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Littérature japonaise : Anne-Sylvie Homassel et Vincent Portier

Les livres présentés hier soir par Anne-Sylvie Homassel et Vincent Portier :

Notes de ma cabane de moine, Kamo no Chômei

Fricassée de galantin à la mode d’Edo, Kyôden Santô

Mornes saisons, Satô Haruo

Les Étranges incidents de Tengai, Kago Shintaro

Fugen, Ishikawa Jun

Ce n'est pas un hasard, Ryoko Sekiguchi

Narayama, Shichirô Fukazawa

Le Mal du loup, Nakajima Atsushi

 

L'ancêtre

«De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.»

En une époque indéterminée, mais qu’on peut situer à l’aube du XVIème siècle, le narrateur, orphelin désireux de voir le monde, s’embarque, alors âgé de quinze ans, comme mousse sur un bateau en partance d’Europe et qui va accoster de l’autre côté de l’immensité bleue, dans un pays qui doit être le Brésil.
Là, débarquant aux abords d’un grand fleuve, tous ses compagnons sont massacrés mais lui est épargné. Il va vivre pendant dix ans aux côtés des Indiens, une tribu d’individus en général chastes et sobres, mais qui une fois par an sombrent dans le chaos, le massacre et l’orgie.

«Ils passaient, comme on passe de l’apathie à l’enthousiasme, non pas à une autre saison de l’année mais à un autre monde où ils oubliaient également tout, pudeur, mesure ou parenté. Ils allaient d’un monde à l’autre en passant par une zone noire qui était comme une eau d’oubli et ils traversaient, à intervalles réguliers, un lieu où toutes les limites s’effaçaient et qui les laissait au bord de l’anéantissement

Soixante ans plus tard, il cherche à transmettre par l’écriture la mémoire de cette civilisation, de ces Indiens si proches de la nature qu’ils semblent être en complicité avec l’essence du monde, de l’écologie d’une tribu convaincue qu’elle doit maintenir l’équilibre du monde, comme des gardiens de la porte du chaos, et qui seront finalement vaincus par des européens avant tout ignorants. Il veut témoigner par sa plume d’une civilisation, qui survit uniquement dans sa mémoire et qu’il tentera jusqu’au bout de déchiffrer.

«Les hommes qui habitent dans ces parages ont la couleur de la boue des rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve, ce qui, des années plus tard, ferait dire au père Quesada, lorsqu’il entendrait mes descriptions, que j’avais vécu, dix années durant, sans m’en apercevoir, dans le voisinage du paradis, car il y avait encore dans la chair de ces hommes des vestiges de la boue du premier être humain, et qu’ils étaient sans doute la descendance putative d’Adam

Ce texte magnifique, librement inspiré à Juan José Saer par l’histoire du navigateur Juan Díaz de Solís, et servi par la traduction splendide de Laure Bataillon, nous plonge au cœur des origines du monde et de sa chute, et du dénuement de la condition humaine.
Comme les oeuvres de Borges, «L’Ancêtre» semble contenir en lui des milliers d’autres livres.

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j’étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu’est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d’un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir. Désespéré, je me couchai par terre et me mis à pleurer. A présent que je suis en train d’écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d’un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une trainée noire à la lumière de la lampe, je m’aperçois que, souvenir d’un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure dans un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance

Véritable chef d'oeuvre, "L'Ancêtre" a été réédité par les Editions Le Tripode en Mars 2014.

L'enquête

Dans l’atmosphère tumultueuse de Paris qui précède Noël, le commissaire Morvan enquête pour retrouver un tueur en série, bourreau de vieilles dames, qui a déjà assassiné vingt-sept d’entre elles dans le même quartier. Hélas Morvan piétine, sans l’ombre d’une piste, tout en sentant confusément que la solution est très proche de lui.

«Il se sentait amer et lucide, troublé et en alerte, fatigué et déterminé. En vingt ans d’une carrière exemplaire dans la police, le commissaire Morvan n’avait jamais eu l’occasion d’affronter une telle situation : l’homme qu’il recherchait lui donnait, surtout depuis les derniers mois, une sensation de proximité et même de familiarité qui par moments l’abattait de façon inexplicable et en même temps l’encourageait à continuer ses recherches.»

