement permanent, de la phrase « La crainte que la race humaine ne survive pas a été remplacée par la crainte qu’elle perdure », chaque nouvelle tentative amenant son nouveau lot d’éléments et de réflexions pour justifier le choix retenu.

La pensée que l’humanité puisse ne pas perdurer a été remplacée par la peur qu’elle s’en sorte.
Traversant le terrain d’un bout à l’autre, le Jugement dernier faillit presque remporter le match autrefois. Ce fut un demi-cataclysme – un clysme, donc. Un essai non transformé. Un tiers du monde tomba malade au cours des trois années où sévit la peste noire : 1348, 1349, 1350. Et la peste abattit quatre fois sa faux, réduisant au final l’Europe à la moitié de ce qu’elle avait été au siècle précédent : en 1388, 1389, 1390. On pensait alors que la maladie était le Malin devenu armée. On disait que c’était le siècle de Satan. Diabolus in musica. C’était avant la troisième bataille d’Ypres. La population de la planète diminua d’un cinquième.
Ceux qui contractèrent la peste et survécurent : ils indiquaient à Joseph Skizzen la fâcheuse éventualité que l’homme pût se défiler à l’heure de l’Apocalypse, un mort par seconde ne suffisant pas, et réchapper au carnage, esquiver les meutes de météores, croupir dans des bunkers pendant tout le temps d’une guerre totale tandis que les canons râlaient pour saluer notre dernier souffle comme si l’horreur était une cérémonie, puis en sortir pour chanter les bombes qui explosent, supporter les rafales de millions d’armes aux détentes amoureusement pressées jusqu’à complet épuisement des munitions de toutes les nations, quand toutes les balles domestiques auront détruit jusqu’au dernier voisin en vie, et dans le silence qui suivrait la saignée on entendrait seulement s’écrouler, pierre après pierre, les palais de la finance, d’innombrables aspirateurs, obéissant à leurs propres commandements, avalant les mensonges officiels, les contrats hurlant telles des salades qu’on cisèle, les hauts cris des crucifixions bienveillantes portés par le vent comme une ode, le grincement de toutes les roues qu’on désinvente, les brèves protestations des néons qui s’éteignent, des fils dénervés ; le ralentissement de toutes les fonctions se ferait pourtant en silence, la merde récoltée dans les rues afin d’être réchauffée dans d’aberrants fours à micro-ondes, les maladies proliférant et se disputant les victimes, les machines s’épuisant puis calant sans même soupirer, jusqu’à ce que le calme pesant de la guerre achevée soit brisé par… par quoi ? Pouvons-nous imaginer des furoncles fermenter et fuser de chaque œil survivant… le pus accumulé de la perception ? Une pétarade, mais laquelle ? Celle de trompettes recrachant vingt siècles de bruit inepte à la face d’un monde déjà assourdi… Quel serait ce son, exactement ? Une vocifération faisant frémir les clous déjà fichés dans la fente du bois, puis… puis, alors que ce son leur parvient par la fenêtre, les maisons qui se soulèvent et s’affaissent sur elles-mêmes, libérées de leur socle telle la chair d’un corset ; mais de chaque tas de gravats, des ruines fumantes, des fossés remplis de cadavres consanguins, pourrait ramper alors un survivant – il était ce survivant, Joseph Skizzen, diafoirus et musicien – quelqu’un né des ruines comme les mouches de l’ordure ; et d’une grotte ou d’un bosquet d’arbres châtrés émergerait une créature capable de survivre à un régime de soupe visqueuse, voire de ses propres entrailles, et malgré toutes les catastrophes imaginables de sauver au moins un vestige de sa race avec la force, l’intérêt, le cran, de continuer à niquer, à niquer comme un croisé chrétien, la bite encore bien roide, et assez de sperme pour engendrer, niquer encore, même amputé d’une jambe, même boiteux, niquer toujours, la langue tranchée, niquer, un œil en moins, niquer, afin de se multiplier, d’abord pour se répandre puis pour se rassembler, conférer, s’interroger, inventer, philosopher, accumuler, comploter – et s’interroger, pourquoi ce châtiment ? Se demander : pourquoi cette douleur ? Pourquoi avons-nous – parmi les nous qui furent – survécu ? Qu’a-t-il été accompli qui n’aurait pu l’être autrement ? À quoi bon des bébés si c’est pour les emballer brutalement dans la terre ? Qui d’entre nous a trahi notre foi ? Comment expliquer notre déveine ? Quel plan divin fut accompli par ce désastre ? Pourquoi les anciens ont-ils été torturés par les morts qu’ils étaient sur le point de pleurer ? Pourquoi ?… Mais n’étions-nous pas spéciaux ? Nous autres, les rescapés, sans un arbre où grimper, nous qui avons été épargnés, sauvés en vue d’un instant de splendeur ! Se voir remettre le trophée, accorder un prix ; parce que le Livre des Livres, en lequel nous avions foi, nous autres pauvres fous, affirmait que quelques-uns seraient sauvés ; parce que les bons, les grands, les bien nés et les mieux introduits, les riches et les gloires de ce monde, s’en sortiraient, et… et… nous y croyions, nous le savions, Dieu veille à notre heureux dénouement, il y veille, y veillera, s’il n’est pas déjà repu, s’il ne décide pas de nous plumer le dos, la tête et le bec, à nous autres pathétiques alouettes.

