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Actualités

Fermeture estivale

Charybde sera fermée du samedi 12 juillet au soir au 19 août inclus.

Plus qu'une semaine pour faire le plein !

Attention : la vente en ligne sera suspendue pendant cette période, toutes les commandes passées après le 10 juillet seront traitées à la réouverture.

 

Ouverture flash et exceptionnelle le dimanche 27 juillet.

Bon été à tous et à toutes !

Libraire du mois : Thomas Day

Guy Delisle, Pyong Yang
 
Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire
 
Jean-Jacques Pauvert, Sade Vivant
 
Murakami Ryu, Miso Soup
 
Yoko Ogawa , La piscine – les abeilles – La grossesse
 
Peter Hoeg, Smilla et l'amour de la neige
 
Cormac McCarthy, Méridien de sang
 
Cormac McCarthy, De si jolis chevaux
 

Notre quelque part

Endiablé, drôle et poétique choc de l’ancien et du moderne, du respect et de la corruption, au Ghana contemporain.

Publié en 2009, traduit en français en 2014 par Sika Fakambi chez Zulma, le premier roman du Ghanéen Nii Ayikwei Parkes fut d’emblée salué par la critique et se montra un sérieux concurrent au prix Commonwealth 2010.

"Notre quelque part", aux côtés peut-être des textes du Béninois Florent Couao-Zotti (les recueils de nouvelles "L’homme dit fou et la mauvaise foi des hommes" et "Poulet Bicyclette & Cie", ou les romans "Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire" et "La traque de la musaraigne") est certainement l’un des plus beaux romans parus ces dernières années pour dire avec un étonnant mélange, quasiment parfait, d’humour et de sérieux le choc de la modernité et de la tradition, de l’avidité corrompue et du respect ancestral, du fantastique doux des contes anciens et de la rationalité techno-économique du contemporain, au sein des pays d’Afrique de l’Ouest, rejoignant aussi la belle manière de procéder de la Sénégalaise Ken Bugul dans "La pièce d’or" ou dans "Aller et retour".

Usant de la découverte "accidentelle" de restes humains dans une case villageoise du pays ashanti, Nii Ayikwei Parkes déploie une fabuleuse galerie de personnages (chasseur traditionnel sage et malicieux, jeune légiste diplômé au Royaume-Uni, policier de haut rang occidentalisé et formidablement ambitieux, gardiens de la paix loin de se limiter à la brutale épaisseur qu’ils véhiculent initialement, tenancière de maquis ayant plus d’un tour dans son sac,…) acquérant très rapidement leur épaisseur propre pour nous enchanter dans un récit à tiroirs jusqu’à l’ambiguë révélation finale, où il ne sera plus du tout question d’un éventuel McGuffin, mais au contraire d’une possible magie centrale et d’une ferveur dans la synthèse présente du passé et de l’avenir.

L’auteur utilise tout au long une merveilleuse langue contrastée et poétique (la poésie représente d’ailleurs la grande majorité de son travail en anglais) : dans la version originale, il orchestre suivant les lieux, les moments et les intentions des locuteurs l’anglais "classique", les expressions directement rendues de la langue twi, comme le savant mélange de l’anglais vernaculaire et de la structure twi – ce pour quoi il faut souligner le superbe travail de la traductrice béninoise Sika Fakambi, qui parvient à reproduire savoureusement le mécanisme en "collant" à ses équivalents en français du Bénin ou du Togo, utilisant le fon en lieu et place du twi, pour obtenir un bel effet de réalisme aux sonorités familières à tout voyageur en ces pays, ou à tout lecteur de Florent Couao-Zotti, par exemple.

Une très belle révélation, qui devrait inciter toujours davantage de lectrices et de lecteurs à se plonger dans la troublante beauté des grands textes contemporains d’Afrique.

