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La route des Flandres

Cavaliers et prisonniers, matière et mémoire. Chef d'œuvre.

Publié en 1960, le septième texte de Claude Simon fut celui de la reconnaissance « publique » (avec l’obtention du Prix de l’Express cette année-là). C’est avec lui que sa phrase complexe et sa narration déstructurée sont sans doute entrées dans l’histoire littéraire, pour culminer avec le prix Nobel de 1985.

Il est délicat de rendre compte du « propos » de ce texte, même s’il n’est pas du tout aussi difficile d’abord que ce qu’une certaine critique souvent teintée d’anti-intellectualisme se plaît à répandre, l'étiquette "Nouveau Roman" généralement accolée n'y ayant d'ailleurs pas grande signification, en l'espèce.

Une petite unité de cavalerie en 1940, conduite par De Reixach, un capitaine de vieille noblesse, est prise dans la débâcle. Quatre des cavaliers de l’unité, dont le narrateur et un ex-jockey de l’écurie de course de De Reixach, se retrouvent dans le même camp de prisonniers, où prend place un extraordinaire exercice de remémoration à plusieurs voix, remémoration hachée, incertaine, entrecoupée de digressions lorsque le flot de conscience d’un individu s’immisce subrepticement ou brutalement dans la reconstruction collective, remémoration qui voit se mêler, dans le doute, les erreurs, les confusions et les incertitudes, des bribes du printemps 1940, mais aussi des mois qui ont précédé, dans lesquels tient une place prépondérante un triangle amoureux et sexuel entre le capitaine, suicidé ou abattu – on a du mal à le savoir -, sa jeune épouse et le jockey disgracieux, triangle faisant écho, par delà les siècles écoulés, à une mythique histoire, quasiment fondatrice, au sein de la famille De Reixach, ce lointain passé remontant à la surface au hasard des anecdotes, des confidences revenant comme des bulles à la surface, que le récit fragmentaire des quatre prisonniers de guerre exhume peu à peu…

Les phrases magiques, qui peuvent aisément s’étendre sur plusieurs pages, dessinent des arabesques hypnotiques, ancrées dans les bas-flancs du Stalag comme dans ceux des écuries des De Reixach – où le culte des chevaux et de leur débordante animalité prend toute sa place, et construisent une boucle en ruban de Möbius dans lequel le roman lui-même n’est qu’un instant, sans début, sans fin, sans « révélation », démontrant à chaque occasion la difficulté intrinsèque de l’exercice de la mémoire.

Une relecture encore plus passionnante que ma première découverte du texte, il y a presque 30 ans…

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s'appelait-il philosophe qui a dit que l'homme ne connaissait que deux moyens de s'approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu'il choisissait en général tout d'abord le premier parce qu'il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second, c'est-à-dire le commerce qui était un moyen non loin déloyal et brutal mais plus confortable, et qu'au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l'Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n'étaient jamais l'un comme l'autre que l'expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l'ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n'étaient en réalité qu'une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en choeur faisait partie au même titre que le maniement d'armes ou les exercices de tir du programme d'instruction des troupes parce que rien n'est pire que le silence quand,... (...)

L'imaginant donc, le voyant en train de lire consciencieusement l'un après l'autre chacun des vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d'harmonie, de solfège, d'éducation, de niaiserie, d'effusions et de génie, cet incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard qui, à la fin, lui ferait appliquer contre sa tempe la bouche sinistre et glacée de ce... (et alors la voix de Blum disant : "Bien ! Donc il a trouvé, ou plutôt il a trouvé un moyen de trouver ce qu'on appelle une mort glorieuse. Dans la tradition de sa famille, dis-tu.

 

120 journées

Il n'est pas évident de parler de ce roman, et d'autres l'ont fait bien mieux que vos libraires préférés. N'hésitez pas à écouter la très belle et très juste chronique d'Alice Abdaloff dans la Salle 101.

Huit adolescents à divers niveaux d'un même collège sont enlevés par quatre adultes, enfermés avec eux dans un Silling qui évoque une briquetterie à l'abandon, une friche industrielle. Les grandes lignes sont annoncées clairement par les adultes : ils seront captifs 120 jours (120 chapitres) pas un de plus, pas un de moins. Entourés d'un violeur pédophile récidivste comme garde-chiourme et d'une mère infanticide comme intendante, ils devront se plier aux exercices auxquels on les soumettra.