Cette enquête policière classique malgré l’horreur des faits, est racontée par Pigeon Garay, exilé à Paris, en voyage en Argentine après vingt ans d’absence, lors d’un dîner en compagnie de son vieil ami Tomatis et d’un troisième individu, Soldi. Pigeon, témoin de l’enquête policière à Paris, prétend détenir et dire la vérité de cette histoire, à partir de ce qu’il a lu ou entendu dans les médias.

Tous les trois sont revenus, en navigant sur le fleuve Paraná, d’une journée passée chez la veuve de l’écrivain Washington Noriega, car ils s’intéressent à un manuscrit anonyme, un imposant roman de huit cent quinze feuillets intitulé «Sous les tentes grecques». Ils veulent tous trois ardemment découvrir l’origine et l’auteur de ce manuscrit mystérieux découvert dans les papiers de Washington. Les deux protagonistes du roman, un vieux guerrier et un jeune soldat, se rencontrent et confrontent leurs expériences de la guerre sous les murs de la ville de Troie assiégée, juste avant que le cheval ne passe les murailles.

«- Le Vieux Soldat détient la vérité de l’expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. Elles ne sont jamais identiques mais, bien qu’elles soient de nature différente, parfois elles peuvent n’être pas contradictoires, dit Pigeon.»

Avec son intrigue complexe, à différents niveaux qui s’entrecroisent à la manière d’un puzzle borgésien, «L’enquête» nous montre la multiplicité des perceptions, et la fiction comme caisse de résonance des interprétations possibles de la réalité. La résolution de l’énigme policière n’est pas le cœur du livre, même si «L’enquête» contient en son sein un véritable roman policier, avec un personnage, le commissaire Morvan, digne des maîtres du genre, car Juan Jose Saer était comme Roberto Bolaño fasciné par ce genre littéraire, mais hanté lui aussi par l’exil, l’incertitude, et par les liens entre vérité, discours et fiction.

Au-delà de l’intelligence de cette construction en abîme, la magie de la phrase-fleuve de Saer opère de nouveau, qui plonge le lecteur au cœur de ce flottement des vies lié aux tiraillements affectifs obscurs et contradictoires de chaque individu.

«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»

Glose

Les éditions Le Tripode rééditent en janvier 2015 ce roman de Juan Jose Saer en reprenant son titre original (Glosa), dans la traduction originelle exceptionnelle de Laure Bataillon, un roman qui réussit la prouesse, à partir d’un événement anecdotique qui constitue le cœur du récit - une fête d’anniversaire -, à dire la fragmentation du réel, la fragilité de l’expérience humaine, dans un récit où tout est mouvement.

Le 23 octobre 1961, Angel Leto, sur un coup de tête, décide d’aller se promener en ville plutôt que de se rendre à son bureau. Il rencontre alors une vague connaissance, le Mathématicien. Tout en cheminant ensemble dans les rues, ils vont évoquer la fête d’anniversaire organisée pour les soixante-cinq ans de Washington Noriega, à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont assisté, le Mathématicien étant alors en voyage en Europe et Leto n’ayant pas été invité.

Dans le mouvement de la promenade, au milieu de la circulation et de l’activité des rues, au récit initial détaillé de la fête d’anniversaire, relatée par le Mathématicien qui l’a entendu d’un dénommé Bouton, vont se superposer de nouvelles versions du même événement, la version d’un certain Tomatis, rencontré également ce matin-là, celle qu’un autre ami racontera au Mathématicien dix-huit ans plus tard dans les rues de Paris, cet événement n’étant finalement qu’un prétexte pour montrer que la vérité est toujours multiple et que le réel ne saurait être figé, alors que l’environnement, et les flammèches imprévisibles de la mémoire et des émotions viennent sans cesse assaillir les représentations humaines.

