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L'ours est un écrivain comme les autres

J’ai découvert la liberté d’invention et d’écriture de William Kotzwinkle, grâce aux éditrices d’Asphalte qui présentèrent «Fan Man» à la librairie Charybde en octobre 2012.
Craignant un peu une déception après ce livre hors normes, la découverte de ce nouveau roman d'un écrivain inventif et prolifique, «L’ours est un écrivain comme les autres» (1996, traduction française de Nathalie Bru aux éditions Cambourakis en 2014), a été un moment de grande jubilation.

Arthur Bramhall, neurasthénique professeur de littérature américaine à l’université du Maine en congé sabbatique, perd dans l’incendie de sa ferme le manuscrit de son roman «Désir et destinée», conçu pour plagier et devenir lui-même un best-seller, et permettre ainsi à Bramhall d’échapper au carcan du monde professionnel universitaire. Après ce drame, isolé dans le chalet qu’il a fait reconstruire, Arthur Bramhall réécrit librement son roman, sans souci cette fois-ci de plagier qui que ce soit.

«"J’ai écrit la vérité", déclara Bramhall en fermant son manuscrit, qu’il tapota tendrement. Il venait d’allumer, au cœur des ténèbres destructrices de sa dépression de toujours, un lumignon de gaieté. "Demain, tu vas conquérir le monde", annonça-t-il à son manuscrit.
Il le plaça dans une mallette et l’emporta hors de la maison. "Je vais aller nous acheter du champagne", annonça-t-il à sa mallette. L’un des problèmes auquel sont confrontés les citadins qui choisissent la campagne est qu’ils n’ont personne à qui parler hormis leur fosse septique ou, dans le cas présent, leur mallette.»

Le manuscrit déposé dans un tronc d’arbre est dérobé par un ours, forcément gourmand, qui pense découvrir dans la mallette des tartes ou autres douceurs sucrées. Déçu par son contenu, il va néanmoins lire le manuscrit, en apprécier la valeur littéraire et l’intrigue, s’en attribuer la paternité sous le nom de Dan Flakes, dérober des vêtements pour s’habiller en homme et partir à la conquête du monde pour devenir quelqu’un.

«Incroyable de voir à quel point un costume vous change un ours, se dit-il.»

Avec ses propos honnêtes et laconiques, toujours interprétés au deuxième degré par des intellectuels superficiels et narcissiques, Dan Flakes va devenir la coqueluche des media et du monde littéraire, luttant sans cesse pour dissimuler ses instincts d’ours, son obsession pour la nourriture, ses envies de marquer son territoire et de se rouler par terre, tandis qu’Arthur Bramhall, rejeté dans l’ombre, va suivre une trajectoire diamétralement opposée.

Histoire loufoque et satire extrêmement drôle du milieu littéraire, des relations publiques et de la publicité, qui tourne en dérision de manière hilarante les obsessions narcissiques, de l’argent et de la célébrité de l’Amérique contemporaine, «L’ours est un écrivain comme les autres» est un vrai bonheur de lecture.

Le septième jour

Sept jours de drames, d'une tristesse touchante et d'humour noir.

 

Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j'ai divagué dans la ville irréelle et chaotique. Je devais me rendre dans cet endroit qu'on appelle le funérarium, et qu'on appelait jadis le crématorium. On m'y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation étant prévue pour 9h30.

 

Le premier jour est celui de la crémation. Puis, parce qu'il n'a pas de tombe et personne pour porter son deuil, Yang Feï erre dans les limbes, qui ressemblent parfois à des paysages de ses souvenirs, y retrouve des gens qu'il a aimés ou juste croisés... Une occasion pour l'auteur de nous peindre un portrait grinçant, terrible et burlesque de la Chine d'aujourd'hui, sur fond de pauvreté, scandales sanitaires, dédales administratifs.

 

La grande force du Septième jour c'est cette profonde émotion qui habite les personnages et sourd jusqu'au lecteur. Amour paternel et filial, passion amoureuse, amitié profonde, ces liens authentiques et solides semblent handicaper chaque personnage dans sa carrière, son avenir, ses possibilités. Chacun ne sait qu'en faire, s'isole comme il le peut, et se retrouve au moment de sa mort à porter le deuil de lui-même, sans personne pour le pleurer. De ces drames humains naît une très grande tristesse, qui remue le lecteur au fond du ventre.