Tous les dix jours, Duclos, auteur de pièces radiophoniques, doit intervenir (à distance) pour raconter une histoire aux adultes et adolescents de Silling. L'homme ne croit pas vraiment que son public existe, mais joue le jeu parce qu'il a besoin de payer ses factures, pour sa fille, sa crapote, avec laquelle il vit.

Les trois univers se côtoient, s'immiscent les uns dans les autres, poreux : l'intérieur de Silling, l'extérieur (via Duclos et sa fille), et les histoires qui sont des chapitres à part entière.

Empruntant aux 120 journées de Sodome du bon marquis sa construction et ses grands thèmes, Jérôme Noirez ne réécrit pas Sade. Certes il y a violence et une certaine forme de perversion : humiliation, viol, meurtre ; mais au second plan, souvent en hors champ. En pleine lumière, le corps de l'adolescent comme champ de bataille entre l'enfance et le monde des adultes. Un monde en pleine contradiction, écartelé entre le besoin d'infantiliser et l'injonction "grandis un peu".

Ce champ de bataille est contrebalancé par le "jardin" de Duclos (auteur radio) qui regarde sa fille pousser, au milieu des escargots, préservant leur part d'enfance à tous les deux. 

A mi-chemin, les contes cruels élaborés pour Silling, entre imaginaire flippant et personnages tendres.

Jérôme Noirez n'explique pas les motivations de ses personnages : ni la passivité des adolescents, ni le projet fou des adultes, ni l'origine de certains éléments (comme le jeu vidéo). Chaque chapitre étant une journée, on ne revient pas en arrière, jamais. Si un événement s'est produit dans l'ombre, il y restera. Il ne s'agit pas de comprendre mais de ressentir et de se reconnaître. La grande part faite au sous-jascent, à l'implicite et au hors-champ est un des intérêts majeurs de ce roman.

Comme dans Féérie pour les ténèbres ou Les leçons du monde fluctuant, l'écriture est splendide, et permet ce mélange unique et propre à l'auteur de naïveté et de cruauté à parts égales.

Un rappel de novembre et quelques annonces de début décembre

Le samedi 17 novembre, tandis que nos amis des éditions Dystopia seront aussi présents tout le week-end sur le salon L'Autre Livre à l'Espace des Blancs Manteaux (Paris 4ème), nous fêterons avec une partie d'entre eux le lancement de Tadjélé - Récits d'exil, la suite tant attendue des Yama Loka Terminus et Bara Yogoï de Léo Henry et Jacques Mucchielli (Léo Henry, l'illustrateur Stéphane Perger, et Laurent Kloetzer en vedette américaine, seront présents chez Charybde) ainsi que de leur anthologie Dystopia N°1, savant assemblage d'inédits et d'extraits des publications des auteurs favoris de la maison.

Le jeudi 22 novembre, nous aurons la joie d'accueillir une soirée spéciale Enig Marcheur, autour de l'œuvre extraordinaire de Russell Hoban, en présence de l'éditeur de ce projet hors normes, Monsieur Toussaint Louverture, de son traducteur Nicolas Richard, et d'Anne-Sylvie Homassel, qui traduit aussi actuellement un ouvrage insolite...

Nous finirons le mois, le jeudi 29 novembre, avec le retour de Fabrice Pataut, très apprécié en tant que libraire invité en mars dernier, qui viendra nous parler et faire lire par l'acteur Xavier Clion des extraits de ses quatre romans.

Le vendredi 30 novembre, nous recevrons Ken Bugul, auteur sénégalaise ayant arpenté l'Europe et l'Afrique de l'Ouest au cours d'un parcours pour le moins atypique, pour évoquer avec elle ses récits et ses romans, toujours en équilibre instable et riche entre deux continents. Une découverte à ne pas rater.

Décembre commencera le jeudi 6 décembre, avec la fête de lancement du Visage Vert n°21 et du Chant du Monstre n°1, deux revues captivantes et une belle occasion de rencontrer leurs animatrices !

Et le vendredi 7 décembre, Jérôme Noirez sera notre dernier libraire invité de cette année civile.

Enig Marcheur

Mère veillement songe heure. À lire absolument.

Publié en 1980 en tant que science-fiction de genre, après sept ans d’écriture durant lesquels Russell Hoban survécut essentiellement grâce à ses écrits pour la jeunesse, aussitôt reconnu dans le milieu spécialisé par une nomination au Nebula 1981, puis par les prix John W. Campbell et 1982 et de la SF australienne en 1983, Riddley Walker explosa alors en quelques années en « littérature générale », devenant objet d’intenses études universitaires et quasiment « classique instantané », avec un statut envié mais ambigu d’objet littéraire extrêmement exigeant, élitiste, …et réputé presque intraduisible, du fait de sa profonde expérimentation sur la langue.

