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Muette

"La lame n’est jamais fatiguée de trancher."

Les paroles de la mère de Muette sont des lames, elles ne font que blesser, rabaisser. Et le père de Muette n’est d’aucun réconfort, bloc de silence qui rejette, et ne se fissure que pour émettre des colères homériques.

"Tu nous casses les oreilles."

Ça suffit, Muette s'en va.

"Tu vas nous rendre fous."

Loin du grouillement de la ville et de l’humanité, Muette fugue calmement, comme une mer d’huile au dessus d’une tempête sous-marine. Refugiée dans une grange proche de la maison parentale, elle s’absorbe dans le maelström de ses propres questions, une exaltation d’adolescente aux désirs grandissants, prisonnière de son retranchement, de cette digue érigée pour refouler la souffrance des lames de la mère et des silences du père, et de leur inlassable avilissement.

"Peau d’oignon, couche après couche, Muette atteindra-t-elle jamais son cœur muet ?"

Muette se rêve terrée, furtive et agile comme un animal, lapin ou chevreuil, sans pensées, sans cruauté, seulement habitée d’instincts.

Sur un fil, Eric Pessan rend avec justesse l’équilibre délicat de la volonté de fuite et du retranchement de Muette, de sa culpabilité et de ses désirs qui grandissent. Et lorsque Muette marche le long des voies de chemin de fer, une fenêtre s’ouvre sur un autre de ses romans, «Incident de personne», sur la voie du silence, du retranchement et de l’échappatoire.

Sobre et impressionnant.

Le puits

«-Impossible de sortir on dirait, dit-il. Puis il ajoute : Mais on sortira.»

Deux frères, le Grand et le Petit, sont prisonniers, tombés on ne sait comment dans un puits de sept mètres de profondeur au cœur de la forêt. Ils ont avec eux un sac contenant une miche de pain, des tomates séchées et des figues. Mais c’est la nourriture de leur maman et le Grand a décrété qu’ils n’y toucheraient jamais. Alors les deux frères raclent les asticots sur les parois du puits et boivent l’eau de pluie, ils dépérissent peu à peu dans ce trou, au bord duquel les loups viennent rôder la nuit.

«- Je ne veux pas dormir tout de suite. Ça me fait peur.
- Pourquoi ?
- Parce que je fais des rêves… des rêves bizarres. Je rêve que je mange des choses que je ne devrais pas manger. Je rêve de maman. Mes rêves sont horribles…
- N’aie pas peur des rêves, ils ne sont pas réels. Ce sont des pensées qui se mélangent dans nos têtes, des souvenirs qu’on ne peut pas exprimer avec des mots. Si tu rêves que tu manges, ca veut dire que tu as faim, c’est tout. Si tu rêves que tu voles, ça veut dire que tu veux rentrer à la maison… D’accord ?
Le Petit fait oui du menton. Les mots de son frère le tranquillisent ; il ferme les yeux. Avant de s’endormir, il lui demande dans un filet de voix :
- Et rêver que je mange maman, ça veut dire quoi ?»

Le Grand et le Petit s’entraident et s’insupportent. Et la folie peu à peu emporte le Petit, qui réinvente un monde fait d’hallucinations à l’intérieur du puits.

«-Si je voulais, dit le Petit, couché sur le dos, les bras écartés comme un crucifié, je pourrais changer l’ordre des choses. Je pourrais déplacer le soleil pour qu’il nous réchauffe en fin d’après-midi et qu’on n’ait plus froid après la sieste. Je pourrais rapporter jusqu’ici les odeurs du village : nos narines s’empliraient de pain encore chaud, de gâteaux aux pommes, de chocolat. Je pourrai construire un escalier en colimaçon qui irait du puits jusqu’aux arbres, puis se transformerait en rampe pour qu’on puisse redescendre d’un petit saut, sans se faire mal. Je pourrais transformer l’eau en lait, les insectes en poule et les racines en réglisse. Mais je n‘en ai pas envie. Je veux rester là. Ne rien faire. Ça me suffit si l’univers tourne autour de moi. C’est notre sort à nous, les morts.»

S’entraider, survivre, se venger.
Ce premier roman, conte saisissant de l’espagnol Iván Repila, paru en 2013 (traduction Margot Nguyen Béraud chez Denoël en 2014), est un puits d’où les métaphores qu’on puise semblent ne pas se tarir.