 

Aux tragédies individuelles se superposent les tragédies collectives (incendie d'un centre commercial, violences policières, scandale sanitaire, etc.) qui apportent curieusement un sursaut d'humour noir et de farce.

 

Les critiques en ligne s'abattirent sur notre ville comme un tapis de bombes et l'hôpital dut alors reconnaître sa faute. La direction voulut bien admettre que les déchets médicaux n'avaient pas été traités correctement, et elle annonça que des sanctions avaient été prises à l'encontre des responsables. L'insistance de l'hôpital à traiter les bébés de déchets médicaux provoqua la fureur des internautes, et un nouveau déferlement de bombes, encore plus massif que le précédent, obligea le porte-parole de la mairie à sortir de son mutisme. Il promit que la mairie trouverait une solution appropriée pour ces vingt-sept déchets médicaux, qu'elle les traiterait de façon humaine, et qu'une fois incinérés, ils seraient enterrés.

 

Comme à son habitude, Yu Hua mêle un fantastique poétique (la très belle scène du départ de Souricette) à une critique sociale grinçante et une tranche vie (ou de mort) extrêmement touchante.

Le paradis des autres

Rire et fabuler avec une tendre intelligence à propos de tragique : un concentré d’humour yiddish new-yorkais, déjanté au service d’une fable fantastique née d’un attentat-suicide à Jérusalem.

Le deuxième roman du New-Yorkais Joshua Cohen, écrit en 2004 et publié en 2008, traduit en français par Annie-France Mistral au Nouvel Attila pour parution le 2 octobre 2014, constitue sans doute l’un des romans les plus tendrement provocateurs que j’aie eu entre les mains ces dernières années.

Son propos apparent, lapidairement résumé, pourrait expliquer à lui seul pourquoi ce fabuleux roman, à l’instar peut-être de "La couleur de la nuit" de Madison Smartt Bell, du "Cycliste" de Viken Berberian, voire du "Oussama" de Norman Spinrad, a eu tant de difficultés à trouver un éditeur aux États-Unis (avant, enfin, d’y devenir un livre-culte, pour d’excellentes raisons à découvrir ci-après, et après aussi le véritable triomphe de son "Witz" paru en 2010), car il y a là-bas, surtout depuis 2001 sans doute, certains sujets avec lesquels "on ne joue pas".

Un jeune garçon israélien, accompagnant ses parents dans un magasin de chaussures, y est déchiqueté par un attentat-suicide, et se retrouve, par une malencontreuse "erreur d’aiguillage" (ou peut-être pour d’autres raisons à découvrir) au Paradis… des musulmans, où il va devoir errer pour tenter d’obtenir correction de "l’erreur", tout en se remémorant bon nombre de moments-clé de sa jeune existence.

Sur de pareilles prémisses, on pourrait craindre, il est vrai, une forme exacerbée de plaidoyer, prenant le lecteur en otage pour disserter des vilenies et des folies du terrorisme islamo-palestinien, des raideurs inhumaines et des jusqu’au-boutismes méprisants de la droite israélienne : il n’en est rien, bien au contraire.

Joshua Cohen, usant de son garçonnet comme d’un anti-Leopold Bloom, au monologue hallucinant et halluciné, propose une fable incroyablement rusée, s’abreuvant avec bonheur aux sources du récit fantastique moyen-oriental comme du stand-up juif de Brooklyn, des exégèses raffinées de la Torah et des sourates du Coran, d’humour yiddish et ashkenaze comme de bribes de quotidien contemporain à Jérusalem, de mythologie militaire comme d’intimité familiale.

Dans le petit monde du garçonnet, avant l’issue fatale, on entrevoit, entre la Reine et son Aba, toute une éducation, avec ses rituels et ses principes, ses mots d’ordre et son élan vital, qui évoque par moments les plus tendres pages amusées d’Alona Kimhi, dans "Lily la tigresse" comme dans "Suzanne la pleureuse", ou même certaines scènes magnifiques d’intelligence distanciée de la série télévisée "Hatufim" (tellement réussie et subtile, tellement à l’opposé de sa resucée américaine pré-mâchée à gros traits pour indigents de la réflexion personnelle, sous le nom de "Homeland").

