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Reine Pokou

Variations imaginées de l’histoire de la fondatrice mythique de la nation baoulé en Côte d’Ivoire.

Ce "concerto pour un sacrifice" (comme le nomme le sous-titre) publié en 2004 chez Actes Sud constitue un intéressant exercice mené par l’Ivoirienne Véronique Tadjo.

Revisitant l’un des mythes fondateurs de l’histoire nationale de la Côte d’Ivoire, celui de la reine Pokou, qui sacrifia son fils en le livrant aux dieux du fleuve, pour que son peuple puisse traverser et échappe à ses poursuivants, fondant ainsi la nation baoulé (de "Ba-ou-li" : l’enfant est mort), Véronique Tadjo explore à la fois le conte "officiel" (en 30 pages) et surtout de possibles alternatives (en 60 pages), spéculations bienvenues sur ce qu’aurait pu faire la reine mythique, en fonction de ses motivations réelles ou supposées, de sa bonté, de son courage, de sa soif de pouvoir, de son machiavélisme…

Variations réussies par une auteur qui se définit elle-même comme une poète avant tout, et dont l’écriture particulière rend bien compte.

"Un jour, Opokou Waré et son armée au grand complet partirent mater une rébellion dans une province reculée. Un chef vassal, refusant de continuer à payer le lourd tribut que le roi lui imposait, profita de son absence pour avancer sur la ville royale en semant terreur et dévastation sur son passage.
La nouvelle d’une menace imminente atteignit le palais.
Qui allait défendre Kumasi ?
Un Conseil d’urgence se réunit afin d’organiser la résistance. Sans se faire remarquer, Pokou s’assit dans un coin pour écouter les vieux dignitaires. Les interventions traduisaient l’affolement général. La reine mère, assurant le pouvoir en l’absence de son fils, suggéra que les quelques armes qui restaient encore dans les caches fussent distribuées aux esclaves, aux femmes et aux enfants qui se sentaient capables de combattre.
En entendant cela, Pokou se leva brusquement et demanda à soumettre une autre proposition. Un notable voulut l’en empêcher, mais la reine mère donna l’ordre de la laisser parler.
La princesse s’exprima ainsi :
"On ne peut pas demander à des innocents qui ne se sont jamais battus de prendre les armes. Ils ne pourront rien faire contre une armée de malfaiteurs.
– Viens-en au fait, que suggères-tu ? lui demanda un haut dignitaire avec irritation.
– Évacuez immédiatement la ville et allez vous cacher dans la forêt environnante après avoir mis le Trône d’or et les insignes de la royauté en sécurité. Mais laissez les coffres du trésor sur place, c’est ce qu’ils viennent chercher.
– Abandonner le trésor !? s’exclama un homme au crâne rasé. Ce serait la ruine du royaume !
– Préférez-vous sauver votre vie ou partir en grande pompe dans la mort ? répliqua Pokou avec une certaine effronterie avant de se rasseoir sans attendre de réponse."

"Le sculpteur pénétra dans la forêt à la recherche d’un arbre dont le bois pourrait traduire la noblesse et l’innocence de l’enfant. Pas un de ces bois durs qui se fendent quand on a fini de les sculpter. Difficiles à vivre. Ni un de ces bois capricieux avec un côté chaud portant chance et un côté froid portant malchance. Non, il voulait un bois tendre et d’une espèce rare.
On lui avait demandé de prendre le temps nécessaire afin de donner à l’enfant la possibilité de se manifester dans l’objet en gestation. La statuette qu’il présenta finalement était sobre et raffinée, taillée directement dans le cœur de l’arbre. Visage pur, corps plein et bien équilibré, peau d’un noir lisse, petites scarifications. Le sculpteur avait réalisé une œuvre exceptionnelle."

Plonger les mains dans l'acide

Une superbe introduction, en 24 nouvelles et 3 courts essais à la magie des mots / concepts de Claro.

Malgré l’intitulé gentiment trompeur ("Essais") figurant sur la couverture, ce recueil publié en 2011 chez Inculte comporte 24 nouvelles (même si certaines font plus que flirter avec la visée théorique…) et 3 essais de Claro, dont 19 textes parus auparavant dans diverses publications relativement confidentielles.