«Maintenant, depuis qu’ils se sont mis à parcourir ensemble la rue droite sur le trottoir à l’ombre, un nouveau lien, impalpable également, les apparente : les souvenirs faux d’un endroit qu’ils n’ont jamais vu, d’événements auxquels ils n’ont jamais assisté et de personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées, d’une journée de fin d’hiver qui n’est pas inscrite dans leur expérience mais qui émerge, intense dans la mémoire, la tonnelle éclairée, la rencontre du Chat et de Bouton aux Beaux-Arts, Noca revenant de la rivière avec ses corbeilles de poissons, le cheval qui trébuche, Cohen qui remue les braises, Beatriz qui roule toujours une cigarette, la bière dorée avec un col d’écume blanche, Basso et Bouton bêchant au fond du jardin, ombres qui bougent confuses dans la tombée du jour et qu’ensuite la nuit engloutit

Rapporté par un narrateur distant, spectateur souvent ironique de ce que se joue, le roman se déploie, comme le flux de multiples courants de pensées, émotions et interactions qui s’entrecroisent, autour des différents récits de l’anniversaire, des incidents qui émaillent la promenade, et de la vie des protagonistes, révélant avec une infinie subtilité l’écart entre les événements et leurs représentations, les sensations de perturbation et de perfection fugaces qui se succèdent, et l’instabilité de la vie, permanente et chaotique dérive.

«Glose» est organisé en trois parties, découpage mathématique de la distance parcourue par les marcheurs (Les premiers sept cent mètres, Les sept cent mètres suivants, Les derniers sept cent mètres), clin d’œil qui donne l’illusion d’une promenade linéaire tandis que le roman, au fil des digressions sur le passé et l’avenir des personnages, s’assombrit en évoquant l’histoire de l’Argentine, la répression et la torture.

Construction littéraire parfaite et récit bouleversant, «Glose» est une joie et une expérience de lecture rarissime, comme le dit magnifiquement Jean-Hubert Gailliot dans la préface.
«Car attention, lectrice ou lecteur, l’objet qui est à présent entre tes mains appartient à cette infime minorité de livres capables, une fois qu’on les a lus, non seulement d’influer la suite de notre existence, mais de modifier rétrospectivement ce qu’on pensait avoir vécu «avant de les avoir lus». Jusqu’alors, peu de lectures avaient eu sur moi cet effet, et aucun avec cette force

Nocturama

Un puissant flow poétique onirique, habité de redoutable réel halluciné.

Publié en 2014 dans la nouvelle collection POC ! de l’éditeur toulousain Le Grand Os, le deuxième texte publié de l’Ardennais G.Mar propose une passionnante expérience de construction d’une prose onirique ardente, qui renvoie fort justement au sous-titre de ce « Nocturama » : « Textes-rêves & hypnagogies ».

Mêlant en un flot liquide qui, sous l’apparence du spontané et de l’aléatoire, développe soigneusement une construction rigoureuse associant redoutables images du monde, rebattues ou cachées, et potentielles idiosyncrasies d’un auteur au sommeil éveillé, ces rêves cauchemardesques et ces délires idylliques substituent aisément une lecture sociale et politique de la culture telle qu’elle va à une présence par trop intime, illuminations (Rimbaud, comme le rappelle Claro, irriguant largement ce texte) autrement plus éclairantes qu’une exploration freudienne ressassée d’un inconscient qui l’est de moins en moins.

- des hommes poussent des caddys remplis de sacs aux couleurs d’un supermarché discount à travers les faubourgs les plus reculés d’une ville du Nord de la France – je les suis entouré d’un bataillon d’enfants crasseux vers leurs bidonvilles – les femmes les attendent avec la récolte de leurs mendicités et les accueillent de leurs cris tel un regroupement de goélands autour du cadavre d’un phoque échoué sur la grève – c’est un chant obsédant et sans âge – la traduction mélancolique d’une vieille douleur – des chiens attachés aux essieux de leurs caravanes tirent comme des damnés sur leurs chaînes et s’étranglent et aboient au milieu d’un tas de détritus et d’objets de récupération – nous franchissons les portes invisibles du royaume de Cham – c’est un bidonville – j’ai la vision très précise des villes de demain – un pressentiment de pauvreté exponentielle qui finira par modeler la surface de la Terre à son image – insalubre -

Flow saisissant, mobilisant ses décors de flamme et de fureur pour mieux offrir ses rares haltes haletantes et toujours comme menacées, pétri du contemporain glacé comme de l’historique halluciné, « Nocturama » offre une rare expérience à la lectrice ou au lecteur, dans laquelle il faut s’immerger, sans espoir de relaxation, la crainte au cœur, la poésie et la beauté explosant à chaque ligne dans d’incrédules neurones.