"Un gros homme en habit de civil est descendu du Pinzgauer. Il portait un grand abomu noir pour tenir son pantalon jeans, et il mâchait des arachides.
C’est qui le chef ici ?
Les enfants ont pointé vers le kapokier géant derrière le champ du cultivateur Asare. Le chef habite dans la concession là-bas.
Les autres policemans étaient déjà descendus de leurs voitures. Tous les policemans là – un, un, un jusqu’à neuf, en habit tout noir noir dans notre village dès le jeune matin là ? Celui qui était en habit de civil a regardé de droite à gauche, et j’ai vu qu’il regardait aussi derrière l’arbre, vers la bassine sanyaa bleue de ma mère, que j’ai placée au sommet du toit de ma case, après sa mort. Je me souviens qu’elle a transporté son eau dedans jusqu’à ce que le fond se perce de petits trous, et après elle a emporté ça dans son champ pour récolter ses légumes dedans jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul gros trou. J’ai placé la bassine sur les feuilles séchées de mon toit, pour voir ma case au loin quand je reviens de la forêt. Quand le policeman a regardé, j’ai regardé aussi. Et il m’a regardé, et il a pointé vers moi.
Toi là, tu parles anglais ?
Ah. J’ai pensé que l’homme là, ou bien il ne connaît pas le respect, ou bien, sebi, parce que j’ai rasé mes cheveux, il n’a pas vu mes soixante-quatorze années ? Mâcher des arachides pendant qu’il me parle ! Je n’ai même rien dit. J’ai levé ma calebasse, et j’ai bu un peu du vin de palme de Kwaku Wusu. C’était doux. Kwaku Wusu est le meilleur malafoutier des seize villages de notre chefferie et des douze villages de la chefferie de Nana Afari."

Le très beau texte que consacre Alain Mabanckou (nullement par hasard : il est lui-même l’un des grands orchestrateurs actuels de cette magie du choc, comme nous le rappellent au strict minimum ses extraordinaires "Mémoires de porc-épic") à ce roman dans Jeune Afrique est ici.

Lisbonne dernière marge

«Lisbonne dernière marge», premier roman publié par Antoine Volodine aux éditions de Minuit (1990), après ses quatre premiers livres parus chez Denoël, est un récit extraordinaire et vertigineux, dont chaque lecture approfondit l’abime.

Se fondant dans la foule des touristes de Lisbonne, Ingrid Vogel, militante de la guérilla urbaine, est en fuite après le démantèlement de son groupe par le BKA, accompagnée de Kurt Wellenkind, qu’elle appelle son dogue, un policier allemand membre du "Sicherheitsgruppe" qui a organisé par amour sa disparition et son exil. Elle doit embarquer d’ici quelques jours, seule, sur un bateau en direction de l’Asie pour échapper à la police allemande, après la défaite et l’écrasement de son mouvement.

«Elle aimait Lisbonne, et pas seulement à cause de la lueur rouge qui s'y était allumée, lors de ce fameux été, pour d'ailleurs presque immédiatement se ternir et agoniser ; elle aimait Lisbonne, ses habitants des années trente l'avaient conquise, son atmosphère d'Atlantide passive, de ville méditerranéenne transplantée, condamnée, par un mauvais sort, à la non-exubérance et au remâchement anachronique des souvenirs

Regardant avec terreur ce qui l’attend, l’exil lointain et solitaire sous une fausse identité, la fuite vers une forme d’inexistence, et se retournant sur l’histoire du XXème siècle, elle imagine une nouvelle forme de résistance par l’écriture après le désastre de la défaite, un roman crypté pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu'à son auteur, assemblage vertigineux d’histoires qui sont emboîtées - table des matières et récits - à l’intérieur de ce roman où la mémoire d’Ingrid et la culture de la guérilla sont transposées en littérature, une littérature hantée par la passion jusqu’au-boutiste de la lutte, l’angoisse du combattant solitaire, et par l’horreur de la propagande et de la répression.

«Rue de l'Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent.

"Les quoi ?" demanda-t-il, s'étonna-t-il. "Qu'est-ce que tu as dit ?

- Les potences", confirma-t-elle, avec un mouvement provocant de l'épaule.