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Brueghel, La Peste Noire

 

De cette matière d’une densité historique, culturelle et philosophique éblouissante, William H. Gass parvient à extraire, miracle de l’écriture, un roman à la fois vertigineux et confondant de légèreté comme d’humour. Autour de ce « do central », ce « Middle C » du titre anglais dont même la superbe traduction, d’une invraisemblable habileté, construite par Claro, ne pouvait rendre toute la subtile ambiguïté, touche du milieu du clavier du piano, pierre de touche de la gamme diatonique, évoquant pourtant nettement la classe moyenne, fantomatique « middle class » et humanité moyenne qui est bien l’un des enjeux essentiels du roman, aussi bien que, sous son autre nom de « C4?, l’un des plus puissants explosifs non nucléaires existants, autour de cette note résonnant tout au long des 573 pages (et fournissant plus que le prétexte à deux extraordinaires leçons de musique, glissées savamment au moment opportun), l’auteur convoque une galerie restreinte de personnages qui sont loin de n’être que les faire-valoir comiques de Joseph Skizzen : propriétaire obèse de trois casses automobiles léguées par son mari et par ailleurs aussi brillante que caustique soprano de la paroisse, bibliothécaire en chef aux allures ambiguës d’adjudant-chef et de harceleuse sexuelle, disquaire paternaliste se laissant rouler dans la farine par un bien mauvais sujet, doyen d’université confit dans sa rigueur religieuse et son auto-justification permanente, bibliothécaire adjointe capable aussi bien de ressusciter des livres que l’on croyait abîmés au point d’être morts que de laisser subodorer des sortilèges dignes de sorcières ancestrales, et enfin mère du héros, devenue sur le tard jardinière émérite, sur qui reposera le mot de la fin malicieusement adressé par William H. Gass à une humanité qui vit depuis bien longtemps au cœur des ténèbres d’un cataclysme dépassant de loin n’importe quel tremblement de terre de Lisbonne.

La lectrice ou le lecteur pouvait à bon droit se demander s’il serait possible à l’auteur de nous offrir un roman à la fois encore plus puissant et vital que « Le tunnel », tout en étant, d’une certaine manière, un peu plus aisé à aborder : c’est chose faite avec ce « Musée de l’inhumanité », indiscutable chef d’œuvre.

Rimbaud à Java

Sous-titré «Le voyage perdu», cet essai de l’Américain Jamie James, remarquablement traduit par Anne-Sylvie Homassel pour les Éditions du Sonneur, explore l’épisode le plus obscur de l’existence de Rimbaud : son voyage à Java en 1876, une année de basculement du cours de sa vie, proche du moment où il renonça à son incroyable talent poétique, après le décès de sa sœur Vitalie et sa rupture violente avec Verlaine.