Le leitmotiv issu du superbe essai sur Beckett ("Beckett en corps") peut s’appliquer à une bonne part de ce recueil hilarant : "C’est vraiment un texte très drôle même si on ne comprend pas tout."

Pour ne citer que mes préférés, parmi les 21 textes courts, on pourra ainsi se plonger dans l’archéologie savante – et (presque) érotique – de la machine à écrire ("Underwood Requiem"), dans une ode noire à la création de mythes ("La vérité sur Homère et les crapauds accoucheurs"), un panorama alphabétique, en forme de litanie, sur la composition musicale – qui peut aussi se lire, avec un rien de mauvaise foi, comme une authentique célébration de Frank Zappa ("Écrire la musique"), une variation éléphantine qui crée comme une résonance avec le monumental "CosmoZ" ("Jumbo en cage"), un inventaire autrement plus tranchant et coupant qu’un "à la Prévert", à partir de ce que peuvent inspirer sans doute certaines agressives affiches aéroportuaires ("Ce qu’on met dans sa valise avant de partir en Utopie"), un hommage enjoué à Edgar Rice Burroughs (même si le Lord Greystoke mis ici en scène évoque davantage celui de P.J. Farmer) et à William S. Burroughs ("Tarzan dans la jungle molle"), une démonstration de la filiation qui fit engendrer le wallpaper informatique par la mire télévisuelle ("Tout dire sur la mire"), une formidable lecture socio-politique de la saga de Pollux et de ses amis – peut-être mon texte préféré dans ce recueil, à ranger parmi les très grandes nouvelles de la littérature ("Le Manège désenchanté : Ce qui ne tourne pas rond"), et enfin, une autre manière d’envisager des injonctions contradictoires à la Kipling ("Ce qui n’est pas possible").

Suivent trois "récits retors", nouvelles sensiblement plus longues, d’où "La souffrance des choses", petit miracle alliant en un mélange détonant E.T.A. Hoffmann, Raymond Devos et le Brocanteur Errant en neuf pages, et "American Cream", ironique lecture de la mondialisation culturelle en un joli renversement d’archétypes, se détachent avec bonheur. Et attention au ketchup qui pourrait dégouliner, il peut tacher…

Les "trois usines surchauffées" qui concluent le recueil, trois essais enlevés, drôles et incisifs à la fois, sur Flaubert, Beckett et Artaud, achèvent de convaincre que l’on tient là, sous son air faussement modeste, un très grand recueil pour amoureux des mots, de la pensée critique et de la littérature.

Vermilion Sands

Utopie désenchantée ou parenthèse ironique, la mythique cité des arts, de la plage et du désert de J.G. Ballard.

Les neuf (ou huit, ou dix, selon les éditions) nouvelles composant « Vermilion Sands » occupent une place singulière dans l’œuvre de Ballard : écrites entre 1956 et 1970, assemblées en recueil en 1971, elles forment à la fois un rappel historique jalonnant la période des « quatre apocalypses » et une charnière vitale alors que « La foire aux atrocités » de 1969 oriente décisivement l’écriture de l’auteur vers une exploration différente, plus radicale et plus sombre, que matérialisera la célèbre "trilogie de béton" ("Crash", 1973 ; "L’île de béton", 1974 ; "I.G.H.", 1975).

S’il faut les 200 pages du recueil pour approcher l’essence de Vermilion Sands, Ballard la décrivait toutefois lapidairement, au détour de la nouvelle « Les sculpteurs de nuages de Corail D », comme « cette bizarre station touristique ancrée dans les sables, avec sa léthargie, son mal des plages et ses perspectives changeantes ». Cité balnéaire hors du temps, futuriste en diable mais curieusement comme arrêtée, figée dans une perpétuelle célébration feutrée de l’art et des anciennes avant-gardes, refuge des peintres, des sculpteurs et des poètes en douce fin de carrière, elle incarnait une stabilité langoureuse et légèrement désespérée au milieu du tourbillon des fins du monde en gestation, expression mi-figue mi-raisin, bienveillante et ironique, de cette période de rémission dans la dureté capitaliste que Ballard nommait par ailleurs "l’Intercalaire", parenthèse d’une vingtaine d’années peut-être, presque gracieuse dans un monde recherchant activement le triomphe de la folie marchande.