Et : J'ai toujours voulu faire démarrer ainsi mon roman, par une phrase qui les gifle. Et lui : Ton roman ? Tu as vraiment l'intention d'écrire ? Qui gifle qui ? Et elle : Qui les gifle, eux, les esclaves gras de l'Europe, et les esclaves boudinés, et les cravatés, et les patrons militarisés par l'Amérique, et les serfs du patronat, et tous ces pauvres types asservis par tous, et les sociaux-traîtres et leurs dogues, et toi aussi, mon dogue, toi aussi.»

Alors qu’elle est au bord de la folie, reflet de sa rage et de son angoisse devant la vie aux marges qui l’attend, son récit éclaté en de multiples narrateurs hétéronymes, collectif de voix qui sert à brouiller les pistes, fait surgir par fragments un monde fictif et noir, la Renaissance du IIème siècle, se situant après un désastre qui ressemble à la seconde guerre mondiale et pose cette question obsédante de la fabrique de l’histoire, tout en faisant exploser, comme autant de feux d’artifice, des visions et un imaginaire foisonnant.

«La solitude de la lune des pirates, lorsque la nuit marbrée de bleu s’engrave, étouffante et elle-même vidée de toute substance, exsangue, la solitude de la lune des pirates est infinie

Littérature scandinave : la sélection de luvan

Les Liens invisibles, de Selma LAGERLÖF
 
Le Nain, de Pär LAGERKVIST
 
Le serpent, de Stig DAGERMAN
 
Automne allemand, de Stig DAGERMAN
 
Le livre d'un été, de Tove JANSSON
 
Cris et chuchotements, Persona, Le lien, de Ingmar BERGMAN
 
Le chant pour celui qui désire vivre (Heq, Arluk, Soré), de Jorn RIEL
 
Jamais avant le coucher du soleil, de Joana SINISALO

 

La cité des saints et des fous

Tous les chemins de l’imaginaire furieux mènent à Ambregris.

Publié en 2001, réédité et significativement augmenté en 2002 et en 2004, traduit en français en 2006 par Gilles Goullet dans la bien regrettée collection Interstices de Calmann-Lévy, sous l’égide éditoriale de Sébastien Guillot, ce "recueil" (si l’on ose encore ce terme pour une pareille création) de Jeff VanderMeer regroupe plusieurs nouvelles et courts romans publiés entre 1996 et 1999, autour et à côté desquels a été ajouté un formidable amoncellement de fragments et un ciment narratif redoutable pour faire de la ville mythique d’Ambregris l’un des très hauts lieux de la création littéraire contemporaine.

"Que peut-on dire d’Ambregris qui n’ait déjà été dit ? Le moindre quartier de la ville, si superflu qu’il paraisse, a un rôle complexe, voire équivoque, à jouer dans la vie de la communauté. Et j’ai beau me promener très souvent sur le boulevard Albumuth, l’incomparable splendeur de la cité ne cesse de se rappeler à moi, avec son amour des rituels, sa passion pour la musique, son inépuisable et magnifique cruauté. (Voss Bender, Mémoires d’un compositeur, volume I, page 558, Ministère de la Presse Fantasque)"

Le texte d’ouverture (qui est aussi le plus long de l’ouvrage, et qui fut le premier publié, dès 1996), "Dradin, amoureux", nous plonge d’emblée in medias res, au cœur de cette ville protoplasmique d’Ambregris, déployée au long du large et limoneux fleuve Moss, à la veille du gigantesque, éminemment touristique et sauvagement carnavalesque Festival du Calmar d’Eau Douce, ville tentaculaire en diable à l’histoire sombre et chahutée, que l’on découvrira ensuite lorsque tous les pans de la mosaïque apparaîtront (… ou simuleront leur apparition).

Avec cet étonnant personnage de "missionnaire" de retour d’une expédition que l’on devine tragique dans la jungle non civilisée, Jeff Vandermeer semble immédiatement réussir la magie d’un alliage alchimique entre la manière de deux très grands conteurs stylistes, le méticuleux et baroque Gene Wolfe de "L’ombre du bourreau" côtoyant ici intimement le fantasque et cruellement ironique Jack Vance de "Cugel", pour nous offrir, déjà, un texte pouvant aisément se hisser parmi les plus attachants de la fantasy contemporaine.

