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Compagnie K

Vision panoptique de la Grande Guerre par les voix de 113 soldats américains. Lecture indispensable.

Engagé volontaire dans les Marines en 1917, William March quitta l’Alabama pour Verdun en février 1918. Son premier roman, "Compagnie K", du nom de son unité dans l’armée, fut publié en 1933. Il eut un succès immédiat aux Etats-Unis, et est enfin édité en français, quatre-vingts ans plus tard, grâce aux éditions Gallmeister.

En 113 brefs chapitres, qui expriment les points de vue d’autant de soldats de la compagnie K, ce récit hors normes livre une vision panoptique de la guerre et de l’expérience des soldats, dépouillée de tout pathos, authentique, terrifiante.

"J’aimerais que les types qui parlent de la noblesse et de la camaraderie de la guerre puissent assister à quelques conseils de guerre. Ils changeraient vite d’avis, parce que la guerre est aussi infecte que la soupe de l’hospice  et aussi mesquine que les ragots d’une vieille fille."

"Compagnie K" est la guerre dans la tête, les tripes et le cœur des soldats. On est confronté aux manques, de nourriture, de souliers confortables, de bain, qui progressivement deviennent des obsessions, à l’idée de l’héroïsme et à la désillusion, au courage, à la chance, aux contacts, souvent complexes, avec des civils français subissant l’horreur de la guerre depuis déjà quatre ans, au sifflement des obus qui rend fou, à la peur qui génère les actes les plus horribles, à l’horreur nue, aux mauvaises décisions, aux erreurs de jugement et à leurs conséquences irrattrapables, à la culpabilité, à la fin de la guerre quand d’un coup les tirs cessent, aux blessures, aux séquelles, à l’impossibilité de se réintégrer, à la reconnaissance des soldats avec des médailles et des discours mais si peu par les actes, à la fiction sur le champ de bataille pour supporter la guerre.

"J’ai jamais vu les tranchées aussi calmes que cette fois-là à Verdun. […]
Les gars ont inventé une histoire comme quoi il y avait personne devant nous, rien qu’un vieux qui avait une bicyclette, et sa femme qui avait une jambe de bois. Le vieux roulait sur les caillebottis et sa femme transportait la mitrailleuse en courant derrière lui. Et puis l’homme s’arrêtait, il lançait une fusée pendant que la vieille envoyait la mitraille. Et après ils remettaient ça, jusqu’au matin.
Les gars ont tant parlé du vieil Allemand et de sa femme à la jambe de bois qu’au bout d’un moment tout le monde s’est mis à croire qu’ils étaient vraiment là."

Certaines situations, terribles, comme la fusillade de prisonniers de guerre allemands, sont racontées par les voix de plusieurs soldats, condensé d’humanité du pire jusqu’au meilleur. Enfin, même au cœur du pire, on croise parfois l’humour, un combat au déroulement négocié entre américains et allemands, ou encore le sort du pire soldat de tous, celui qui n’a jamais réussi à apprendre à tirer.

Comme ce soldat qui, mourant, efface toute trace de son identité, pour que son nom ne serve jamais à glorifier la guerre, "Compagnie K" est, porté par 113 voix, un livre sans héros pour une guerre sans héroïsme.

En quoi la guerre nous concerne-t-elle ? "Compagnie K" permet d'approcher une réponse à cette insondable question.

 

Libraire du mois : Passage du Nord-Ouest & Juan Francisco Ferre

André SUARES, Voyage du Condottière

Céline MINARD, Faillir être flingué

Ricardo PIGLIA, Argent brûlé

William GADDIS, JR

Guillermo CABRERA INFANTE, Trois tristes tigres

Guillermo CABRERA INFANTE, La Havane pour un Infante défunt

Guillermo CABRERA INFANTE, Holy Smoke

Sur le fleuve

Fort beau roman, se jouant de et relisant, d'une écriture riche et subtile, Aguirre et l'Eldorado.

Publié en 2013 chez Dystopia, le roman de Léo Henry et du si regretté Jacques Mucchielli quitte l’univers de Yirminadingrad, au sens le plus large, que se partageaient leurs trois recueils de nouvelles (les magnifiques « Yama Loka Terminus », « Bara Yogoï » et « Tadjélé : Récits d’exil ») pour rejoindre la jungle sud-américaine du seizième siècle, le long d’un fleuve, Amazone, Orénoque, ou encore Rio Negro, vecteur privilégié – voire unique possible, face à la selve équatorienne quasi-impénétrable – pour conquistadors de toutes espèces…

Comme dans le film référence de Werner Herzog, « Aguirre – La colère de Dieu » (1972), exploitant lui aussi les chroniques du dominicain Gaspar de Carvajal, l’expédition en quête d’Eldorado est rapidement en proie aux inquiétudes, aux hésitations et aux dissensions, magnifiées par les difficultés « techniques » rencontrées, les contraintes logistiques et l’atmosphère de plus en plus délétère qui semble sourdre de la forêt elle-même.