Gokan

Dans un Japon de cinéma, mené à cent à l’heure, le plus hilarant « Mexican standoff » de la littérature.

Publié en 2012 dans la collection NéO des éditions du Cherche-Midi, « Gokan » est le premier roman de Diniz Galhos, jusqu’à présent surtout connu pour sa traduction de l’anglais du « Livre sans nom » et de ses suites, ou pour les somptueuses traductions du brésilien de « Belém » et de « Moscow » d’Edyr Augusto.

Un boss yakuza qui doit – comme toujours – veiller à se faire respecter, son principal homme de main, blanchi sous le harnais mais néanmoins surnommé « le Noir », quelques jeunes apprentis dont l’un gobe les histoires de fantômes japonais qu’on lui raconte ou l’autre tient absolument à faire yubitsume (l’emblématique tranchage de phalange du gangster japonais) à la première occasion, la fille garagiste à la Tank Girl d’un ex-Béret vert lui ayant appris les 31 manières de tuer un homme à mains nues (ou presque), un professeur de littérature française, spécialiste de Zola, en visite universitaire, mais prêt – si l’occasion de faire le larron se présentait – à dérober la bouteille de saké marquée au nom de Quentin Tarantino dans un bar japonais, et enfin un « énorme » tueur à gages, caricature hautement efficace d’Américain raciste et imbu de sa supériorité « culturelle » : Diniz Galhos a su créer une extraordinaire galerie de personnages à caractère BD ou cinéma, dans une veine magnifiquement archétypale à la Sergio Leone (l’une des références centrales de ces 200 pages) ou, bien sûr, à la Quentin Tarantino (également omniprésent par références interposées), chacun y disposant de sa précieuse scène de présentation, stylisée et hilarante.

Il s’agissait ensuite d’organiser une narration haletante et suffisamment déjantée pour, tout en multipliant les clins d’œil à saisir aux films, bandes dessinées ou romans de cette culture mélangée sous adrénaline qu’affectionne tant le réalisateur de « Kill Bill », organiser le télescopage final de tout ce petit monde, dans une scène de « Mexican standoff » de très haute tenue, où, comme dans ses meilleures tentatives sur grand écran, chacun menace chacun d’une arme prête à faire feu à la moindre châtaigne tombant d’un tabouret.

Un pari vraiment réussi, qui fera rire le lecteur du début à la fin, se délectant de ce vrai faux thriller mené à cent à l’heure dans le Tokyo de « Black Rain » ou de « Kill Bill », savourant chaque allusion reconnue (et ce n’est pas grave du tout de ne pas toutes les saisir, tant il y en a), en un bien bel hommage à la série B et au cinéma référentiel, sous les ombres de Takeshi Kitano, de Claude Maki, d’Henry Fonda, de Charles Bronson, d’Eli Wallach, de Samuel L. Jackson, d’Uma Thurman ou de Lori Petty.

« Le Boss se détourne, et Hiroshi s’assied aussitôt face à la Pieuvre. Il sait ce qu’on attend de lui. Il campe ses mains bien en haut de ses cuisses, comme il l’a déjà vu faire si souvent, relève ses épaules, et la tête légèrement penchée, à deux doigts du visage de cet homme qui pourrait être son père, se met à l’agonir de reproches. Il lui rappelle ses dettes, ses trahisons, ses lâchetés. Il insiste sur ses devoirs, ses promesses, ses succès, et à qui il les doit. Et il conclut sur son ingratitude, en l’insultant en bonne de due forme, dans une rafale de postillons que la Pieuvre ne cherche ni à éviter, ni à essuyer. Hiroshi se lève enfin, et lui crache carrément dessus.
Le Boss a tourné le dos à toute la scène. Il n’est pas censé tirer plaisir de ces séances dégradantes. Mais la vérité, c’est que la Pieuvre a une impressionnante collection de DVD. Coincé entre les dix opus de « Étudiantes japonaises en chaleur » et la double trilogie « Star Wars », tout Sergio Leone. Le Boss se retient de piocher dedans. Ce ne serait pas correct. »

Baudelaire

La vie de Baudelaire poétiquement et rageusement transmutée comme vous ne l’avez jamais lue.