"Dradin, amoureux, sous la fenêtre de son amour, les yeux levés vers elle tandis que la foule grouillante déferle autour de lui, multitude rouge vif aux vêtements rugueux qui le bouscule et le meurtrit sans même qu’il s’en aperçoive. Car Dradin la regarde ELLE, qui prend la dictée d’une MACHINE, un impénétrable bloc gris duquel sortent les écouteurs enserrant sa délicate tête ovale. Dradin reste abasourdi, stupéfait par ces yeux d’un bleu séraphin, ces longs cheveux d’un noir de jais cascadant sur les épaules, ce mélancolique visage pâle que masque, sur la vitre, le reflet du ciel de plus en plus gris. Elle se trouve trois étages plus haut, sertie dans la brique et le mortier, presque un monument, assise près de la fenêtre juste au-dessus de l’enseigne "Hoegbotton & Fils, distributeurs". Hoegbotton & Fils, la plus grande affaire d’import-export de toute l’anarchique Ambregris, la plus ancienne des cités, à laquelle on avait donné le nom de la partie la plus précieuse et la plus secrète de la baleine. Hoegbotton & Fils : des caisses et des caisses de perversités expédiées pour l’amusement des décadents depuis la très lointaine Surphasie et les régions inférieures de l’Occident, ces endroits qui en un rien de temps se mouillent, mûrissent et pourrissent. Et pourtant, conjecture Dradin à propos de son amour, elle semble d’extraction plus satisfaisante, non pas casanière, mais mal à l’aise à l’étranger, à moins de voyager au bras de son amant. A-t-elle un amant ? Un mari ? Ses parents sont-ils toujours en vie ? Aime-t-elle l’opéra ou les pièces de théâtre paillardes données près des quais, où des ouvriers chargent de leurs membres grinçants les caisses de Hoegbotton & Fils sur des chalands tout près de se mesurer au puissant fleuve Moss qui s’écoule, léthargique et limoneux, jusque dans le tourbillon rapide de la mer ? Si elle aime le théâtre, je peux au moins lui offrir cela, pense Dradin, bouche bée et les yeux levés vers elle, sans se soucier de ses cheveux longs qui lui tombent sur le visage. À une telle distance du fleuve, la chaleur le flétrit, mais il ignore la sueur lui enserrant le cou." ("Dradin, amoureux")

Mais il ne s’agit bien là que d’un (somptueux) hors d’œuvre : dès le deuxième texte de l’ensemble, la nature foisonnante, résolument polyphonique et potentiellement déroutante de l’entreprise s’affirme : dans une brochure publicitaire grand public, largement distribuée à l’occasion du (déjà fameux à ce stade) Festival du Calmar d’Eau Douce, un historien chenu et tout empli d’humour sarcastique et vengeur, Duncan Hurle, dresse pour nous, public ignorant attiré par la réputation d’Ambregris en cette saison, les premiers siècles de l’histoire de la cité, que vous découvrirez avec une joie et une incrédulité légèrement teintées d’horreur, en pesant peut-être déjà, à vos risques et périls, le rôle des fongi, rapidement envahissants tout au long de l’histoire, et celui des champigniens, premiers habitants de la cité, toujours aussi souterrainement mystérieux après quelques centaines d’années de cohabitation pas toujours très harmonieuse.

"2. Une note de bas de page sur le but de ces notes de bas de page : le présent texte en regorge afin d’éviter de vous infliger, touriste nonchalant, un volume de connaissances qui risquerait de vous peser et de vous empêcher d’apprécier les charmes de la ville avec votre habituelle désinvolture insouciante. Afin de contrecarrer vos prévisibles efforts – une fois découvert un sujet intéressant dans le présent récit – de sauter des passages, j’ai extirpé tous les renvois à d’autres publications Hoegbotton polluant telle une invasion de fongus les autres brochures de cette collection.
3. Il me faut ajouter à la note 2 que les informations les plus intéressantes seront uniquement incluses en notes de bas de page, que je m’efforcerai de multiplier au maximum. De plus, les informations évoquées en note seront plus tard développées dans le texte principal, ce qui plongera dans la confusion ceux d’entre vous ayant décidé de ne pas lire les notes de bas de page. Voilà ce qu’il en coûte de tirer un vieil historien du bureau d’enseignant derrière lequel il sommeillait pour le forcer à collaborer à une collection de guides de voyage populaires." ("Guide Hoegbotton de l’Ambregris des Premiers Temps, par Duncan Hurle")