À titre personnel, c’est Iain Banks qui me le fit découvrir en 1995, quand dans une discussion sur rec.arts.sf.written, fabuleux newsgroup internet de cette époque de réseau balbutiant, il indiqua aux fans présents l’influence majeure sur lui de Russell Hoban, aux côtés d’Alasdair Gray et de Mervyn Peake, pour The Bridge et pour son hommage Feersum Endjinn, bien sûr, mais pas seulement.

C’est cette barrière de la traduction « impossible » qu’ont fait sauter, en français, en novembre 2012, l’éditeur toulousain audacieux Monsieur Toussaint Louverture et le traducteur inspiré Nicolas Richard, quelques mois seulement après le décès de l’auteur (décembre 2011). Le défi était de taille, car dans cette campagne du Kent anglais post-apocalyptique (« environ 2 500 ans » après les massives explosions nucléaires), le jeune Enig Marcheur et ses compagnons d’infortune, vivant un nouveau néolithique au milieu des héritages et des déchets, ne disposent que d’un langage bien frugal, lointain souvenir de l’anglais pré-Apocalypse, essentiellement oral et phonétique, dont la première phrase du roman livre la tonalité : I gone front spear and kilt a wyld boar he parbly benn the las wyld pig on the Bundel Downs devient ainsi Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j’ai oxi un sayn glier il a été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon.

Ce court récit (280 pages), à la lenteur étudiée et rendue obligatoire par cette langue particulière, doit beaucoup sur le fond – ce que Russell Hoban reconnaissait bien volontiers - au Cantique pour Leibowitz (1959) de Walter Miller, au sein du genre science-fiction, pour la manière dont bribes et reliques du temps jadis, subverties par la perte de la mémoire collective et par le manque de repères, sont devenues des objets « magiques » aussi révérés qu’incompris. Le seul texte en langue « classique » de tout le livre, un commentaire du tableau de Saint-Eustache trônant dans la cathédrale de Canterbury, est ainsi à lui seul un morceau de bravoure, un moment hallucinant de vertige, comique et tragique, sur la glose et sur l’exégèse, sur la fragilité de la signification surtout. St est la bréviation de steuplé. Et la figure légendaire culminante d’Eusa, mêlant le saint chrétien et le progrès scientifique incarné par les anciens « USA », nous invite tout au long du roman à une méditation ambiguë sur la manière dont la science imprègne, ou non, le corps social… Pour l’anecdote, on notera que Riddley Walker fut aussi le livre le plus encensé de l’histoire par la critique du… « Bulletin of Atomic Scientists » !

La traduction a aussi traité avec brio le fait que trois autres références majeures et implicites du roman, le pouvoir de création/formatage linguistique de l’Anthony Burgess d’Orange mécanique, l’ensauvagement du William Golding de Sa Majesté des Mouches, et le vecteur populaire du théâtre de marionnettes traditionnel de Punch et Judy, sont a priori moins familières au lecteur français (même avec le film de Kubrick pour la première) qu’au lecteur anglo-saxon. C’est en replongeant dans les racines de la Commedia del’Arte et du personnage de Polichinelle que Nicolas Richard a su trouver les mots justes (et pourtant fidèlement trafiqués) pour rendre l’étrange prégnance politique et culturelle des marionnettistes, à la fois conteurs, prêtres et fonctionnaires – et peut-être à terme possibilités de nouvelles émancipations - dans la désolation d’ Enig Marcheur.

La réflexion implicite sur la manière dont la langue forge l’esprit qui l’utilise, thème cher au Samuel Delany de Babel 17 et au Ian Watson de L’enchâssement irrigue ce récit, dans lequel un effort important de collation des indices et d’interprétation est demandé au lecteur, beaucoup plus que ce que à quoi nous sommes en général habitués. Cette tâche, ardue et formidablement gratifiante in fine, est toutefois largement facilitée par la lenteur de lecture imposée par ce langage distordu qui exige de notre part une sub-vocalisation presque permanente (en tout cas, au moins durant les cinquante premières pages, le temps de (re)créer une certaine habitude), et par les mots familiers, comme éclatés, tripes à l’air, par la catastrophe – dont les composants possibles ainsi brutalement mis à nu emportent leurs propres connotations, qu’elles soient poétiques ou au contraire précises – ce qui ne constituait pas le moindre défi pour la traduction ! N’oublions pas au passage, même si cela nous apparaît avec une certaine incrédulité, qu’Enig, dans ce monde, est… un lettré, instruit par son père dont le rôle impliquait une certaine maîtrise du langage écrit et oral, quand bien même les livres n’existent-ils plus…