Utopie désenchantée, quintessence de l’inutilité précieuse de l’activité artistique, havre instable mais gentiment englué dans la somnolence, à l’écart des vagues mortifères que son ami John Brunner, à l’époque de l’écriture des dernières nouvelles de "Vermilion Sands", fait déferler sur notre monde, utilisant les trois cartouches explosives et néanmoins redoutablement précises de "Tous à Zanzibar" (1968), de "L’orbite déchiquetée" (1969) et du "Troupeau aveugle" (1972) ? : Ballard n’a pas cherché à apporter de réponse définitive à cette question, même s’il balaie plusieurs pistes dans les trois textes d’accompagnement que la récente édition française de Tristram offre enfin au lecteur d’ici. C’est sans doute cette ambiguïté fondamentale, comme celle d’ailleurs d’une autre utopie exploratoire ouverte, "Les dépossédés" (1974) d’Ursula K. Le Guin, qui donne à l’œuvre sa stature d’authentique mythe contemporain, comme en témoigne par exemple, avec respect et inspiration, le magnifique hommage récemment rendu à la cité des arts, de la plage et du désert par Manuel Candré dans son deuxième roman, "Le portique du front de mer".

"La femme allait et venait dans son salon, changeant les meubles de place, presque nue à l’exception d’un grand chapeau en métal. Même dans la pénombre, les lignes sinueuses de ses cuisses et de ses épaules avaient un reflet doré scintillant. C’était la lumière incarnée des galaxies. Vermilion Sands n’avait jamais rien vu de pareil.
"Les travaux d’approche doivent être subtilement équivoques, poursuivit Harry en contemplant son verre de bière. Il faut de la timidité, une attitude presque mystique. Rien de précipité, rien de vorace."
La femme se pencha pour défaire une valise, et les ailettes métalliques de son chapeau palpitèrent, masquant son visage. Elle vit que nous l’observions, regarda un instant autour d’elle puis baissa les stores.
Nous nous renfonçâmes dans nos fauteuils et nous regardâmes pensivement comme trois triumvirs réfléchissant à la meilleure façon de diviser un empire, sans dire un mot de trop, chacun guettant la moindre chance de doubler les autres." ("Prima Belladonna")

Peu d’œuvres aussi résolument inscrites à l’intérieur des frontières du genre science-fictif (la consécration de Ballard en "littérature générale" ne se produira que vingt ans plus tard), même en pleine révolution thématique et stylistique conduite par la revue New Worlds de Michael Moorcock entre 1964 et 1971, ont su avec autant de puissance allier intensité poétique, questionnement socio-politique subtil et discrète influence quotidienne de la technologie en progrès.

" "Robert, puis-je faire votre portrait ? me demanda-t-elle un matin. Je vous vois sous les traits du Vieux Marin, avec une raie blanche enroulée autour du cou."
Je couvris mes pieds bandés avec une robe de chambre à dragons d’or – oubliée chez elle, supposais-je, par un de ses amants. "Hope, vous voyez en moi un personnage de légende. Je suis navré d’avoir tué l’une de vos raies, mais croyez-moi, je l’ai fait sans réfléchir.
– Tout comme le Vieux Marin quand il a tué l’albatros."
Elle tourna autour de moi, une main sur la hanche, l’autre me palpant les lèvres et le menton, comme si elle étudiait les linéaments d’une statue antique. "Je vais vous peindre en train de lire Les Chants de Maldoror." " ("Cri d’espoir, cri de fureur")

Peu d’œuvres également, à l’époque comme plus récemment, ont osé, fût-ce sous le couvert d’une éventuelle insouciance balnéaire (on peut songer toutefois aux belles et cultivées scènes du Wessex des surfers et des galeristes, discret hommage au sein du "Futur intérieur" (1977) de Christopher Priest), entremêler de manière aussi étroite et significative Coleridge, Lautréamont, Dali, Beethoven, Wagner, Tchaïkovski, Bach, Schubert, Giacometti, John Cage, de Chirico, parmi les dizaines d’artistes habitant ces paysages intérieurs, au jeu de go cybernétique, aux synthétiseurs de poésie, aux maisons sensorielles évolutives, à la transformation pilotée de nuages, aux sculptures vivantes, et à bien d’autres merveilles technologiques à la futilité revendiquée et au merveilleux conquérant.