«Toutefois, il est fort probable qu’à l’époque de son voyage à Java – un peu avant, sans doute -, il perdit simplement foi en la puissance des mots et préférai s’engager dans une vie nouvelle, une vie d’action qui culmina avec son séjour africain. La fascination qu’exerce encore Rimbaud ne tient pas seulement aux faits et gestes déjà fort intéressants par eux-mêmes que rapporte la chronique, mais bel et bien – et avant tout – à cet anti-événement. Est-il concevable – et particulièrement du point de vue de l’écrivain – qu’un être aussi splendidement doué ait pu rester sourd à ses besoins d’expression et renoncer aux privilèges de son talent ? Comme tous les actes de Rimbaud, ce renoncement est une merveille et une menace

Rimbaud qui ne tenait jamais en place, s’était engagé pour cinq ans dans l’armée coloniale hollandaise, «cuisante ironie» pour un ancien communard ; il embarqua en juin 1876 sur le Prins van Oranje pour aller combattre à Java. Peu de temps après son arrivée sur place, il déserta et s’évanouit dans la nature, jusqu'à son retour à Charleville à la fin de cette même année. De ce voyage et de sa désertion, quasiment pas de traces car Rimbaud dissimula son passé de poète à ses compagnons de troupe, et n’en a rien écrit.

Ancien critique d’art et écrivain installé à Bali depuis une quinzaine d’années, Jamie James, porté par l’attrait magnétique que suscitent Rimbaud et son œuvre, écrit un essai limpide, un récit de voyage sur les traces invisibles de «L’homme aux semelles de vent», une enquête qui ne résout rien mais fascine, convoquant les ouvrages des rimbaldiens sérieux ou fantaisistes, comme son beau-frère posthume Paterne Berrichon qui imagine Rimbaud se cachant dans la jungle avec les orangs-outans, convoquant également ses grands contemporains, ceux qui écrivirent sur les Indes néerlandaises ou qui photographièrent Java à la même époque, avec pour liant les écrits de Rimbaud, cités et commentés «aussi souvent et aussi exhaustivement que les convenances le permettent».

«On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l’art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c’est le paradoxe

Une très belle découverte que je dois en particulier à Zoé Balthus qui présenta ce livre chez Charybde en avril 2014, et à Jérôme Lafargue qui l’évoque au cœur de l’intrigue de son dernier roman («En territoire Auriaba», Quidam Éditeur, Mars 2015).

En territoire Auriaba

Le quatrième roman de Jérôme Lafargue, publié début mars 2015 par Quidam éditeur, évoque l’histoire singulière d’une famille, l’histoire d’une lignée d’hommes solitaires qui trouve ses racines dans un drame survenu le 20 octobre 1854, évoquée cent soixante ans plus tard lors d’une traque en forêt.

Apres le brutal décès de son père, le petit Aupwean, graine de surfer légendaire âgé de seulement dix ans, s’est enfui de chez lui et le passé de sa famille a resurgi par la porte de la mémoire, des récits et des rêves.

«Plusieurs rêves ainsi qu’un acte de désobéissance et de renoncement d’un garçonnet de dix ans, mon neveu Aupwean, commis la semaine passée, nous ont conduit ici, dans cet univers immense et flamboyant, aux trousses du fugitif le plus recherché depuis des lustres. Mais les raisons qui justifient ce que nous faisons sont bien plus ancestrales, elles puisent dans un temps qui se dérobe à nous

Cette traque mystérieuse dans la forêt landaise est menée par l’oncle d’Aupwean, surfeur et solitaire comme tous les hommes de sa lignée, et par son vieil ami La Serpe, un franco-colombien à l’allure d’un indien taiseux et infatigable, qui veulent à tout prix atteindre le fugitif avant la police et les autres poursuivants.

«Nous savons pourtant au fond de nous que nous ne dormirons pas, nous marcherons et courrons jusqu'à être sur ses talons, jusqu'à sentir sa peur. Je n’éprouve nul plaisir à cette traque. Le temps presse, il nous faut arriver avant les gendarmes, faire ce que nous avons à faire et disparaître

Au cœur de la nature, non loin du littoral sauvage et fragile, dans cet univers inquiétant de la forêt, les origines énigmatiques d’une famille, de leur attachement à ce territoire, et les haines locales recuites depuis des décennies se dévoilent peu à peu, dans un récit dont les ramifications se déploient comme les branches d’un arbre au feuillage trop fourni - peut-être ce liquidambar fétiche qu’on croise souvent dans les romans de Jérôme Lafargue.