Nous avons bien là, magnifiquement rendu en français, un chef d’œuvre, capable de transformer son lecteur, où, selon la belle formule de John Mullan dans le Guardian, « le narrateur porte l’ensemble de son monde dans sa phrase »,... et invite ainsi le lecteur à un « mère veillement songe heure » de tous les instants.

[... et Charybde 1 est bien d'accord.]

Haïti noir

Tenter d'arracher de l'espoir et du rire intérieur à la misère, à la corruption et aux illusions...

Publié en 2011 en anglais et en 2012 en français, ce nouveau recueil fruit de la collaboration entre les New-Yorkais d'Akashic Books et les Françaises d'Asphalte est un nouveau cru très réussi dans ce concept présentant à chaque fois une vingtaine de nouvelles bien noires sur une ville (ou un pays, lorsqu'il est relativement "petit" comme c'est le cas d'Haïti).

Parmi les 18 nouvelles ainsi sélectionnées par Edwige Danticat, cinq ont largement retenu mon attention et sept m'ont franchement enthousiasmé.

On goûtera ainsi les risques des mauvaises fréquentations adolescentes dans l'enlevée Au bout de l'arc-en-ciel (M.J. Fievre), le combat quotidien pour la survie quand sont alliées pauvreté, petits boulots improbables et trafic de drogue dans l'enjouée mais rude Vingt dollars (Madison Smartt Bell - considéré ici à raison comme une sorte de "Haïtien d'adoption", depuis son monumental triptyque romanesque sur l'indépendance du pays et sa biographie romancée de Toussaint Louverture), la violente présence des très riches au sein de la misère environnante, et certaines de ses conséquences, avec la tragique Rosanna (Josaphat Robert-Large), le rôle social et psychologique du vaudou comme refuge face à l'injustice et au crime du plus fort, dans l'étonnante Maloulou (Marie Lily Cerat), ou enfin la lumineuse et tragi-comique incursion dans les trafics en tous genres pouvant prendre place entre l'île et la Floride, avec Le Léopard de Ti Morne (Mark Kurlansky - autre Haïtien d'adoption, en tant que journaliste américain spécialiste du pays).

Sept nouvelles se haussent donc avec bonheur au-dessus du lot : la gestion très particulière et néanmoins ritualisée de la disgrâce des policiers trop curieux, dans L'auberge du Paradis (Kettly Mars), le fantastique déroulé à rebours, accéléré et magique, du destin cruel d'une petite fille de pêcheur, dans Claire Lumière de la mer (Edwige Danticat), la magnifique tentative d'un policier pour mener une enquête criminelle sans céder aux conseils gentiment corrupteurs, dans l'ironique Carrefours dangereux (Louis-Philippe Dalembert), une bien étrange exploration de la folie dans Blues pour Irène (Marvin Victor), une formidable fable du déracinement et de la vengeance glacée dans L'ultime département (Katia D. Ulysse), une manière plus contemporaine de traiter de ce déchirement entre culture traditionnelle, locale, et modernité américanisée, avec la quête personnelle de Hall de départ (Nadine Pinede), et enfin, la sublime marche triomphale et cruelle pour réparer l'injustice subie, avec l'énorme La Merci au portail (Marie Ketsia Theodore-Pharel).

Un recueil qui fouille Haïti au cœur, qui retourne sans hésitations ses terres les plus noires, qui y saisit les drames intimes, les espoirs fugaces ou les espaces libres arrachés avec tant de peine à la misère, à la corruption, aux illusions, anciennes ou modernes, en laissant toujours un discret espace au rire intérieur, même désespéré. Une lecture à recommander sans aucun doute.