Publié en 2007, traduit en français début 2014 par Christophe Lucquin pour sa propre maison d’édition, le septième texte de l’Uruguayen Felipe Polleri est le deuxième désormais disponible dans notre langue, après « L’ange gardien de Montevideo » paru en 2013 et avant « Allemagne, Allemagne ! » paru à l’automne 2014, tous deux chez le même éditeur.

J’avais apprécié dans ma précédente lecture de l’auteur, « L’ange gardien de Montevideo », cette brutalité joueuse mettant en scène l’enfance et la monstruosité, la cruauté et la signification de l’échappée possible – ou in fine impossible – du sort semblant promis. En revisitant d’une manière aussi inattendue, à la fois exercice de précision chirurgicale et déchaînement de tempêtes dadaïstes sur la toile d’une œuvre préexistante, la vie et l’écrit de Charles Baudelaire, par chaque interstice laissé ouvert dans la biographie et dans les textes du premier grand poète maudit français, Felipe Polleri semble offrir à un autre Uruguayen, son compatriote Lautréamont, l’occasion d’un exercice tonique et sulfureux de vengeance et d’adoration. Thèmes et motifs baudelairiens, qu’ils soient très explicites ou bien douloureusement implicites, prennent une nouvelle vie dans ce tourbillon halluciné d’écriture violente, torturée et pourtant si simplement belle.

J’ai rêvé que j’avais écrit un roman détestable et détesté : la loi m’avait condamné à mort. Je voyais déjà la guillotine, cette haute porte noire, au milieu de la place. J’avais peur, évidemment ; mais j’aimais chaque mot de ce roman monstrueux intitulé Baudelaire. Je le mettais dans une poche de ma veste, il pesait doucement sur mon épaule gauche. Dans ma poche droite, j’avais un couteau très léger dont la lame fine et flexible ressemblait à la tige d’une fleur. Je marchais de nuit, vampire de Baudelaire, me cachant dans les ombres pointues de cette ville qui me détestait.

Comme dans tout hommage, la lectrice ou le lecteur pourra s’amuser à repérer les clins d’œil, à élucider les allusions, dont certaines sont enfouies sous d’épaisses couches de leurres, mais pourra surtout se laisser porter par le flot d’une prose vive, acérée, et au moins aussi vénéneuse que celle de son objet et prétexte. Lorsque la quête prend une allure de plus en plus digressive, méfiance toutefois, c’est que l’abîme s’approche, où la chute sera douloureuse, lorsque l’auteur saute brutalement d’une facette de Baudelaire à une autre, se jouant du chaos et du déséquilibre ainsi engendrés.

Il m’a dit qu’il ne fermait jamais la porte à clef. Il avait perdu la clef. Il m’a proposé de revenir avec un serrurier. Il m’a dit, comme s’il ne m’avait pas écouté, qu’avant il avait utilisé toutes sortes de serrures de sécurité et que, bien souvent, il avait érigé des barricades dans divers « points stratégiques » de l’appartement. Mais, aujourd’hui, il ne s’en remettait plus qu’au hasard. Jusqu’à cet instant, a-t-il dit, il les avait évités grâce au hasard. N’avaient-ils pas ouvert toutes les portes de tous les appartements des centaines et des milliers de fois, à l’exception de la sienne ? Il n’avait pas que le hasard de son côté, a-t-il dit ; s’ils ne l’avaient pas trouvé, c’était parce qu’ils se déplaçaient beaucoup trop lentement. C’était la véritable raison. Des escargots, a-t-il dit. C’est vrai, ai-je dit. Je les ai vus traîner ces valises avec des milliers de clefs qui les épuisent immédiatement ; plus d’une fois, en entrant ou en sortant de l’appartement, car lui ne sort jamais, j’ai vu un des « persécuteurs » assis dans un escalier ou un couloir de l’immeuble, se reposant, s’essuyant le front avec une manche, essayant de reprendre son souffle, à l’ombre d’une de ces valises difformes. J’en étais presque arrivé à croire, a-t-il dit, que c’étaient des vendeurs ambulants ou des employés d’une entreprise de déménagement. Il a ri en remuant la tête. Pouvait-il confondre un valise avec un fauteuil ? Ces valises étaient énormes, gigantesques, monstrueuses. Je lui ai dit que moi aussi je les avais vues. Je lui ai demandé qu’il m’explique tout point par point ; je lui ai dit que, comme lui, je croyais que personne ne pouvait confondre une valise avec un fauteuil ou un vendeur ambulant (ou un employé d’une entreprise de déménagement) avec un des persécuteurs et ses valises.