«Quelque chose nous rattache à ce lieu, quelque chose de plus grand que les mesquineries de ces petites gens, quelque chose de plus grand que nous. Et j’ai le sentiment que, là, sur les talons du fugitif, nous en apprendrons bientôt beaucoup plus

L’auteur brouille les pistes avec l’habileté d’un illusionniste, rendant troubles les frontières entre visions, fiction et expérience vécue, entre fable merveilleuse et poids de l'héritage de combats sanglants, à la lisière d’un monde fantastique. Beaucoup de pistes resteront ouvertes en refermant ce livre, appelant une ou même plusieurs suites...

«J’ai toujours pensé que ce monde-ci est trop petit, ou plutôt que ce que l’on nous donne pour réalité ne constitue qu’une infime partie de l’infinité du monde. Nos rêves, la force et l’inventivité de notre imaginaire le déploient déjà dans des directions inattendues mais il y a davantage

Lorraine connection

Ce sixième roman de Dominique Manotti (Rivages, 2006) est précédé d’un avertissement significatif : «Ceci est un roman. Tout est vérité, tout est mensonge».
Et de fait l’auteur, avec son expérience d’historienne et de militante syndicale, construit un roman noir d’une efficacité redoutable, à partir de faits réels, la décision par le gouvernement d’Alain Juppé en 1996 de privatiser (brader serait sans doute plus juste) Thomson, un groupe alors encore présent dans l’électronique grand public et de défense, et l’attribution initiale du dossier à Matra allié au coréen Daewoo, mettant ici en scène les manœuvres du rival Alcatel déterminé par tous les moyens à ne pas se laisser faire.

«Ne vous découragez pas, mon cher Pierre. Entrez dans le monde enchanté des marchands de canons. Comme disait la marquise du Deffand : il n’y a que le premier pas qui coûte.»

Le roman démarre au cœur de l’usine Daewoo dans une petite ville de Lorraine appelée Pondange, où l’emploi industriel est déjà quasiment mort. Daewoo y produit des tubes cathodiques pour téléviseurs, et rien ne semble tourner rond sur ce site : problèmes de sécurité dramatiques et multiplication des accidents du travail, abus de biens sociaux des cadres coréens, chasse sans scrupules aux subventions européennes et opérations financières suspectes, trésorerie tellement serrée que l’assurance incendie a été résiliée. Les tensions s’accumulent, jusqu'au déclenchement d’une grève à l’issue dramatique, l’incendie de l’usine et le décès suspect d’un ouvrier.

Admiratrice de James Ellroy, Dominique Manotti assemble un puzzle saisissant et nerveux, une fiction qui souligne les liens entre crime et argent, l’impuissance ou la corruption des services de police, l’opacité des décisions publiques, et les prises de décisions d’hommes de pouvoir uniquement guidés par leur propre ambition. Il faut aussi souligner la présence – et ce n’est pas si fréquent – d’un très beau personnage féminin, celui de Rolande l’ouvrière courageuse et respectée de tous et prête ici à saisir aussi sa chance.

L'occasion

Humilié par les positivistes dans une salle de spectacles parisienne, Bianco, télépathe aux pouvoirs divinatoires, qui se prétendait capable de soumettre la matière à la volonté de son esprit, a émigré depuis quelques années en Argentine afin de changer d’air, de reconstruire sa vie, et de prouver leurs torts à ses détracteurs.

Personnage central de ce roman publié en 1988, et qui se déroule un siècle auparavant, vers 1870, cet apatride aux origines brumeuses, qui s’est fait autrefois appeler aussi Burton, apparaît comme un condensé de l’émigré blanc européen dans l’immensité du Nouveau Monde, ce que symbolisent son nom, ses origines européennes multiples et sa nouvelle richesse.