"Qui était Aurora Day ? Je me le demande souvent à présent. Traversant comme une comète d’été la voûte placide d’un ciel hors saison, elle semble être apparue dans des rôles différents à chacun des membres de notre petite colonie aux Étoiles. Je la pris d’abord pour une belle névrosée jouant les femmes fatales, mais Raymond Mayo voyait en elle une des madones explosives de Salvador Dali, une énigme capable de chevaucher sereinement l’Apocalypse. Pour Tony Sapphire, comme pour le reste de ses admirateurs d’un bout à l’autre de la plage, elle était la réincarnation d’Astarté elle-même, une fille du temps aux yeux de diamant, vieille de trente siècles.
Je me rappelle très bien comment je découvris le premier de ses poèmes. Un soir, après dîner, je me reposais sur la terrasse – ma principale occupation à Vermilion Sands -, lorsque je remarquai une sorte de banderole traînant sur le sable en contrebas de la balustrade. À quelques mètres de là, il s’en trouvait plusieurs autres et, pendant une demi-heure, je les observai qui volaient çà et là, légèrement, parmi les dunes. Les phares d’une voiture brillèrent dans l’allée menant à l’atelier n°5 et j’en conclus qu’un nouveau locataire s’était installé dans la villa, inoccupée depuis plusieurs mois." ("Numéro 5, Les Étoiles")

Ces neuf nouvelles irriguent tant d’œuvres contemporaines, sous forme de clins d’œil, de fugaces échos, de discrètes résonances ou d’hommages audacieux (bien peu étant aussi décidés et puissants, dans ce domaine, que celui de Manuel Candré précédemment cité), alors même que les travaux postérieurs de J.G. Ballard, avec leur puissante aura cinématographique, qu’elle soit due à Cronenberg ou à Spielberg, sont en général beaucoup plus connus du public, que l’on peut sans grande difficulté postuler leur nature de source mythologique secrète, inspirant en sourdine, dans les profondeurs, une grande part de la littérature contemporaine (voire de l’art contemporain en général), dès qu’elle se préoccupe un tant soit peu de la place de l’art et de l’artiste dans la société capitaliste, et de la nature du conflit potentiel entre "morale" et "efficacité" qui nourrit tant de tensions actuelles.

Gouverneurs de la rosée

Magnifique roman haïtien de l’union des paysans pauvres contre l’adversité et l’oppression.

Publié en 1944 dans une relative indifférence, quelques mois avant la mort de son auteur, à 37 ans, réédité il y a quelques mois par Zulma (après une première redécouverte par le Temps des Cerises) après avoir été introuvable pendant des années, "Gouverneurs de la rosée", le troisième roman de l’activiste infatigable (en particulier contre la féroce occupation américaine des années 1915-1934) Jacques Roumain, est devenu depuis un grand classique de la littérature haïtienne moderne.

Sous la plume du fondateur du Parti Communiste haïtien, en 1934, des personnages et une histoire prennent rapidement forme et se donnent rapidement les moyens d’accéder à un statut quasi-mythique.

Lorsque le jeune Manuel revient de Cuba, où il a passé quinze ans comme ouvrier agricole dans les plantations de sucre, et participé de près à l’éveil d’une conscience socio-politique chez les prolétaires de la plus grande île caraïbe, il découvre son village natal haïtien au bord du gouffre, terrassé à la fois par une terrible sécheresse qui, ruinant les cultures vivrières des paysans pauvres, les met à la merci des riches marchands, qui rachètent leurs lopins à vil prix, et de leurs cohortes d’intermédiaires et fonctionnaires corrompus, qui les saignent de prêts usuraires et de tracasseries arbitraires, et par une sombre vendetta qui divise les forces vives des travailleurs de la terre, déjà amoindries, en deux clans apparement irréconciliables.

Il faudra toute l’abnégation de Manuel, arpentant inalssablement les mornes et les ravines à la recheche d’une source, et tout son amour partagé pour Annaïse, belle jeune fille du clan d’en face et complice de son rêve d’unité et de liberté, pour que, peut-être, les choses changent…

En forme de fable, dans une langue magnifique où les dialogues font mouche et tapent fort, où les personnages ne sont jamais caricaturaux, où les descriptions, pourtant tout en retenue, font vivre la beauté, où transparaît comme le souffle d’un Giono qui aurait disposé d’une conscience socio-politique, un très grand roman.