Un texte fort étonnant, d’une vigueur et d’une rage ne cédant jamais leur élégance de dandy, comme il se doit en l’espèce traitée, pour un hommage ne devant rien à la facilité ébaubie ni à la servilité attendrie, mais tout en recherche de transmutations et de correspondances qui fassent sonner le plus authentiquement possible l’âme secrète de Baudelaire. Un tour de force dans lequel il faut accepter de se jeter et de s’abandonner pour y jouir de tous les effets possibles.

Je lui ai dit je t’aime en sanglotant d’une façon assez convaincante.
– Je suis en train de me transformer en autre chose, a-t-il jacassé. Ne le vois-tu pas ? NE LE VOIS-TU DONC PAS ?
Avec quelque difficulté, parce qu’il ne s’était pas encore habitué à ses mutations, il est monté sur la chaise et ensuite sur le bureau. J’avais déjà remarqué le cocon, fabriqué avec ses propres secrétions, suspendu à la poutre du plafond. Il s’est installé dans cette poche brune et ovoïde de laquelle pendaient quelques filaments noirs, et cetera.

L’excellent billet de Christian Roinat dans Espaces Latinos est ici. Et une très belle lecture des trois textes en français de Polleri est proposée sur le blog des Huit Plumes, ici.

Un nouveau service : la wish list

Grâce à Clément, notre webmaster, vous pouvez désormais vous constituer une wish list et la communiquer à vos proches et amis (Noël approche !).

Il suffit de cliquer sur les petits cœurs qui fleurissent un peu partout sur les pages de notre site : sous les couvertures de livres cités dans nos coups de cœur, sur chaque fiche de livre qu’il soit neuf ou d’occasion, ainsi que dans les listes (en bout de ligne entre l’icône « caddie » lorsque le livre est disponible et l’icône « clochette » pour mettre une alerte sur un livre et être prévenu dès qu’il rentre en stock).

Vous pouvez ensuite partager cette liste d'envies avec vos contacts si vous le souhaitez. Un bon aiguillage bien pratique en cette période de fin d'année...

Ce service est également disponible de l'autre côté du détroit : http://www.scylla.fr/blog/nouveau-service-du-site-scylla-la-wish-list

Mornes saisons

Ce recueil, paru en Septembre 2014 aux éditions «Les Belles Lettres», rassemble quatre nouvelles d’Haruo Satô (1892-1964) écrites entre 1917 et 1919, avec une traduction et une postface remarquable de Vincent Portier. Il s’ouvre par la longue nouvelle éponyme considérée comme le chef d’œuvre de l’auteur.

Le narrateur de «Mornes saisons», un récit inspiré de la vie de Haruo Satô, a renoncé à la capitale pour s’installer à la campagne avec son épouse et ses deux chiens, afin de s’éloigner du rythme frénétique de la vie en ville et des angoisses qu’elle provoque. Dans une maison entourée d’un jardin autrefois magnifique, mais laissée depuis longtemps à l’abandon, les espoirs d’une vie nouvelle et idyllique vont progressivement laisser place à la mélancolie, chez cet homme submergé par le spectacle de la sauvagerie et du tumulte de la nature, puis cloîtré dans sa maison à contempler des pluies incessantes et monotones. Son espoir glisse alors vers une dépression émaillée d’hallucinations visuelles et auditives. Au cours de cette longue introspection, les sensations du narrateur se découvrent par touches d’une infinie subtilité, de l’espoir à l’émerveillement et à la peur.