«Lorsque, six ans plus tôt, il avait vu la pampa pour la première fois, aux alentours de Buenos Aires, dans la semaine qui avait suivi son arrivée, il lui était aussitôt apparu qu’à cause de sa monotonie silencieuse et déserte, elle était un lieu propice à la réflexion, non pas pour les pensées rougeâtres et rugueuses, de la couleur de ses cheveux, comme celles qu’il a maintenant, mais pour les lisses et les incolores surtout, lesquelles s’encastrant les unes dans les autres en des constructions inaltérables et translucides, devraient lui servir à libérer l’espèce humaine de la servitude de la matière

Après plusieurs années, Bianco se retrouve riche et marié avec Gina, une femme superbe, mais néanmoins seul avec sa colère, son humiliation toujours vive, et les mirages obsédants de sa perception, dans ce pays et en particulier dans la cabane qu’il s’est fait construire pour réfléchir au cœur de ce paysage ascétique de la pampa, étendue plate qui «représente mieux qu’aucun autre endroit le vide uniforme».

«La première maison qu’il possède est cette cabane précaire et flambant neuve, délibérément pauvre et vide pour en faire surgir, et de ses alentours déserts et silencieux, comme des coups feutrés et glacés, la pensée, dans sa double expression de pensée pure et pragmatique. A vrai dire, il se juge lui-même avec trop de bienveillance, depuis le soir de Paris et presque sans qu’il en soit conscient, se mêlent au fond de lui, et peut-être jusqu'à sa mort, l’aveuglement sur soi-même, l’humiliation enfouie qui le trouble encore de ses secousses mortelles et le ressentiment. A force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par embrouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour le monde l’est aussi pour lui, de sorte que les masques successifs qu’il a porté depuis les commencements incertains dans un lieu incertain – il ne sait déjà plus bien lequel -, les masques de La Valette, de l’Orient, de Londres, de la Prusse, de Paris, de Buenos Aires se pressent, visqueux, contre son visage et le déforment, l’effacent, le rendent simple matière périssable et résiduelle, le transforment en la preuve vivante de ceux qu’il hait, de ceux qui, en lui arrachant le masque à Paris, croyant découvrir son visage véritable, ont laissé à la place un trou noir qu’il comble peu à peu avec des titres de propriété, du bétail, avec cette cabane au seuil de laquelle il observe à présent comment Garay Lopez, au rythme de son cheval, devient de plus en plus petit sur l’horizon et finit par disparaître tout à fait.»

Son premier ami Garay Lopez, issu d’une riche famille de possédants, lui a ouvert les portes de la société argentine et ainsi facilité la nouvelle réussite matérielle de Bianco. Mais, du fait de la complicité sensuelle que ce dernier croit déceler entre Garay et son épouse Gina, ils vont devenir les objets de sa jalousie obsessionnelle, de ses soupçons d’infidélité impossibles à vérifier et qui pèsent sur l’identité de l’enfant que porte Gina.

Précédé d'une très belle préface de Jean-Didier Wagneur, "L'occasion" est une roman étourdissant à multiples facettes, où Juan José Saer mêle avec un talent immense la question des origines et de l’identité d’un individu et d’un pays, un roman qui sans cesse tourne autour du vide, de cette impossible vérité qui se dérobe dans les plis insondables de l‘autre et les tromperies de l’interprétation, et dans une mémoire historique faillible.

«Depuis qu’il a connu Gina, quelque chose murmure en Bianco de façon constante, accompagnant ses actes jour et nuit, que c’est une alliance contre nature et que chaque pas qu’il fait l’expose un peu plus à la bourrasque aveugle d’une force inconnue, un danger oublié en quarante ans de machinations étranges et complexes destinées à manipuler, en toute autonomie et dédain, la matière adverse du monde. Cette intuition secrète l’a poussé à considérer l’union avec Gina comme un défi, une lutte avec cette force qu’il se représente comme un piège que lui tend la matière, piège dont ses propres sentiments pour Gina sont les prolongements ou les réseaux les plus subtils

L'ancêtre

«De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.»

En une époque indéterminée, mais qu’on peut situer à l’aube du XVIème siècle, le narrateur, orphelin désireux de voir le monde, s’embarque, alors âgé de quinze ans, comme mousse sur un bateau en partance d’Europe et qui va accoster de l’autre côté de l’immensité bleue, dans un pays qui doit être le Brésil.
Là, débarquant aux abords d’un grand fleuve, tous ses compagnons sont massacrés mais lui est épargné. Il va vivre pendant dix ans aux côtés des Indiens, une tribu d’individus en général chastes et sobres, mais qui une fois par an sombrent dans le chaos, le massacre et l’orgie.