"Il touchait le sol, il en caressait le grain :
– Je suis ça : cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coups de machette.
– Oui, mais à Cuba, il y a plus de richesse, on vit plus à l’aise. Icitte, il faut se gourmer dur avec l’existence et à quoi ça sert ? On n’a même pas de quoi remplir son ventre et on est sans droit contre la malfaisance des autorités. Le juge de paix, la police rurale, les arpenteurs, les spéculateurs en denrées, ils vivent sur nous comme des puces. J’ai passé un mois de prison, avec toute la bande des voleurs et des assassins, parce que j’étais descendu en ville sans souliers. Et où est-ce que j’aurais pris l’argent, je te demande, mon compère ? Alors qu’est-ce que nous sommes, nous autres, les habitants, les nègres-pieds-à-terre, méprisés et maltraités ?
– Ce que nous sommes ? Si c’est une question, je vais te répondre : eh bien, nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous, rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte ? Le café, le coton, le riz, la canne, le cacao, le maïs, les bananes, les vivres, et tous les fruits, si ce n’est pas nous, qui les fera pousser ? Et avec ça nous sommes pauvres, c’est vrai. Mais sais-tu pourquoi, frère ? A cause de notre ignorance : nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force, tous les habitants, les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle."

Du hérisson

L’écrivain seul et industrieux à sa table de travail, prêt à l’abdication de son ambition littéraire, est sur le point de démarrer l’écriture d’un roman réaliste et autobiographique - sous le savoureux titre de Vacuum extractor - dans lequel il dévoilera tous ses petits secrets. Alors il aperçoit, dans l’angle de cette même table, un hérisson naïf et globuleux.

Et donc tout en brûlant ses manuscrits inédits dans l’antre de sa cheminée, au lieu de suivre son projet initial, Eric Chevillard nous sert "Du hérisson", petit animal forcément affublé des adjectifs naïf et globuleux. Et donc le hérisson naïf et globuleux, objet et pensée perturbatrice, et l’histoire personnelle que l’auteur voulait écrire, se disputent l’énergie de l’écrivain et l’espace de la page, dans un texte d’une intelligence, d’une fantaisie et d’une drôlerie sans limites, où l’ensemble du monde tout à coup se mesure, à l’aulne d’un hérisson naïf et globuleux.

«Mon hérisson naïf et globuleux me regarde sans peur. On connait mal sa tête. C’est dommage. Comme si on ne le voyait que de dos, ou de haut. Les Celtes le nommaient l’affreux (gráineóg). Tant pis pour eux. Son histoire est celle de Peau d’Âne. Sous la pelisse grossière se trémousse une belette souple et fluette. L’homme fait sans cesse affront à l’animal, ainsi par exemple au crabe, nettoyeur des plages, multiple comme une main de coiffeur dans la frange de la mer, pacifique habitant des eaux calmes

devenu le symbole du cancer. On me permettra aussi de déplorer que le virus de l’immunodéficience humaine affecte plus ou moins dans nos représentations la forme du hérisson naïf et globuleux. Certes, ce dernier aspire à se rendre effrayant et cette modélisation prouve qu’il y parvient au-delà de ses espérances. Mais ne symboliserait-il pas mieux encore la santé, le triomphe d’un système défensif et immunitaire à toute épreuve ? C’est à peine si le venin de la vipère trouble son sang. Il faut le frapper avec une pelle pour le contusionner et si l’on ne disposait pas de témoignages, fort peu nombreux au demeurant, émanant de chauffeurs de poids lourds, on pourrait croire qu’il ne saigne jamais du nez.»

Le hérisson est tour à tour petite chose, forteresse et titan, fantaisie métaphysique et rempart infranchissable contre le réalisme et l’ennui d’une œuvre littéraire qui raconterait une vie vide de sens.

Lors d’une soirée magique à la librairie Charybde, Pierre Jourde qui officiait ce soir-là comme libraire invité, a parlé d’ Eric Chevillard comme de l’écrivain absolu. Je veux donc rendre grâce à Pierre Jourde, qui au-delà de l’auto fictif m’a fait plonger avec jubilation dans le monde enchanté du langage de Chevillard.