Faux décor d’alpages recouverts de neige, nous en avons jusqu’aux genoux, ne percevant à mi-pente, où nous nous trouvons ma femme et moi ni les sommets ni le fond des vallées dissimulés par une brume condensant en son sein un trop-plein de lumière (sous forme d’une nébuleuse ovoïde) – univers étrangement statique – aucun repère visible pour prendre la mesure de notre avancée nous arpentons un désert fait de poudreuse et de glace – pas lents menés main dans la main loin des obligations professionnelles qui font la substance moribonde de notre quotidien ces derniers temps – nous voici enfin en vacance – nous peinons à nous frayer un chemin dans la neige – la trace de nos pas – blanc sur blanc – disparaît à chaque enjambée derrière nous – seuls et comme le premier couple humain découvrant une nouvelle Islande – heureux de nous trouver seuls – enfin !

Quoi faire

Enthousiasmante mathématique onirique du foisonnement romanesque.

Publié en 2010, traduit en français en 2014 par Mikaël Gómez Guthart et Aurelio Diaz Ronda aux éditions toulousaines Le Grand Os, comme premier représentant de leur nouvelle collection POC !, le premier roman disponible dans notre langue de l’Argentin Pablo Katchadjian nous propose un tour de force enthousiasmant.

S’amorçant comme un rêve autorisant les sauts brutaux de réel en irréel et d’irréel en réel au détour de chaque phrase, ces cinquante longs paragraphes orchestrent très vite une véritable sarabande du sens, qui n’entreprend (et réussit !) pas moins que de nous montrer, règle à calcul délirante en main, une mathématique du foisonnement romanesque, entrelaçant non pas à l’infini, mais dans une ronde sauvagement déterministe l’entrelacement de situations et de motifs qui pourraient sembler allègrement incongrus s’ils n’étaient comme autant de variations sur le passage à la limite, la recherche d’une possible asymptote, du récit tel qu’il est, toujours, dynamitable. « Quoi faire » de la narration et des personnages, nullement en quête d’auteur, ni en réalité de réponse et de sens, mais bien plutôt d’épuisement de leurs possibilités heuristiques ?

Alberto et moi donnons un cours dans une salle de classe d’une université anglaise lorsqu’un étudiant nous apostrophe sur un ton agressif : Lorsque les philosophes parlent, ce qu’ils disent est-il vrai, ou bien s’agit-il d’un double ? N’ayant pas compris la question, nous nous regardons, Alberto et moi, un peu nerveux. Alberto réagit le premier : il s’avance et lui répond qu’il est impossible de le savoir. L’étudiant, mécontent de la réponse, se lève : il mesure deux mètres et demi. Puis il s’approche d’Alberto, l’attrape par le col et commence à l’ingurgiter. Les étudiants et moi, quoique parfaitement conscients du danger, nous nous mettons à rire, tandis qu’à demi plongé dans la bouche de l’étudiant, Alberto, riant lui aussi, dit : Ça va, ça va. Après ça, nous nous retrouvons dans un square. Un vieux est en train de donner à manger à une dizaine de pigeons. Alberto s’approche de lui, mais un pressentiment me pousse à l’en dissuader ; toutefois, pour une raison ou pour une autre, je ne peux rien faire. Avant qu’Alberto ait pu l’atteindre, le vieux se transforme, d’une certaine manière, en pigeon et tente de s’envoler, sans succès. Alberto lui place des attelles sur les ailes et lui annonce qu’il sera vite guéri, son problème étant tout à fait banal. Le vieux a l’air content. Nous nous retrouvons ensuite dans les toilettes d’une discothèque. Pour une raison que j’ignore, nous sommes dans les toilettes des femmes. Entrent alors cinq très belles filles apprêtées, tout en sueur tellement elles ont dansé. L’une d’elles semble particulièrement ivre ou droguée. Alberto, mal intentionné, se rue sur elle. D’après ce que je vois, elle se laisse faire, bien qu’on ait du mal à comprendre ce que veut Alberto, puisqu’il se contente de se trémousser contre elle comme si son corps le démangeait ; elle, de son côté, fait la même chose, ce qui donne l’impression qu’ils se grattent mutuellement.