«Ils passaient, comme on passe de l’apathie à l’enthousiasme, non pas à une autre saison de l’année mais à un autre monde où ils oubliaient également tout, pudeur, mesure ou parenté. Ils allaient d’un monde à l’autre en passant par une zone noire qui était comme une eau d’oubli et ils traversaient, à intervalles réguliers, un lieu où toutes les limites s’effaçaient et qui les laissait au bord de l’anéantissement

Soixante ans plus tard, il cherche à transmettre par l’écriture la mémoire de cette civilisation, de ces Indiens si proches de la nature qu’ils semblent être en complicité avec l’essence du monde, de l’écologie d’une tribu convaincue qu’elle doit maintenir l’équilibre du monde, comme des gardiens de la porte du chaos, et qui seront finalement vaincus par des européens avant tout ignorants. Il veut témoigner par sa plume d’une civilisation, qui survit uniquement dans sa mémoire et qu’il tentera jusqu’au bout de déchiffrer.

«Les hommes qui habitent dans ces parages ont la couleur de la boue des rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve, ce qui, des années plus tard, ferait dire au père Quesada, lorsqu’il entendrait mes descriptions, que j’avais vécu, dix années durant, sans m’en apercevoir, dans le voisinage du paradis, car il y avait encore dans la chair de ces hommes des vestiges de la boue du premier être humain, et qu’ils étaient sans doute la descendance putative d’Adam

Ce texte magnifique, librement inspiré à Juan José Saer par l’histoire du navigateur Juan Díaz de Solís, et servi par la traduction splendide de Laure Bataillon, nous plonge au cœur des origines du monde et de sa chute, et du dénuement de la condition humaine.
Comme les oeuvres de Borges, «L’Ancêtre» semble contenir en lui des milliers d’autres livres.

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j’étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu’est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d’un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir. Désespéré, je me couchai par terre et me mis à pleurer. A présent que je suis en train d’écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d’un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une trainée noire à la lumière de la lampe, je m’aperçois que, souvenir d’un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure dans un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance

Véritable chef d'oeuvre, "L'Ancêtre" a été réédité par les Editions Le Tripode en Mars 2014.

L'enquête

Dans l’atmosphère tumultueuse de Paris qui précède Noël, le commissaire Morvan enquête pour retrouver un tueur en série, bourreau de vieilles dames, qui a déjà assassiné vingt-sept d’entre elles dans le même quartier. Hélas Morvan piétine, sans l’ombre d’une piste, tout en sentant confusément que la solution est très proche de lui.

«Il se sentait amer et lucide, troublé et en alerte, fatigué et déterminé. En vingt ans d’une carrière exemplaire dans la police, le commissaire Morvan n’avait jamais eu l’occasion d’affronter une telle situation : l’homme qu’il recherchait lui donnait, surtout depuis les derniers mois, une sensation de proximité et même de familiarité qui par moments l’abattait de façon inexplicable et en même temps l’encourageait à continuer ses recherches.»

Cette enquête policière classique malgré l’horreur des faits, est racontée par Pigeon Garay, exilé à Paris, en voyage en Argentine après vingt ans d’absence, lors d’un dîner en compagnie de son vieil ami Tomatis et d’un troisième individu, Soldi. Pigeon, témoin de l’enquête policière à Paris, prétend détenir et dire la vérité de cette histoire, à partir de ce qu’il a lu ou entendu dans les médias.

Tous les trois sont revenus, en navigant sur le fleuve Paraná, d’une journée passée chez la veuve de l’écrivain Washington Noriega, car ils s’intéressent à un manuscrit anonyme, un imposant roman de huit cent quinze feuillets intitulé «Sous les tentes grecques». Ils veulent tous trois ardemment découvrir l’origine et l’auteur de ce manuscrit mystérieux découvert dans les papiers de Washington. Les deux protagonistes du roman, un vieux guerrier et un jeune soldat, se rencontrent et confrontent leurs expériences de la guerre sous les murs de la ville de Troie assiégée, juste avant que le cheval ne passe les murailles.