Dès lors, le ton est donné, et Jeff VanderMeer déroule avec jubilation en 550 pages une mosaïque parfaite, car aux deux textes principaux du corpus (une monographie de critique artistique, "La transformation de Martin Lac", et un compte-rendu d’interrogatoire psychiatrique, "L’étrange cas de X") vont s’ajouter 300 pages d’annexes : fac-similés de courriers entre psychiatres, articles de journaux, extraits de romans, encarts publicitaires, articles de revues savantes, messages cryptés, études zoologiques ("Le Calmar royal" réussissant au passage cette rare prouesse littéraire d’offrir un texte dont la clé romanesque réside dans l’abondante bibliographie qui le termine), pour finir par un plutôt extraordinaire glossaire qui livre, comme incidemment, à la lecture attentive une bonne dizaine des clés d’interprétation qui semblaient faire défaut au monumental ensemble qui précédait. C’est dans cet agencement de miroirs déformants, bifurquants, bien peu fiables et terriblement instables (au point de faire magnifiquement douter le lecteur de la nature et de la réalité exacte de ce qui lui est ainsi raconté de sources multiples) que Jeff VanderMeer exprime avec un immense et joyeux talent toute sa connivence et son admiration pour le "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" de Borges (auteur dont le nom, incidemment, est aussi celui de la plus célèbre librairie / maison d’édition sise à Ambregris) et pour les "Villes invisibles" de Calvino, au moins autant que pour l’assemblage polyphonique d’un Joyce et la rudesse farceuse d’un Rabelais ou d’un Sterne.

"(9) Apprendre à quitter la chair. Même si j’ai confisqué cette histoire à X au début de son séjour dans notre délicieuse institution, je la joins au cas où elle présente un quelconque intérêt, l’ayant soigneusement séparée de la collection de X. J’ai lu plusieurs fois l’histoire, dans l’espoir de la déchiffrer. Elle contient, ai-je le sentiment, et bien davantage que les nombres tapés à la machine, des indices sur l’endroit où se trouve X. L’histoire est lumineuse… Elle semble presque rayonner de lumière quand on la lit. Je dois admettre vous l’envoyer surtout pour m’en débarrasser."

"Je fais des cauchemars, en ce moment. Pas sûr de savoir qu’en tirer. Ils suggèrent des réponses à des questions sur les chapeaux gris. Cela se passe toujours sous terre. Et il fait sombre. Il y a une machine. Sa façade est d’une rassurante matière translucide ou réfléchissante."

Encore meilleur à la relecture qu’à la première lecture, "La cité des saints et des fous" peut indiscutablement prendre place dans le panthéon somme toute restreint des très grands romans contemporains.

S’il y avait parfois davantage de logique et de justice dans un monde des lettres qui, à force de ne pas se chercher, court le risque de se perdre un peu, ce texte devrait et aurait dû provoquer la traduction et l’édition en français des autres travaux de Jeff VanderMeer, dont le sublime "Veniss Underground" (2003) dont il faudra bien vous (re)parler prochainement.

Il faut d’ailleurs souligner en passant, même si l’audace y est nettement moindre que dans les textes de fiction, l’heureuse initiative de l’éditeur Bragelonne, qui a traduit et publié récemment l’essai "La bible Steampunk", belle histoire intelligente d’un "genre littéraire à l’intérieur d’un genre", écrite en 2010 en collaboration avec  S.J. Chambers.

Politique

La bienveillance et le sexe, inscriptions politiques de l’altruisme et de l’égoïsme ?

Publié en 2003, traduit en français en 2004 chez l’Olivier par Marc Cholodenko, le premier roman d’Adam Thirlwell connut instantanément un fulgurant succès, à la fois public et critique, matérialisé notamment par son inclusion immédiate dans la prestigieuse sélection Granta des meilleurs jeunes romanciers britanniques.