Jorge Luis Borges est présent à de nombreux détours, sans bifurcations évidentes, mais en miroirs et en clins d’œil : Pablo Katchadjian, fin connaisseur de son œuvre, l’avait déjà convoqué malicieusement dans son « El Aleph engordado », en 2009. La résonance, cristalline, avec le travail de César Aira est magnifiquement analysée par Guillaume Contré dans son bel article consacré à « Quoi faire ». Rodrigo Fresan et sa « Vitesse des choses », fresque évolutive aux innombrables échos intérieurs, n’est pas très loin non plus, lorsque Pablo Katchadjian assemble sans vergogne, boule à facettes laser de son omniprésente discothèque, les motifs, tropes et leitmotivs des cours en université anglaise, des étudiants géants et éventuellement anthropophages, de la théologie médiévale comme exercice linguistique, des chiffons et de la mousseline, de Lawrence d’Arabie et de Léon Bloy, de capuches et de décolletés, de pédanterie et de fanfaronnage, huit cents buveurs de vin, cinq filles, deux vieilles et un pigeon, des fascistes et des simples d’esprit, Simone Weil et Kropotkine, pour ne citer que quelques-uns des « intervenants » de ses récits aux mailles serrées.

Alberto et moi allons dans un magasin de jouets choisir un cadeau pour un de ses neveux. Alberto s’empare d’un balai et me dit : Voilà ce que je veux. Il l’achète, puis nous sortons. Dehors on dirait qu’il y a un orage. Nous restons sous le porche du magasin, mais notre position devient de plus en plus inconfortable à mesure que notre abri se remplit de gens. C’est comme si nous étions entassés dans une boîte et propulsés vers le haut par la cohue qui pousse et s’agglutine à nos pieds. Arrivés au sommet et sur le point de tomber, nous nous retrouvons subitement en train d’enseigner dans une université anglaise. Alberto explique la métrique des limericks de Lear qu’il associé d’une certaine manière à Lawrence d’Arabie. Je l’interromps pour mentionner ce que Graves dit au sujet de Lawrence, mais Alberto me lance un regard assassin et me glisse à l’oreille qu’il est inutile de fanfaronner. Allez savoir pourquoi, ce qu’il me dit ne m’affecte pas, je le prends même comme un conseil avisé dont il pourrait faire lui-même bon usage. Un étudiant se lève et nous demande pourquoi les anarchistes posaient des bombes dans les restaurants. Alberto se lance dans une longue explication tandis que l’étudiant se met à croître jusqu’à atteindre le plafond. Alberto, qui ne semble pas conscient du danger, reste concentré sur les Étymologies de saint Isidore. Pour empêcher l’étudiant géant de l’avaler à nouveau, j’attrape Alberto par la capuche et le traîne hors de la classe. Nous nous retrouvons dans une banque. Alberto veut vendre un balai (qui, quoi qu’il en pense, n’est pas le même que celui qu’il a acheté). Arrivé au guichet, Alberto commence à exposer son problème à une jeune femme. La fille est nue, mais Alberto ne semble pas s’en apercevoir. J’essaie de le lui faire remarquer, mais il m’envoie promener d’un geste de la main. J’ignore l’issue de la transaction, mais après ça on dirait qu’Alberto est un chiffon. J’essaie de le secouer et n’obtiens en retour que des battements de paupières.

Un tour de force d’une drôlerie constante, d’une malice sans fin et d’une impressionnante maestria culturelle et langagière, encore renforcé dans l’édition française par une impeccable fabrication et une magnifique couverture, collage de Valeria Pasina.

Sur le rivage

En cette année 2010, deux ans après le début de la crise économique, l’Espagne a pris des allures de chantier fantôme. Le long de la côte proche de la ville d’Olba, entrepôts abandonnés et chantiers inachevés se succèdent.

«Cinq ou six ans en arrière, tout le monde travaillait. La région entière, un chantier. On aurait dit qu'il n'allait plus rester un centimètre carré sans béton ; actuellement, le paysage a des allures de champ de bataille déserté, ou de territoire soumis à un armistice : des terres envahies d'herbe, des orangeraies converties en terrain à bâtir ; des vergers à l'abandon, le plus souvent desséchés ; des murs renfermant des morceaux de rien.»

D’origine modeste et ayant espéré profiter de la spéculation, Estéban est ruiné par l'éclatement de la bulle immobilière, et la menuiserie artisanale qu’il dirigeait, héritage de son père, est mise en faillite. Il n’a pas réussi à s’échapper de l’influence tyrannique de ce père, vieillard invalide proche de l’agonie, anéanti par sa défaite dans la guerre d’Espagne, par ses années d’emprisonnement, incapable d’aimer même ses propres fils et tyrannisant le dernier d’entre eux resté à ses côtés.