"Et là je ne sais pas pourquoi je me retourne, mais si.
Une présence. Un souffle sur ma nuque, mon Aba aurait dit L’arrière-train de la tête.
Je me suis retourné vers le gamin qui a tourné vers moi, il courait en battant des ailes bras grands ouverts.
Il s’est retourné et le gamin lui est rentré dedans.
Sa peau, du lait de pigeon, des yeux et des cheveux noirs, peut-être le perlant précoce d’une moustache.
Picotante manne céleste, ça me chatouillait, ça m’a fait rire comme si on s’embrassait ou qu’on avait l’air de.
Il m’a pris dans ses bras je ne sais pas pourquoi mais je lui rends la pareille je le prends dans les bras moi aussi.
Tous les deux, on se serre fort. On se tombe dessus. On sent qu’on ne fait qu’un et pour les autres on fait une chute. On sent. Et on se serre.
Yeux fermés, pressés l’un contre l’autre – comme des citrons.
Et puis ils explosent.
Gaffe aux pépins.
Le nom d’un des gamins était le sien, le nom de l’autre était le sien aussi. Même âge, dix ans alors, ou pas loin. Et les deux sont à moi maintenant.
Et en même temps aucun.
Mais on est loin de la question c’est où ici, proche ou pas de là-bas, sans même aller remuer le pourquoi.
Réponse : je meurs."

Dans les creux de son texte abondant, qui prend par moments les curieuses apparences d’une irrépressible logorrhée poétique, presque chantée ou en tout cas incantée, avec ses répons et ses formules droit tissées de la Bible, de la Torah ou du Coran, Joshua Cohen questionne toutefois inlassablement et subtilement les mythologies à l’œuvre dans l’affrontement contemporain entre un certain Israël et une certaine Palestine. Mythologie du martyre terroriste islamique comme mythologie du peuple juif en armes, aveuglement religieux mêlé aux poussées d’égoïsme humain rationalisateur : ces épiphénomènes pourtant si envahissants ont ici vocation à s’effacer face à de beaucoup plus vertigineuses interrogations, conduites avec pudeur sous la couche de farce songeuse, touchant à la confrontation des fois et des croyances, quelles qu’elles soient, confrontation à l’agnosticisme cultivé qui semble seul en mesure de leur rendre justice et de leur faire entendre raison simultanément.

Cette fable enlevée et par moments logiquement chaotique est aussi celle du parcours accéléré d’un mort de dix ans, forcé d’accéder, à chaque pas, à une compréhension de plus en plus directe de ce qu’il voit et entend, à digérer à toute allure les indispensables références qui parsèment, obligatoirement, la marche au paradis, fût-ce celui "des Autres", où évidemment il n’est pas le bienvenu : comme le note fort judicieusement Daniel Elkind dans son article de la New Haven Review (voir lien ci-après), Franz Kafka, Bruno Schulz, Paul Celan, Nelly Sachs, et avec eux toute une tradition de poétique du chaos au sein de la culture juive, sont souvent au bord d’apparaître dans les creux du désert arpenté par le jeune Jonathan Schwarzstein – et cette accumulation de clins d’œil, sérieux ou rieurs, au sein d’un monologue en flux de conscience arboré, peut par moments donner, fatalement, le tournis – mais il ne me semble heureusement pas nécessaire de saisir chaque allusion dissimulée (je n’avais en ce qui me concerne absolument pas reconnu dans le "Plus jamais !", souvent répété hors contexte par l’enfant, le slogan emblématique du Yom Hazikaron, le jour israélien du Souvenir de l’Holocauste) pour goûter tout le sel de cette histoire des mille et une nuits qui auraient, comme notre monde, mal tourné.

Poétique et métaphysique, pétri de culture et baigné du plaisir de conter et de sourire, ce roman surprenant offre, en moins de cent cinquante pages, une bien singulière réflexion sur le pouvoir de la mémoire et de la littérature face au chaos et à la haine.