«Cette végétation diverse avec ses branches et ses feuilles foisonnant sans retenue, au regard de l’ensemble du jardin, était d’une sombre mélancolie, comme le spectacle de cheveux en désordre pendant sur le front couleur de plomb d’un fou. Ces plantes et ces arbres avaient une pesanteur invisible, écrasant le jardin qui n’était pas si large, et on avait aussi l’impression qu’ils avaient encerclé à distance le bâtiment qui se trouvait en leur centre et étaient sur le point de l’engloutir.
Mais ce qui lui donna le plus grand sentiment d’horreur, ce n’était pas la violente détermination dont faisait preuve la nature. C’était au contraire les derniers vestiges d’élégance d’une organisation agencée par la main de l’homme, qui conservaient une existence tenue au sein de ce chaos. C’était le fantôme d’une volonté

«La maison de l’épagneul», courte nouvelle qui fit connaître Haruo Satô, est comme un rêve détaché de «Mornes Saisons», un conte merveilleux mais néanmoins teinté d’un voile d’inquiétude. Au cours d’une promenade en forêt avec son chien Flatté, le narrateur découvre et pénètre dans une maison singulière au milieu des bois, dont l’occupant semble s’être récemment volatilisé, n’ayant laissé qu’une cigarette encore fumante dans un cendrier. Comme le dit superbement Vincent Portier dans sa postface : «Tout est légèreté dans ce récit, comme la fumée de cigarette, ce gracieux fil d’eau qui s’écoule de la maison, le chien Flatté que son maître laisse filer à toute allure sur la route selon son bon plaisir. Elle est bien loin, la sourde mélancolie, l’angoisse qui étreignent le maître du même animal dans «Mornes Saisons».»

Inspirées par la littérature fantastique occidentale et particulièrement par Edgar Allan Poe auquel l’auteur fait explicitement référence, les deux nouvelles suivantes forment un couple fascinant à l’articulation similaire, concluant ce recueil par «Clair de lune», rêve surnaturel et enchanteur.

La Divine Chanson

Quel parcours ! s'exclamera-t-on en écarquillant les yeux. Tout comme moi, Sammy est resté le même et un autre à la fois. Cependant un seul trait de sa personnalité n'a pas changé. Il a soif d'idéal comme au premier jour. Et jusqu'à cet instant, où sur son lit d'hôpital il a rendez-vous avec son Seigneur. La soif d'absolu est tout à la fois sa sève et la source de ses tourments.

Avec nous, tout commence par une chanson et tout finit par une autre chanson. Entre-temps, les corps se mettent en mouvement comme sur un claquement de doigts, tournoyant allègrement au rythme du Vivant.

 

Ecoutez la grande et belle histoire de la légende vivante que fut Sammy Kamau-Williams ! Une histoire contée par Paris, étrange chat aux neuf vies et multiples propriétaires et qui accompagna les dernières années de celui qui fut poète, chanteur de soul/jazz, acteur de lutte pour les droits des Afro-américains et tant d’autres choses encore.

Mais qui fut aussi un homme poursuivit par ces démons, rongé par la drogue et dont chaque renaissance artistique tenait du miracle…

 

Si Abdourahman Waberi n’utilise pas ici directement le nom de Gil Scott-Heron et le recouvre d’un pseudonyme transparent, c’est pour mieux clamer sa volonté de rester dans les territoires de la fiction.

Sa Divine Chanson parvient miraculeusement à concilier une totale subjectivité de point de vue avec un grand respect de la véritable biographie de l’artiste (insistant notamment sur la place importante que les femmes ont tenue dans sa vie). Et si son étonnant narrateur emprunte parfois de sinueux chemins de traverse, c’est pour mieux revenir sur la lutte des Noirs pour leurs droits civiques, égratigner d’un coup de patte le « règne » de Michael Bloomberg à New-York ou évoquer la trajectoire étonnante du père de Gil Scott-Heron…

Le tout dessine une mosaïque qui parvient à rendre le charisme, l’aura propre aux artistes hors du commun (magnifiques passages évoquant les ambiances des derniers concerts) tout autant qu’à réinscrire la trajectoire d’un homme intègre et intransigeant dans le contexte d’une époque.

Un roman superbe qui donne une furieuse envie de réécouter d’une traite toute la discographie du grand Gil.

My America

Derrière les paillettes de Beverly Hills, l’abjection – et comment y survivre.