«Bien que tes obsessions politiques ne m’aient jamais intéressé, je reconnais avoir hérité de toi quelques centilitres de ce venin : n’attendre de l’être humain que le pire, l’homme : une fabrique de fumier à différents niveaux de maturation, un sac mal cousu de saloperie, disais-tu quand tu étais de mauvais poil (en réalité, tu disais un sac à merde).»

Le lieu du roman, rivage et marais, reflète cet entre-deux où se trouvent Estéban et l'Espagne. À l’arrière de la ligne du rivage envahi de béton il y a ces marécages entourés de roseaux, parsemés d'étangs qui luisent en fin de journée d'une lumière de miel, milieu naturel fragile pollué par les décharges d’ordures sauvages des industriels et de pouvoirs publics complaisants ou complices.

Démarrant comme un thriller au premier chapitre, le roman se déploie en monologues intérieurs, d’Estéban et des victimes de la faillite de la menuiserie, monologues aux flux lancinants et enchevêtrés à l’instar du réseau des cours d’eau des marais, dans lequel on peut lire l’idéal fracassé du père et sa haine pour le genre humain, l’amitié rivale depuis l’enfance d’Estéban avec Francisco, un des rejetons des vainqueurs de la guerre qui représente cette deuxième génération de prédateurs riche et enrichi encore, l’amour déçu d’Estéban et la consolation éphémère du sexe sordide avec les prostituées, immigrantes de la misère, et enfin et surtout les ravages de la crise économique et du passage du temps.

«Je découvre la persistance de ce que, Francisco et moi, nous aurions appelé en d’autres moments la lutte des classes. Mais c’est impossible : la lutte des classes s’est évaporée, s’est dissoute, la démocratie a été un solvant social : tout le monde vit, achète et va à l’hypermarché, au comptoir du bar et aux concerts sur la place qu’offre la mairie, et tous parlent en même temps, les voix mêlées, comme dans les réunions tumultueuses dont se souvenait mon père, au Tivoli, un cinéma, on ne perçoit pas le bas et le haut, tout est embrouillé, confus, et cependant un ordre mystérieux règne, c’est ça, la démocratie. Mais, tout à coup, depuis deux ans, on sent, on palpe la reconstruction d’un ordre plus explicite, moins insidieux. Le nouvel ordre est visible, le haut et le bas bien nets : les uns trimballent fièrement leurs achats dans des sacs pleins à craquer, disent bonjour en souriant et s’arrêtent pour bavarder avec la voisine aux portes du centre commercial, d’autres fouillent les bennes à ordures dans lesquelles les employés du supermarché ont jeté les barquettes de viande qui ont dépassé la date, les fruits blets, les légumes fanés, les viennoiseries industrielles périmées. Ils se battent entre eux. Et moi, je ne sais pas qui je suis, où je suis, si je dois m’arrêter pour dire bonjour ou pour fouiller dans la benne à ordures, car s’il y a eu quelqu’un d’exploité dans cet atelier, c’est bien moi.»

Neuvième roman de l’auteur paru en 2013, à paraître aux éditions Rivages en janvier 2015 (traduction de Denise Laroutis), «Sur le rivage» est un très grand livre aux accents faulknériens, où Rafael Chirbes dévoile, sans aucun manichéisme,  les désastres de la prédation du capitalisme, la désolation économique qui exacerbe les haines et le racisme, et la désorientation des naufragés du travail.

«Sûrement qu’il existe une justice distributive, vu que les familles les plus pauvres des pays les plus misérables sont les plus abondantes en cadavres. Elles n’ont pas d’argent ni de villa au Cap-Ferrat, elles ne profitent même pas d’un modeste plan de retraite, mais elles sont propriétaires d’une abondante variété de biomasse macabre : des morts que leur ont procurés des causes diverses, accidents du travail, overdose ou sous-alimentation, sida, cirrhose, hépatite C., violence de genre ou de rue ; des morts qui, dégoûtés de tout, se tirent une balle ou se pendent à un olivier. Les pauvres sont propriétaires d’un patrimoine varié de cadavres qu’ils défendent becs et ongles. Laissez les pauvres venir à moi, disait Jésus.»

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