Deux semaines plus tard, la police avait découvert que ma fille s'appelait elle-même Irène Gouin, qu'elle était un peu barjot, mais très belle, pourtant, m'avait soufflé un agent sur un ton de regret. C'est à dater de ce jour-là qu'était arrivé l'inspecteur Joseph, avec ses questions, sachant que j'avais eu une liaison avec Jimmy, et que Jimmy n'était pas seulement mon mort, mais celui de tous les habitants du Bel-Air qui l'avaient aimé et haï. C'était un mort public, lui avais-je dit de prime abord, sifflant entre mes dents. Un mort dont sans cesse les gens parlaient, cherchant en lui avec force proverbes et métaphores la part de l'ange et du démon, annulant notre histoire et celle, ancienne, poussiéreuse, de toutes les autres femmes aussi, sachant que de lui il ne me restait qu'un vague souvenir de draps en fouillis moites de sueur et d'haleine de vieilles paroles chuchotées. Ainsi toute histoire est faite, avais-je conclu, me disant en pensée que Jimmy avait peut-être eu une belle mort, sur le point de jouir, agrippé à la croupe de la meurtrière, beuglant. (in "Blues pour Irène")

 

Last & Lost : Atlas d'une Europe fantôme

Quinze briques de poésie et d'étrangeté venues des confins abandonnés de l'Europe...

Un livre étonnant : 15 textes, 15 auteurs, 15 photographes pour plonger dans les "confins" abandonnés de l'Europe : Vardo (village le plus oriental de Norvège), Virbalis (en Lituanie, ancienne gare gigantesque de la frontière russo-prussienne), Glaisin Alainn (théâtre amateur de plein air à la pointe Sud-Ouest de l'Irlande), la côte anglaise du Suffolk qui disparaît peu à peu dans la mer du Nord, Broustoury en Ukraine (la "Transcarpathie" à l'intersection de l'Ukraine, de la Roumanie, de la Hongrie et de la Pologne, Ada Kaleh (île engloutie par le lac du barrage des Portes de Fer sur le Danube), Boliqueime (terres désolées de l'Algarve), Corleone (en Sicile, après les tentatives de réforme agraire), Döllersheim (en Autriche, le plus grand champ de tir de la Wehrmacht), Kapoustine Iar (en Russie, près de l'ancienne capitale de la Horde d'Or), Hohenlychen (ancien sanatorium nazi), Tirana en Albanie, Rasa en Croatie , Progradec en Slovaquie, et enfin Amsterdam et ses ports "abandonnés et reconquis".... 15 briques de poésie et d'étrangeté !

Un exemple entre autres, à propos du terre-plein de théâtre de Glaisin Alann : Là où l'on danse, disait mon ami, il faut au moins avoir de la place. De ...la liberté de mouvement. Quiconque entrave cette liberté n'est pas seulement un ennemi de la scène et de l'art en général, il est son propre ennemi. Le missionnaire de Kerry et le recruteur de l'IRA ont été tout simplement absorbés par la foule, la musique, les rires. Les danseurs continuèrent à s'étreindre et à s'embrasser, et ce que l'homme du Nord accomplit n'offrait même pas matière à rumeur.

Un univers émietté qui devrait rappeler comme des souvenirs venus d'ailleurs à toutes celles et ceux qui fréquentent Yirminadingrad...

Le temps du rêve

Un cataclysme subtil orchestré de main de maître par un Norman Spinrad au sommet de sa forme.

Publié en novembre 2012, Le temps du rêve est le troisième ouvrage de Norman Spinrad, après Il est parmi nous et Oussama, à être paru D’ABORD en français, avant de trouver, le cas échéant, son éditeur américain. Une situation rare, qui mérite au passage un hommage à l’audace de l’éditrice de Fayard, Lilas Seewald, en la matière.

De quoi réjouir en tout cas le lecteur français, car l’auteur nous livre ici son meilleur titre depuis très longtemps, associant l’intelligence pénétrante qui est souvent sa marque de fabrique, comme dans Il est parmi nous (2009), Bleue comme une orange (1999) ou encore Le printemps russe (1991), pour n’évoquer que des romans écrits ces vingt dernières années – mais développant de surcroît ici une densité d’écriture, une maîtrise précise et concise de la langue qui renvoie cette fois à des textes plus anciens tels Rock Machine (1987) voire son mythique Jack Barron et l’éternité (1969).

Racontée entièrement à la deuxième personne, dans un choc narratif qui n’a rien de gratuit, l’expérience que vous allez vivre est celle de la Dreammaster 301, la première machine à rêver opérationnelle, qui vous permet – enfin ! – de vivre des rêves choisis et performants, plutôt que d’être livré aux aléas de votre inconscient individuel…

Sans aucune explication dissertative (car l’un des grands charmes de ce roman est son caractère direct, brut : l’intégralité de l’effort d’interprétation et de mise en perspective y repose sur le lecteur, abandonné, seul, face à sa bénéfique machine – si l’on excepte l'assistance automatique intégrée au logiciel...), la procédure même du rêve immersif rappellera bien entendu certains thèmes dickiens parmi les plus durs, de l’infiltration / pollution irrépressible du Dieu venu du Centaure au partage pour le moins risqué de Au bout du labyrinthe (qui se trouve être aussi l’un de mes romans préférés de Philip K. Dick).