Grâce à un superbe travail sur le langage (le Volodine du « Nom des singes », auteur fétiche du duo, et son exploration d’une taxinomie indienne propre à ce qui se passe sous la canopée, au plus près du courant, ne sont pas si loin), et à une rigoureuse – sous ses faux airs de rêves d’aventuriers dilettantes – exploitation des points de vue narratifs de la plupart des membres de l’expédition, la déliquescence attendue – car le « sujet » de l’histoire n’est pas ici vraiment le propos – s’infiltre bien insidieusement, créant peu à peu le malaise chez le lecteur, hanté qui plus est, lui, par les bouffées poétiques, lyriques mais néanmoins meurtrières d’une « créature » que l’on peine soigneusement à identifier, mais qui, indéniablement, traque le groupe pour son plus grand malheur, jusqu’aux chutes et aux révélations finales… Car la jungle et ses esprits animaux, ici aussi, plus encore que chez Conrad ou Herzog, viennent fouailler la moindre crevasse dans la détermination apparente de ces hommes et de cette femme, et l’exploitent jusqu’au bout et jusqu’à leur ruine, qu’ils soient hidalgos en quête de revanche, mercenaires blanchis sous le harnais mais ne croyant plus à la guerre, marins fins techniciens mais aisément superstitieux, prêcheurs militarisés et déjà aveuglés par la gloire insondable de leur Dieu, prêtres relaps vaincus par l’alcool, chasseurs se prenant à rêver d’un soudain retour à l’état de nature, ou même potentielles princesses indigènes précocement arrachées à leur peuple…

Court et très beau roman, qui se lit d’une traite dans une joie admirative et inquiète.

« C'est une autre question que Francisco se posait. Pourquoi, quand au crépuscule il avait découvert leur nouveau campement, était-il resté à les observer pendant des heures ? Il les avait épiés, caché par l'épaisse végétation et, au fil du temps, avait commencé à se sentir comme un animal, un fauve guettant ses proies. Puis Espina avait perdu le sens commun et cette impression avait disparu. Il se souciait peu de leur sort mais s'était senti obliger d'intervenir, de rejoindre le groupe à nouveau. Il devait les suivre.
Quelque chose allait se passer. Bientôt. »

 

Cru

Cru c'est le bruit que fait un glacier quand il craque. C'est une fissure qui s'ouvre dans la glace, et qui dit que ça bouge en dessous.
 
Cru c'est la Suède, des paysages froids, statiques. C'est la braise sous la neige : un déséquilibre, une angoisse, une étrangeté ou un ailleurs. Une petite poche de chaud qui fait se fêler la surface. Des filles fêlées, aussi. Surtout des filles fêlées.
 
Possession, succubes. Thème et variations. Le fantastique est léger, très léger, mais omniprésent.
Que ce soit dans les cris étranges sur un brise-glace en pleine mer, cette morsure fatale en Afrique, la disparition de Maria du côté de Kiruna, les loups les ours, les morts qui attendent dans les bois, le... courbe dans le noir, ou encore ce jeu de l'oie bizarre auquel joue Selma, à la recherche de son anneau dans Paris, et qui finit toujours par tomber dans le puits.
 
Les images de luvan sont des motifs de kaléidoscope qui résonnent d'un texte à l'autre, des échos du monde dans des coins oubliés de celui-ci.
 
Les filles de luvan n'ont pas beaucoup de chair, mais elles ont un corps. Elles évoluent sur un fil, qui ne les mène nulle part puisqu'elles en tombent toutes. Mais la chute n'est pas rude, elle est... étrange. Et cruelle.
 
"luvan écrit bien", dit Léo Henry dans la postface. luvan écrit bien et elle me parle de moi. Et je ne comprends pas mais j'aime ça.

Le crépuscule des chimères

Du panache ! Du nawak ! Le crépuscule des chimères, ou un mille-feuille de niveaux de lecture et d'humour au degré X.