«- Le Vieux Soldat détient la vérité de l’expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. Elles ne sont jamais identiques mais, bien qu’elles soient de nature différente, parfois elles peuvent n’être pas contradictoires, dit Pigeon.»

Avec son intrigue complexe, à différents niveaux qui s’entrecroisent à la manière d’un puzzle borgésien, «L’enquête» nous montre la multiplicité des perceptions, et la fiction comme caisse de résonance des interprétations possibles de la réalité. La résolution de l’énigme policière n’est pas le cœur du livre, même si «L’enquête» contient en son sein un véritable roman policier, avec un personnage, le commissaire Morvan, digne des maîtres du genre, car Juan Jose Saer était comme Roberto Bolaño fasciné par ce genre littéraire, mais hanté lui aussi par l’exil, l’incertitude, et par les liens entre vérité, discours et fiction.

Au-delà de l’intelligence de cette construction en abîme, la magie de la phrase-fleuve de Saer opère de nouveau, qui plonge le lecteur au cœur de ce flottement des vies lié aux tiraillements affectifs obscurs et contradictoires de chaque individu.

«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»

Glose

Les éditions Le Tripode rééditent en janvier 2015 ce roman de Juan Jose Saer en reprenant son titre original (Glosa), dans la traduction originelle exceptionnelle de Laure Bataillon, un roman qui réussit la prouesse, à partir d’un événement anecdotique qui constitue le cœur du récit - une fête d’anniversaire -, à dire la fragmentation du réel, la fragilité de l’expérience humaine, dans un récit où tout est mouvement.

Le 23 octobre 1961, Angel Leto, sur un coup de tête, décide d’aller se promener en ville plutôt que de se rendre à son bureau. Il rencontre alors une vague connaissance, le Mathématicien. Tout en cheminant ensemble dans les rues, ils vont évoquer la fête d’anniversaire organisée pour les soixante-cinq ans de Washington Noriega, à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont assisté, le Mathématicien étant alors en voyage en Europe et Leto n’ayant pas été invité.

Dans le mouvement de la promenade, au milieu de la circulation et de l’activité des rues, au récit initial détaillé de la fête d’anniversaire, relatée par le Mathématicien qui l’a entendu d’un dénommé Bouton, vont se superposer de nouvelles versions du même événement, la version d’un certain Tomatis, rencontré également ce matin-là, celle qu’un autre ami racontera au Mathématicien dix-huit ans plus tard dans les rues de Paris, cet événement n’étant finalement qu’un prétexte pour montrer que la vérité est toujours multiple et que le réel ne saurait être figé, alors que l’environnement, et les flammèches imprévisibles de la mémoire et des émotions viennent sans cesse assaillir les représentations humaines.

«Maintenant, depuis qu’ils se sont mis à parcourir ensemble la rue droite sur le trottoir à l’ombre, un nouveau lien, impalpable également, les apparente : les souvenirs faux d’un endroit qu’ils n’ont jamais vu, d’événements auxquels ils n’ont jamais assisté et de personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées, d’une journée de fin d’hiver qui n’est pas inscrite dans leur expérience mais qui émerge, intense dans la mémoire, la tonnelle éclairée, la rencontre du Chat et de Bouton aux Beaux-Arts, Noca revenant de la rivière avec ses corbeilles de poissons, le cheval qui trébuche, Cohen qui remue les braises, Beatriz qui roule toujours une cigarette, la bière dorée avec un col d’écume blanche, Basso et Bouton bêchant au fond du jardin, ombres qui bougent confuses dans la tombée du jour et qu’ensuite la nuit engloutit

Rapporté par un narrateur distant, spectateur souvent ironique de ce que se joue, le roman se déploie, comme le flux de multiples courants de pensées, émotions et interactions qui s’entrecroisent, autour des différents récits de l’anniversaire, des incidents qui émaillent la promenade, et de la vie des protagonistes, révélant avec une infinie subtilité l’écart entre les événements et leurs représentations, les sensations de perturbation et de perfection fugaces qui se succèdent, et l’instabilité de la vie, permanente et chaotique dérive.