Rappelé récemment à ma mémoire par une discussion avec une amie excellente lectrice et par la parution en français de l’essai "Le livre multiple", ce roman se focalise en apparence sur le sexe, puisqu’il raconte, en changeant systématiquement et minutieusement les points de vue, les épisodes de la vie sexuelle, de l’installation en ménage à trois et de l’échec probable ultérieur d’un jeune Londonien, acteur débutant de théâtre, et de deux jeunes Londoniennes, respectivement étudiante en architecture et actrice de spots publicitaires "en attendant mieux", épisodes par ailleurs pour partie comme filtrés et décantés par le regard opportunément aveugle d’un père bienveillant.

Direct et cru, ne lésinant pas sur les descriptions parfois extrêmement précises, "Politique", comme son titre le suggère, est bien loin de se limiter à un exercice jubilatoire de nombrilisme bobo, fût-il anglais et particulièrement épicé.

Par le jeu inlassable d’un narrateur "à l’ancienne", omniscient et interventionniste, qui prend régulièrement à partie sa lectrice ou son lecteur pour feindre de le rassurer, de le guider ou de lui expliquer telle ou telle perspective, Adam Thirlwell, comme le fit peu auparavant dans un tout autre registre Nick Hornby ("La bonté, mode d’emploi" (2001) – l’un des moins bons romans de l’auteur sans doute, ce qui ne l’empêche pas du tout d’être savoureux), décortique mine de rien le rôle social et politique de la bienveillance (ou de la bonté), et engendre en riant de jouissifs paradoxes d’altercations entre altruisme et égoïsme, aux résultats souvent bien tristes, illustrant malicieusement et néanmoins très sérieusement l’immémorial "L’enfer est pavé de bonnes intentions".

"Les conceptions sont nombreuses touchant le fait de parler pendant le sexe. Il y a de nombreuses façons de parler pendant le sexe. Certains aiment crier des ordres. Par exemple, ils disent : "Suce ma queue". Les ordres peuvent devenir très paradoxaux. Par exemple parfois un garçon va dire : "Demande-moi si tu peux sucer ma queue" – ce qui est ordonner une demande. Ou une fille ou un garçon va dire : "Dis-moi de sucer ta queue" – ce qui est ordonner un ordre. Ce qui métamorphose presque l’ordre en demande. D’autres veulent que ce soit leur partenaire qui parle. Ils veulent entendre des obscénités gutturales et profuses. Ce qui est particulièrement excitant quand quelqu’un soupçonne son ou sa partenaire d’être coincé. D’un autre côté, il y a des gens pour qui la parole est simplement rassurante. En fait, parfois ils n’ont même pas besoin de la parole pour obtenir le réconfort dont ils ont besoin. Le bruit suffit amplement. Pour ces gens, le bruit est une version de la parole. L’autre extrême, je suppose, implique un certain degré de déplacement de la réalité ou de jeu de rôle. Beaucoup de gens aiment être quelqu’un d’autre pendant le sexe. Beaucoup de gens aiment imaginer que quelqu’un d’autre est quelqu’un d’autre pendant le sexe."

Même si le Michel Foucault de l’ "Histoire de la Sexualité" rôde souvent en arrière-plan (sans doute davantage que le Sade et le Stendhal que Thirlwell, joueur, se plait à citer avec force clins d’œil), c’est à Milan Kundera (que l’auteur admire profondément et qui, semble-t-il, le lui rend bien), tout particulièrement celui des "Risibles amours" (1970) et du "Livre du rire et de l’oubli" (1979), que le subtil moralisme socio-politique, ici à l’œuvre sous couvert de psychologie transfigurant certains effets de comptoir, pour notre plus grande joie, fait écho de la manière la plus manifeste, ayant également à cœur, trente ans plus tard, d’ancrer sa réflexion maligne et songeuse au creux éclatant de la futilité contemporaine.

Pour beaucoup de raisons, le slogan extrait de la recension par le Monde des Livres ("Un de ces livres que l’on a immédiatement envie d’offrir à ses proches") semble ici tout particulièrement justifié.

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