«Écrire, je croyais que c’était cela

pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment se porte mon corps

ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l’enjeu de la littérature ?»

Eric Chevillard n’est pas totalement seul mais ils sont tout de même assez peu nombreux, à refuser ainsi toute banalité, à faire preuve d’une exigence absolue, d’une telle puissance de la fantaisie et de l’imagination, et à nous donner une telle jubilation.

La langue d'Altmann

Ces mots en exergue de Julia Kristeva - «… de plus en plus sec, précis, fuyant la séduction pour la cruauté… » - accompagnent celui qui pénètre dans le monde implacable de «La langue d’Altmann».

Dans les vingt-six textes de ce premier livre de Brian Evenson (publié en 1994 et brillamment traduit par Claro en 2014), les personnages poussent la violence absurde, physique ou verbale, la perversion et la folie fanatique dans ses retranchements ultimes, agissant à contresens de tout code moral, et sans en général, ne susciter ni émotion forte ni révolte chez les protagonistes, à l’encontre de tous les attendus.

De «Elle : ses autres corps. Un récit de voyage», fuite hallucinée et sanglante d’un tueur psychopathe au volant de son camion, sur les routes des États de l’Ouest américain, à «La fenêtre de Munich. Une persécution» où un père, dans un registre qui rappelle Franz Kafka ou Thomas Bernhard, use envers sa fille du langage comme une arme d’une perversion et d’une précision sans faille, en passant par cette trilogie - «Le vide», «Une mort lente» et «Extermination» -, l’attente d’un groupe d’hommes retranchés dans un fort qui suivent les ordres absurdes d’un chef invisible, une histoire aux accents de Volodine qui allie l’horreur à l’humour, Brian Evenson explore jusqu'à l’extrême et dans des directions multiples, la violence nue, gratuite et sans échappatoire, avec des personnages souvent impassibles, sans remords et sans émotions, qui ne laissent au lecteur aucun autre choix que celui d’être puissamment ébranlé.

«Le suicide de la mère comme la tentative de suicide de la fille avaient été accomplis sans la moindre once de «désintéressement» – élément le plus indispensable à tout suicide esthétiquement réussi. Ma fille s’était jetée par la fenêtre (la première fois, pas la seconde) par pure méchanceté, pour me forcer à me soumettre à sa volonté, pour me forcer à venir la voir à Munich. Elle s’était dit qu’après cette démonstration excessive je n’aurais pas le choix. Bien sûr, entre nous, une simple tentative de suicide ne suffit pas à ébranler un homme de ma trempe. Une simple tentative de suicide est une occurrence quotidienne pour un homme de ma trempe, indigne du moindre intérêt que ce soit – en particulier quand ladite tentative poursuit le but unique de me manipuler, ce qui était certainement son cas. Je n’allais pas me laisser berner par de telles ruses de novice, lui écrivis-je. Je lui écrivis qu’elle déshonorait grandement sa mère en feignant de vouloir se suicider, au lieu de le faire pour de bon. Je l’encourageai à considérer l’acte de se suicider avec autant de sérieux que l’avait fait sa mère.» (La fenêtre de Munich – Une persécution)

«Utah. Il passa la frontière, s’enfonça dans les étendues désertes du nord de l’Utah. Au bout de cinq kilomètres, il tua sa première, lui défonça les yeux avec son démonte-pneu. À l’arrière de sa camionnette, il lui grava trente-cinq étoiles dans le dos, par rangées de sept et de huit. Entamer la peau au canif n’était pas facile, trouva-t-il, ça posait des problèmes très différents du chêne et du pin. Il bâcla ses premières tentatives, recommença sur ses cuisses.» (Elle : ses autres corps. Un récit de voyage)

Une expérience vertigineuse, comme une plongée dans l’œil d’un cyclone de violence.

La convergence des alizés

Après la disparition d’Helena Bohlmann, étudiante en climatologie fascinée par les turbulences nées au dessus de l’Equateur de la convergence des alizés, disparue soudainement en ne lui laissant pour trace qu’un unique mot d’amour, Zé débarque en janvier 2004 de Belém à Rio de Janeiro, se laissant guider par ses rêves et par son intuition pour retrouver la femme qu’il aime.