Publié en janvier 2014 en français, dans une traduction de Fabienne Maître, aux éditions ère, ce récit autobiographique en vers libres de Phyllis Yordan, aujourd’hui comédienne, coach d’artistes, metteur en scène et professeur d’art dramatique, vivant en France, est un de ces textes marquants qui, en quatre-vingts pages, peut changer une partie significative de votre regard sur un certain monde, et sur ce que signifie survivre, en fonction d’un contexte.

Fille de Caprice, danseuse de revue, et de Philip, scénariste oscarisé, la petite Philice grandit dans le Beverly Hills ultra-chic des années 50 et 60, au milieu des somptueuses villas avec piscines olympiques et des voitures de luxe avec chauffeurs et domestiques, abandonnée à elle-même et à une étonnante grande-mère par un couple qui de fait l’ignore, avant de la livrer sans y prêter plus d’attention aux occasionnels appétits lubriques de membres de la famille, qui détient une longue tradition de viol et d’inceste. C’est sa rage de vivre, de survivre et de surmonter que chante, sur un air de punk rock inattendu, cette complainte d’une petite fille riche, écrasée, malmenée, mais jamais résignée, avant comme après la ruine financière de la famille et les flamboyants voyages européens, à être réduite à un objet de luxe, à un objet de sexe ou à une victime éplorée.

Bien vivre est la meilleure des vengeances

Mère ne peut s’empêcher de retourner vers tout ça
Vers le coin le plus pauvre de la ville
Vers les magasins de vin
Dans le centre ville de LA
Elle voulait devenir pianiste
Mais l’habitude dévore toute son énergie
Sa détermination
Sa concentration
Sa jeunesse
Les pianos deviennent plus grands et meilleurs
Uniquement des Steinway désormais dans ses splendides maisons
Mais ses doigts restent agrippés au verre de cristal
Le tintement des glaçons
L’énorme bague en diamant est lourde
Mais elle console
Comme la manucure parfaite
L’odeur de l’intérieur de cuir rouge de la Thunderbird
Et Shalimar sur sa cape de zibeline
Tout ce qu’elle doit faire c’est appuyer sur le champignon
Mais personne ne l’immortalise
Du moins le croit-elle
Il n’y a personne pour immortaliser sa création
Ce qu’elle a fait d’elle-même
Son oeuvre

Il y a une petite fille au bord du trottoir
Qui sourit à la belle dame derrière le pare-brise
C’est comme si elles se connectaient soudain
Et cette petite fille ne sera plus jamais la même
Alors Mère se concentre sur les boîtes en argent fin pleines de cigarettes
Le champagne les actions les obligations les Oscar le Pulitzer
Et les étoiles
Tout ceci est tellement clair
Elle appuie sur le champignon
Et part loin de son passé
Et de la petite fille laissée au bord du trottoir

Sa vie n’est rien
Qu’un cri de saxophone
Sur l’asphalte mouillé d’une rue déserte

Arpentant les dessous pas si chics de cet univers américano-hollywoodien obsédé par un certain type de réussite dans lequel Fabrice Colin situait, trente ans plus tard, son terrifiant thriller « Blue Jay Way », le fusil à l’épaule dans des tonalités qui peuvent évoquer la rage maîtrisée d’une Kathy Acker, la capacité à saisir l’essence glaciale des mythes à paillettes d’un Patrick Bouvet (« Pulsion lumière » tout particulièrement), voire la tendresse inimaginable in fine, pour ses proches, d’une Eleni Sikelianos (dont « Le livre de Jon » résonne intensément sur la fin de ce « My America ») Phyllis Yordan nous offre le texte rare, intense, saisissant d’une ode endiablée à la vie vécue et survécue plutôt que rêvassée et exposée à la galerie clinquante de l’or triomphant.

Le monologue silencieux du père

Les voix dans sa tête
Plus fortes que ce que tu crois
Son silence
Je regarde la rivière mais il pense à la mer
La tête enfouie dans la littérature
Son oeil nu lèche presque la page
Sa cécité
Sa douleur
Sa colère
Sa Mère qui ne l’aimait pas assez
Son judaïsme
La Russie
L’Amérique
Son QI
Son ambition
Sa chute
Ses leitmotiv
Les histoires sur lui
Son déni
Ses choix
Ses enfants
Ses femmes
Ses amours
Son bureau
Une patinoire de verre noir
Un mug planté d’une poignée de stylos Montblanc

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