Un univers pré-Narcose, très pulp, dont l'anti-héros joue son rôle à fond sans vraiment agir, rebondissant comme les autres personnages, vers leur destin ou leur perte. Anjel passe aussi son temps à rattraper les bombasses qui lui tombent dans les bras les unes après les autres : la flic Marbella, la psypute Alice, Eva la journaliste... Et, si les appendices animaliers de Narcose n'en sont qu'aux premières expérimentations, on se plugue déjà un poulpe dans le cou pour échanger des infos.

Wow.

Et puis les chimères. Fantasmes. Images flamboyantes propres à l'imaginaire de Barbéri. Dieux, déesses, monstres. Bulles d'univers qui sont autant d'hommages à la littérature, au space opéra, aux mythes. Moult références, aussi, avec de vrais morceaux de pastiches dedans.

Et là c'est festival : des grappes d'univers explosent les unes après les autres, passées au lance-flamme, des mondes sont en guerre, les portes en sont les clefs. Jacques Barbéri joue. Et quand il s'éclate, nous aussi.

Si Narcose était "un cocktail speed entre Alice au pays des merveilles et Tex Avery", on retrouve ici la même jubilation, le même imaginaire qui pulse sans considération pour la vraissemblance et pulvérise tout réalisme. 

Quand au lecteur arachnophobe, comme moi, il éprouvera en plus cet étrange plaisir d'évoluer à la limite de son angoisse. Serpents et araignées luttent sans fin dans ce récit, et on en oublie même qu'on tient entre les mains un magnifique spécimen signé Stéphane Perger.

"Je ne suis pas fou mais je suis dément, et j'en suis fier. La folie essaye d'organiser le chaos ; moi je me contenterai de peupler le néant. Je serai un de ces prophètes issus des crevasses noires et humides du genre humain. Mais pour l'instant je me dois d'être patient. Je sais que l'instant approche. Jour après jour, une étrange tiédeur glisse sur ma peau. Je sens l'avenir comme s'il s'agissait d'une énorme bête gesticulante, un dragon rouge et or dont les ailes noires claquent dans l'air bouillant du temps. Et le vent brûlant vient, après plusieurs années d'un voyage à rebours, caresser la peau du prophète.

Araignée, ma douce araignée qui tisse sa toile sous mon oreiller, je ne t'écraserai pas du poids de ma tête mais dans tous mes orifices tu pourras venir nicher..."

La claire fontaine

Crépuscule flamboyant d'un homme libre.

En 1873, Gustave Courbet, qui avait déjà purgé une peine de six mois de prison à Sainte-Pélagie deux ans auparavant, pour sa participation active à la Commune, fut abusivement condamné par Mac-Mahon à rembourser les frais de reconstruction de la colonne Vendôme, frais estimés à 323 000 francs.

Il préféra alors se refugier en Suisse, où il mourut en 1877, un exil et une fin de vie évoqués dans ce récit, sous une plume au toucher précis et soyeux de pinceau, par un écrivain qui a l’œil d’un peintre. Ces dernières années ne furent sans doute pas les meilleures du peintre Gustave Courbet, tentant sur les bords du lac Léman de trouver des sujets «vendables» et peignant à la chaîne.

Mais David Bosc donne chair à un homme qui, lorsqu’il ne peint pas – isolé et englouti dans la grande Nature -, devient un fanfaron, vantard certes, mais généreux et drôle, qui dévore la vie avec exubérance, un amoureux des baignades et de la vie sociale, un homme qui ne demande rien, et qui est avant tout épris de liberté.

«Courbet porte témoignage de la joie révolutionnaire, de la joie de l’homme qui se gouverne lui-même, et c’est une source vive. Il chérissait le souvenir des heures de la Commune où le gros ver de la peur, enfin, creva sous le talon des femmes en cheveux, des hommes en bras de chemise, et des enfants sur lesquels chacun veillait.»

«Après avoir dûment constaté la mort du peintre, le 31 décembre 1877, le docteur Paul Collin rédigea pour mémoire un témoignage honnête, un examen du corps et de l’esprit de son patient, le rapport minutieux des circonstances de l’agonie. Décrivant Bon-Port, il s’émut de ce que, «détail assez triste», le lit de Courbet «n’avait qu’un seul matelas». Une ou deux chemises, un matelas, point de breloques au gilet comme en portait Bruyas, point de montre, ni flanelle sur les reins ni zibeline au col. Ils furent nombreux à relever le dénuement de cet étrange contemporain. On en était d’autant plus frappé, et pour tout dire, blessé, qu’il semblait volontaire, ou pire, la conséquence d’une liberté. Les pauvres avaient au moins le tact d’avoir envie de toutes les choses dont ils étaient privés. Tandis que celui-là vous gâchait le plaisir par son indifférence, par ce ni chaud ni froid que lui faisait toute marchandise.»