«Glose» est organisé en trois parties, découpage mathématique de la distance parcourue par les marcheurs (Les premiers sept cent mètres, Les sept cent mètres suivants, Les derniers sept cent mètres), clin d’œil qui donne l’illusion d’une promenade linéaire tandis que le roman, au fil des digressions sur le passé et l’avenir des personnages, s’assombrit en évoquant l’histoire de l’Argentine, la répression et la torture.

Construction littéraire parfaite et récit bouleversant, «Glose» est une joie et une expérience de lecture rarissime, comme le dit magnifiquement Jean-Hubert Gailliot dans la préface.
«Car attention, lectrice ou lecteur, l’objet qui est à présent entre tes mains appartient à cette infime minorité de livres capables, une fois qu’on les a lus, non seulement d’influer la suite de notre existence, mais de modifier rétrospectivement ce qu’on pensait avoir vécu «avant de les avoir lus». Jusqu’alors, peu de lectures avaient eu sur moi cet effet, et aucun avec cette force

Nocturama

Un puissant flow poétique onirique, habité de redoutable réel halluciné.

Publié en 2014 dans la nouvelle collection POC ! de l’éditeur toulousain Le Grand Os, le deuxième texte publié de l’Ardennais G.Mar propose une passionnante expérience de construction d’une prose onirique ardente, qui renvoie fort justement au sous-titre de ce « Nocturama » : « Textes-rêves & hypnagogies ».

Mêlant en un flot liquide qui, sous l’apparence du spontané et de l’aléatoire, développe soigneusement une construction rigoureuse associant redoutables images du monde, rebattues ou cachées, et potentielles idiosyncrasies d’un auteur au sommeil éveillé, ces rêves cauchemardesques et ces délires idylliques substituent aisément une lecture sociale et politique de la culture telle qu’elle va à une présence par trop intime, illuminations (Rimbaud, comme le rappelle Claro, irriguant largement ce texte) autrement plus éclairantes qu’une exploration freudienne ressassée d’un inconscient qui l’est de moins en moins.

- des hommes poussent des caddys remplis de sacs aux couleurs d’un supermarché discount à travers les faubourgs les plus reculés d’une ville du Nord de la France – je les suis entouré d’un bataillon d’enfants crasseux vers leurs bidonvilles – les femmes les attendent avec la récolte de leurs mendicités et les accueillent de leurs cris tel un regroupement de goélands autour du cadavre d’un phoque échoué sur la grève – c’est un chant obsédant et sans âge – la traduction mélancolique d’une vieille douleur – des chiens attachés aux essieux de leurs caravanes tirent comme des damnés sur leurs chaînes et s’étranglent et aboient au milieu d’un tas de détritus et d’objets de récupération – nous franchissons les portes invisibles du royaume de Cham – c’est un bidonville – j’ai la vision très précise des villes de demain – un pressentiment de pauvreté exponentielle qui finira par modeler la surface de la Terre à son image – insalubre -

Flow saisissant, mobilisant ses décors de flamme et de fureur pour mieux offrir ses rares haltes haletantes et toujours comme menacées, pétri du contemporain glacé comme de l’historique halluciné, « Nocturama » offre une rare expérience à la lectrice ou au lecteur, dans laquelle il faut s’immerger, sans espoir de relaxation, la crainte au cœur, la poésie et la beauté explosant à chaque ligne dans d’incrédules neurones.

Faux décor d’alpages recouverts de neige, nous en avons jusqu’aux genoux, ne percevant à mi-pente, où nous nous trouvons ma femme et moi ni les sommets ni le fond des vallées dissimulés par une brume condensant en son sein un trop-plein de lumière (sous forme d’une nébuleuse ovoïde) – univers étrangement statique – aucun repère visible pour prendre la mesure de notre avancée nous arpentons un désert fait de poudreuse et de glace – pas lents menés main dans la main loin des obligations professionnelles qui font la substance moribonde de notre quotidien ces derniers temps – nous voici enfin en vacance – nous peinons à nous frayer un chemin dans la neige – la trace de nos pas – blanc sur blanc – disparaît à chaque enjambée derrière nous – seuls et comme le premier couple humain découvrant une nouvelle Islande – heureux de nous trouver seuls – enfin !