Quatrième roman de Sébastien Lapaque, publié en 2012 chez Actes Sud, «La convergence des alizés» est son troisième livre consacré au Brésil et en particulier à la ville de Rio, à son généreux désordre qui semble être un miroir de l’âme brésilienne, une âme torsadée marquée par le «triple héritage de l’incompatibilité des Indiens, de l’irraison des Africains et de l’intranquillité des Portugais».

Autour de cette enquête amoureuse aussi désordonnée que le plan de Rio, qui va mener Zé jusqu’en Argentine, Uruguay et même le conduire à traverser à nouveau l’Atlantique, les personnages du roman sont autant de découvertes des multiples facettes de la société brésilienne, Ricardo Accacio, présentateur vedette de la télé brésilienne et idole des jeunes filles, Octavio et Luiz Cardero soi-disant hommes d’affaires, héritiers devenus des truands véreux, Maria Mercedes prostituée en bout de course et rêvant d’ailleurs, Euclides Pigossi, volubile patron du bar Garrincha et passionné de football, Pepe Bernardo ancien homme politique et vieillard attachant témoignant du passé de Rio capitale du Brésil, et tant d’autres.

«Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait. Dehors, la lumière sur la ville était très jaune. Euclides et Zé ne s’en rendirent pas compte, mais à l’ instant où ils reposèrent leurs verres devant eux, ils étaient amis. Alors ils burent d’autres verres de «cachaça» et refirent l’histoire de Botafogo et celle de Garrincha encore une fois. «Le football, c’est fait pour ça. Se souvenir et apprendre à se souvenir», songea Zé. Surtout à Rio, où l’on adorait ruminer les gloires passées.»

Comme Sébastien Lapaque, Zé a gardé de ses années d’enfance en Europe – au Portugal – l’amour de cet entre-deux entre Europe et Brésil, il est familier du chant des oiseaux, des stades de football, de la poésie, attiré par le charme des lieux au lustre passé comme l’île de Paquetá, il se laisse guider sur la trace des derniers feux du Rio d’autrefois, dans un Brésil en voie de disneylandisation, envahi par le tourisme aux normes internationales, les publicités et la marchandise globale.

«Il avait expliqué à son fils que, lorsqu’il était revenu à Belém au début des années 1960 et qu’il avait eu le loisir de s’intéresser au corps et à l’âme de ce pays auquel il n’avait cessé de rêver après son retour au Portugal, il avait été frappé à la fois par l’immensité et la quiétude du Brésil exprimées par les paroles de l’hymne. C’était quelque chose de contradictoire et de parfaitement cohérent. « Il faut sans doute avoir grandi en Europe pour ressentir cela ».»

Lire «La convergence des alizés» allie les plaisirs d’une enquête policière aux multiples avenues et d’une flânerie carioca, qui donne envie de s’envoler vers le Brésil.

La ligne des glaces

Samuel Vidouble, jeune géographe, est envoyé pendant neuf mois comme volontaire international à l’Ambassade de France, dans un petit pays aux confins de l’Europe, marqué par les influences de tout le continent, nordiques, germaniques, russes et même italiennes, au bord de la mer Baltique.

Là, l’ambassadeur, qui semble surgir d’un autre siècle, lui confie la mission de proposer une délimitation des frontières maritimes du pays, ligne rouge objet d’un délicat contentieux.

Malgré toutes ses recherches, la mission reste au point mort. Samuel Vidouble visite, sort et s’amuse, séduit et boit beaucoup, mais tandis que l’hiver et le gel recouvrent et figent le pays, il est gagné par un sentiment d’irréalité et en vient à douter de tout, de l’existence de la frontière et même de celle de ce pays, miette d’Europe au nom romanesque et d’un autre âge, La Grande-Baronnie.

«Journées de plus en plus brèves. Neiges de plus en plus abondantes. Novembre avive le sentiment de vivre nulle part. Sentiment doublé bientôt de celui de vivre hors du temps. Les Anciens jugeaient que le temps s’écoule différemment sur une île. Ce pays – permettez ce sophisme – serait donc une île. Mettons des îles, oui, une espèce d’archipel chimérique inventé par un idiot et situé dans un angle mort de l’Europe.»