La nuit je suis Buffy Summers

Surprenante et réussie parodie, rusée et inquiétante, d'un livre dont vous et Buffy seriez les héros.

Publié en 2007, le septième roman de Cholé Delaume est à la fois un hommage à la série télévisée « Buffy the Vampire Slayer » (dont on préfère toujours, lorsqu’on le peut, oublier le terrible « Buffy contre les vampires » de la traduction française) – et tout particulièrement à son épisode « Normal again » (« A la dérive »), dix-septième épisode de la saison 6, sorti en mars 2002 , une poursuite de la quête autofictionnelle de l’auteur, toutefois sensiblement plus discrète ici (avec bonheur) que dans ses romans précédents, et une jolie utilisation nostalgique des « Livres dont vous êtes le héros », immensément populaires durant les sept ou huit années qui suivirent la parution du « The Warlock of Firetop Mountain », de Steve Jackson et Ian Livingstone, en 1982, avec leurs choix multiples numérotés en fin de paragraphe permettant au lecteur de développer une lecture « interactive ».

Vous, lectrice ou lecteur, après qu’un bref prologue ait planté un décor (possible cauchemar liminaire) d’une intense sauvagerie parodique et ait précisé les « règles du jeu », vous réveillez donc d’un mauvais sommeil chimique dans une chambre d’hôpital psychiatrique, et entamez une quête à l’issue de laquelle, en fonction de vos choix rationnels, de vos intuitions, de votre sagacité, de vos envies et peut-être, de votre chance ou de votre malchance, vous mourrez, sauverez (provisoirement, toujours provisoirement, univers de Buffy oblige) le monde ou serez renvoyé à votre insignifiance maladive, non sans avoir rencontré une impressionnante galerie de personnages, habilement rendus par petites touches de caractérisation hilarante, au nombre desquels le bibliothécaire RG, les patientes, comme vous, de l’hôpital, W (qui est ou se prend pour une magicienne), A (qui est ou se prend pour une ancienne démone), Emmy (qui peut ou croit pouvoir se changer en souris), et Clotilde (qui échappe largement au Buffyverse, étant ou se prenant pour l’auteur possible du livre que vous lisez), mais aussi un ténébreux blond peroxydé appelé Spike, une folle, terrée au plus profond des souterrains, appelée Drusilla, une terrifiante infirmière-chef appelée Miss Mildred, un maire, un gouverneur et un grand maître, toujours inquiétants commanditaires des pires horreurs, et enfin une secte de Néantisateurs menée notamment par un écrivain à succès à l’impeccable chemise blanche négligemment ouverte.

La narration, bien entendu, n’est pas celle d’une pure « fan-fiction », et ne cherche absolument pas (ce qui a pu dérouter un certain nombre de lectrices et de lecteurs trop uniquement attirés par cela) à proposer un quelconque épisode alternatif à la série-culte. Il s’agit bien, en jouant habilement, intelligemment et – ma foi – plutôt respectueusement - avec les codes de la série (et en y ajoutant de nombreux clins d’œil à d’autres décors de pop culture, surgissant sans aléa réel comme autant de cross-overs pertinents ou impertinents), de proposer une lecture stimulante de la déroute psychique qui guette chacun au détour de cette contemporanéité capitaliste nihiliste trop souvent triomphante, et du type de courage requis pour y faire face.

"16
Ici la vie était tranquille et bien réglée. Les habitudes c'est important, pour les gens comme nous, primordial. Je crois que tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait été élu gouverneur de Californie. À trop faire de passerelles entre le monde réel et son autre côté, ça a créé des failles dans le dispositif.
Je connais bien la magie noire, je suis en désintoxication. Entre autres, je sais que ses autels s'érigent sur des supports qui sont très narratifs, personne ne s'est méfié, les portes se sont ouvertes, le chaos a régné. Depuis c'est une vraie catastrophe, on prévoit même l'Apocalypse.
Renseignés régulièrement par notre bibliothécaire, nous tentons de résister, mais ne savons pas comment, et à peine contre qui. C'est super compliqué, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourné, les héroïnes toutes des scream queens. C'était prévu comme ça depuis la première ligne dans la bible scénaristique. Possible qu'on y puisse rien du tout.
Mais non, je ne devrais pas dire ça. Je devrais dire : tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté. Tu es là pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un rôle si tu ignores le tien.
Vous suivez W au rendez-vous du groupe de surveillance dans la bibliothèque. Allez en 08."