"Il faut savoir que le jour où Aba devait se racheter des souliers, où il était En quête de l’article chaussant de remplacement comme il avait dit ce matin-là, était un événement qui ne se produisait que deux fois peut-être dans une vie d’enfant et dans la mienne, ne se produirait qu’une seule. C’est pourquoi on se trouvait sur le lieu de ma mort, un événement ça aussi, unique dans ma vie, et le jour de mon dixième anniversaire en plus, ne l’oublions pas, mais avant le jouet comme je l’ai dit – ou est-ce que ç’aurait été, aurait pu être des jouets ? – il y avait d’abord les souliers, comme dit plus haut, parce que la veille d’hier s’était pointé un clou affamé qui avait mordu dans la chair fraîche. Une paire de plus qui irait chez les Pauvres et qui ne leur irait pas. Des centaines de centaines de boîtes de chaussures empilées en vrac au pied de ma tombe. Marche jusqu’à l’aube du deuil. Mais mes souliers sont encore vivants avait dit Aba ce matin-là devant les bols, café pour lui, thé pour la Reine, il avait dit que ses souliers Vivaient encore. Au minimum un potentiel de résurrection. Pas ces souliers, la Reine qui avait, devait avoir, Tout le Temps raison, avait dit que ses souliers étaient Moribonds, phase terminale. Électro-encéphalogramme plat, passé de bip bip biiip à un long bêêê. Voûtes effondrées, pas les en pierre, mais celles d’Aba, plantaires. Et après, au tour du mouton, agneau, veau sans taches que j’étais, le plus éclatant de santé et le plus blanc. Un mouton avec pour Aba un Aba qui marchait avec des vachettes mortes aux pieds et devait pour les achever les user à mort."

Un excellent entretien avec l’auteur, dans Artvoice de mai 2008, se trouve ici. Le passionnant article, très fouillé, que consacrait au roman Daniel Elkind, auteur, traducteur et par ailleurs ami proche de Joshua Cohen, dans la New Haven Review en 2009, est ici.

L'affaire des vivants

Charlemagne ressent une excitation qui est une sympathie pour l'idée même de ce manège infatigable; il décrète aussi que sa carrière l'emportera ici, pas tout de suite mais dans quelques années, au milieu de sa vie peut-être, pour un départ de plus, une frénésie. Ici, dans ce tourbillon qui agite encore les quais de gare, au milieu des rouages et des grondements, parmi la foule, sous le glacis de la grande marquise à Perrache, il se trouve chez lui, plus à l'aise qu'à Saint-Elme et à Mérives. Ici est son destin, il le comprend avec une intelligence renouvelée, après l'amollissement du trajet.

 

Le Second Empire est mort, Vive Charlemagne!

Né en 1850, ainsi bizarrement (et prémonitoirement) prénommé par son grand-père, Charlemagne Persant grandit misérablement dans une famille paysanne des environs de Lyon. Bridé par cette pauvreté qui lui interdit toute éducation digne de ce nom, il fait cependant montre très tôt d'une intelligence et d'un sens des affaires hors du commun. La défaite de Sedan et la proclamation de la IIIe République vont enfin lui permettre de s'élever socialement et de bâtir son propre empire commercial...

Il fait bon se plonger dans cette Affaire des vivants. Christian Chavassieux y déploie une langue ample et gourmande, attentive aux expressions, aux paysages et ressuscitant par petites touches impressionnistes le vécu de l’époque. On y découvre ainsi l’effervescence d’un monde en plein essor industriel, les prémices des luttes sociales, le déclin du monde campagnard qui s'annonce déjà. Tout ceci au fil d'un récit humain, attentif au moindre personnage, à la plus petite silhouette et qui glisse, sans avoir l'air d'y toucher, des questionnements de société qui résonnent avec autant de force près d'un siècle plus tard.

Et puis, pivot du roman avec toutes ces contradictions et ces fulgurances, provoquant à la fois admiration et répulsion, ce Charlemagne ambigu et féroce interroge magnifiquement notre rapport à la figure du tyran. 

 

Derrière ses allures de roman populaire, L'affaire des vivants s'appuie sur  la puissance et le plaisir romanesques pour mieux sonder notre société et les rapports aux pouvoirs.

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