La quête géographique s’enlise, mais des replis de cette quête infructueuse et de l’exploration du pays surgissent des fragments d’une Histoire sombre, comme de mystérieux avertissements, chiffres bleus tatoués sur un poignet entrevus, exploration de l’ancien ghetto, et leurs résurgences contemporaines avertissant d’une proximité toujours possible de la catastrophe.

«la seule vraie frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire, n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues et des cerveaux.»

Après la dissolution du sens dans cet hiver monochrome blanc où tout se fige, le dégel est comme une débâcle, les coulées de boue extérieures reflets d’un véritable à-vau-l’eau intérieur ; tandis que ses amis s’amusent, le narrateur se heurte à la difficulté d’écrire, de comprendre vraiment ce dont il est le témoin, renvoyé à ses propres chimères et à sa propre fuite, à moins que cette cécité ne soit une protection contre une trop grande lucidité.

Un récit énigmatique entre rêve et cauchemar, comme si les confins de l’Europe, plaque de glace trop mince, menaçait à nouveau de rompre et de nous précipiter dans le chaos.

Meursault, contre-enquête

Dans ce roman paru en 2013 en Algérie (aux éditions Barzakh, et chez Actes Sud en 2014), confondant l’auteur et l’assassin de «L’étranger», Camus et Meursault, Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien d’expression française, se met dans la peau d’Haroun, le frère cadet de «l’Arabe» assassiné par Meursault à qui il donne enfin un nom, Moussa, cet homme mort dans un livre depuis soixante-dix ans et resté dans l’anonymat et l’insignifiance, au cœur des pages d’un des romans les plus lus de la littérature française.

«Un point me taraude en particulier : comment mon frère s’est-il retrouvé sur cette plage ? On ne le saura jamais. Ce détail est un incommensurable mystère et donne le vertige, quand on se demande ensuite comment un homme peut perdre son prénom, puis sa vie, puis son propre cadavre en une seule journée. Au fond, c’est cela, oui. Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage.»

Racontant cette histoire du fond d’un des rares bars où l’on peut encore boire de l’alcool en Algérie aujourd’hui, le narrateur nous dit l’envers d’un roman célébré par tous, parfois avec humour - dès l’incipit : «Aujourd’hui M’ma est encore vivante» - poussant au départ un cri de colère contre la barbarie de la colonisation, la désespérante banalité de ce meurtre au cadavre anonyme, la négation de la culture et de l’identité des colonisés. Il raconte l’autre face de l’histoire afin de rétablir un équilibre, ce qui ne fut jamais fait, même après l’Indépendance de l’Algérie.

«Meursault, contre-enquête» rend aussi hommage à la littérature de langue française, la langue de l’autre, cette langue parfaite d’Albert Camus «qui donne à l’air des angles de diamant», que le narrateur s’est approprié pour se détacher de l’héritage d’un deuil interminable et pour ordonner son propre monde.

«Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant

Utilisant l’arme du langage et de l’écriture, il évoque en filigrane l’histoire de l’Algérie depuis l’Indépendance, toutes ses ombres pesantes, son absence de retour sur le passé, la relation difficile aux femmes dans la société algérienne, et une soumission folle à la religion et à ses intolérances ; il condamne ainsi ceux qui se soumettent aveuglément à et aux écritures – négligeant la vie et le réel, oubliant de voir la barbarie du monde, et il dit l’impossibilité d’aimer pour celui qui refuse la réalité de la condition humaine.

«As-tu remarqué que les vendredis, généralement, le ciel ressemble aux voiles affaissées d’un bateau, les magasins ferment et que, vers midi, l’univers entier est frappé de désertion ? Alors, m’atteint au cœur une sorte de sentiment d’une faute intime dont je serais coupable. J’ai vécu tant de fois ces affreux jours à Hadjout et toujours avec cette sensation d’être coincé pour toujours dans une gare désertée. J’ai, depuis des décennies, du haut de mon balcon, vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement, hésiter entre les horaires de son propre départ, faire des dénégations avec la tête, se parler à lui-même, fouiller ses poches avec panique comme un voyageur qui doute, regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger afin de rencontrer plus vite son Dieu

S’appuyant contre un livre célèbre et tabou comme peut l’être une religion, Kamel Daoud réussit un grand roman, questionnement magistral sur la littérature et le poids de l’histoire, une lecture indispensable ces jours-ci.

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