 

Les jardins de Kensington

Une formidable relecture de la vie de J.M. Barrie, de son personnage Peter Pan... et des Sixties.

Publié en 2003, traduit en français au Seuil en 2004 par Isabelle Gugnon, le cinquième roman de l'Argentin Rodrigo Fresan (le sixième si l'on prend en compte le "recueil de nouvelles" qu'est "La vitesse des choses") marque un tournant dans la formidable exploration littéraire jusqu'alors entreprise, car, poursuivant ses discrètes mais profondes réflexions sur le lien entre la narration et la vie, Fresan s'appuie cette fois sur un univers mythique à part entière, pour en rendre compte et le subvertir : celui de James M. Barrie, le créateur de Peter Pan.

Au cours d'une longue nuit, un écrivain à succès de littérature pour enfants, Peter Hook, lui-même fils d'un couple de rockers anglais du "Swinging London" des années 66-67, raconte à un jeune interlocuteur, dont on découvrira peu à peu, par micro-touches, qui il est réellement, la vie de James M. Barrie et l'histoire de la création de l'univers de Peter Pan, en les rapprochant sans cesse, en une puissante analogie, de l'univers artistique d'enfance éternelle, également, des rock stars et des milieux artistico-littéraires à l'époque de la création de "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band".

Tout en poursuivant la contamination de l'univers (des univers, plutôt - Angleterre victorienne et Swinging London) par la mythologie personnelle de Fresan, la ville douée d'ubiquité de Canciones Tristes / Sad Songs s'imposant lentement mais sûrement, ici aussi, comme le point focal du monde, localisée occasionnellement "tout près" de Neverland, et le roman ayant été écrit en fait parallèlement à "Mantra" (un processus d'échange subliminal entre Londres et Mexico est d'ailleurs évoqué par l'auteur dans sa postface), Rodrigo Fresan questionne comme peu l'ont fait - ou sont capables de le faire - la fonction même de la littérature pour enfants, la manière dont existe ou non une "barrière" entre enfance et âge adulte, entre littérature pour les petits et littérature pour les grands, entre imagination débridée et tentation de cette résignation éternelle qui est bien souvent appelée maturité.

Inventant juste ce qu'il faut dans les interstices biographiques, créant de toutes pièces un univers pop rock sixties bien personnel et ô combien jubilatoire, maniant les codes des genres avec son perpétuel brio, Fresan réussit à nouveau à imposer son foisonnement singulier au service d'une quête profondément habitée, entre vie et littérature, ou avec littérature-vie.

"Barrie leur raconte que lorsque tous les promeneurs sont rentrés chez eux, que les grilles sont fermées jusqu'au lendemain, que toutes les cloches des églises se mettent à sonner, Peter Pan souffle avec entrain dans sa flûte et danse sur les tombes, où il dépose parfois quelques fleurs blanches. Peter Pan cherche les bébés qui viennent de mourir pour les enterrer et creuse la terre avec sa rame. Peter Pan chante des chansons à tue-tête pour faire rire les enfants perdus et les guider vers un Au-Delà de jeux éternels, un Au-Delà qui ne s'appelle pas encore Neverland mais qui existe déjà, un lieu magique où l'heure terrible du coucher n'arrive jamais."

"Le personnage est l'âge.
Un jour, on t'offre ta première montre. C'est la fin de l'enfance libre de toute contrainte. La montre est un jouet, d'accord, mais un jouet délicat, un jouet sérieux. Un jouet dont tu ne sais pas très bien à quoi il sert et qui est pourtant là, à te mordre le poignet gauche comme un crocodile, t'inoculant dans le sang le virus des heures, des minutes, des secondes. Cette première montre signifie que tu es assez vieux et responsable pour avoir une première montre. La première de la longue série que tu auras tout au long de ta vie. À chaque âge, sa montre. Il y en aura quatre ou cinq. Assez jusqu'au jour de ta mort, où tu restes sans filet, où les aiguilles s'arrêtent tandis que tu te couches à jamais et que tu laisses en héritage le mécanisme qui a marqué l'âge de ton corps et de ton esprit, l'engin qui a cadencé l'assemblage des pièces de ta vie au point de former une petite histoire, l'une des innombrables briques formant l'immense bâtisse de l'éternité."

 

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