Deux interrogations majeures parcourent – me semble-t-il - tout le texte, comme un filigrane plus ou moins apparent selon les moments. Une première question est flagrante, sur le pouvoir de l’énergie marchande, quasi désespérée, se lançant à la conquête de nouveaux (derniers ?) espaces imaginables pour l’ « entertainment » commercialisable. Une deuxième question est plus insidieuse, et d’une certaine manière beaucoup plus dérangeante, celle de la force des archétypes collectifs contemporains qui forment la « pop culture », imprégnant tout un chacun de cet « inconscient post-moderne », si bien analysé par Fredric Jameson, si magnifiquement malaxé par les auteurs magiques que peuvent être Rodrigo Fresan, Tommaso Pincio, Claro, Arkady Knight, Jean-Marc Agrati, ou bien sûr, Thomas Pynchon. Force ludique le plus souvent, critique parfois, mais dont l’aspect délétère méritait d’être… plus amplement testé !

Voici donc un cataclysme subtil orchestré de main de maître par un Norman Spinrad au sommet de sa forme, à 72 ans, et finement traduit par feu Roland C. Wagner et par Sylvie Denis.

***

"Le Maître des Rêves vous propose un choix de deux cents rêves tirés de la mythologie, de l'histoire, de la littérature et du grand écran", ronronne une voix féminine pleine de charme. "D'autres seront bientôt disponibles dès que nous aurons obtenu de nouveaux droits d'adaptation pour cette forme de loisir ultime, et que notre équipe sans cesse croissante de sorciers du Temps du Rêve les aura produits." (…)

« Bienvenue dans le Temps de votre Rêve ! clame Sigmund Marx. Bienvenue dans les rêves dont vous avez toujours rêvé ! Grâce au DREAMMASTER 301, vous pouvez faire les rêves que vous désirez, et non plus subir les conséquences du poulet caoutchouteux de la veille ou des potins de votre mère juive. » (…)

« Ne pleurniche pas comme une dégonflée de mauviette ! » aboie le conducteur d’une voix de sergent instructeur à Paris Island. C’est Schwarzie le Gouverneur, dans son costume de Sergent Slaughter, un cigarillo entre les dents. « Tout homme qui ne porte pas de sous-vêtements féminins rêve de Gloire ! Sois un samouraï, fiston ! » (…)

"– Et tu vas me dire comment arranger ça, hein ?
– Qu’est-ce qui te fait penser que j’en sais plus qu’Edgar Rice Burroughs, les phallocrates qui ont écrit la Bible ou Siegal et Shuster ? Nous étions à peine descendus des arbres que nous tentions déjà d’atteindre le palais de la Liberté. Le chemin est barré par les pires monstres que tu puisses imaginer, et d’autres auxquels je te conseille de ne même pas penser – les serpents et les marchands d’huile de serpent, les Guides suprêmes et l’Inquisition espagnole, les Capitaines Ego et les Fantômes dans ta Machine, la cabale du mont Olympe et les salopes castratrices, la Créature de la Latrine verte et les Gargouilles de l’Inconscient collectif – et si jamais quelqu’un l’a atteint, il n’a pas posté la carte sur Google. Chacun doit en trouver soi-même le chemin."
(…)

« Écoute-moi, ma jolie, écoute-moi bien : quand je te libérerai, tu flotteras comme un papillon. » Elle produit quelque chose comme un billet d’avion dans une pochette dorée. « Le moment est venu de voler, bouge tes fesses et prends ta carte Grand Voyageur. Tu pars pour un tour du monde, ouvre grand les yeux ; quand tu reviendras, tu pourras faire un bon gros voeu. Demande la Lune, un petit ami ou une réserve à vie de tartes à la crème zéro calorie. » Tu prends le billet et… Tu es un papillon. Un monarque orange vif et noir voletant au-dessus des danseurs, tu tournoies, tu tourbillonnes, tu danses dans les airs au son de « Lucy In the Sky With Diamonds ». Pas de diamants dans le ciel du gymnase du lycée, mais ta marraine la fée est là-haut avec toi, une fée Clochette rasta de Woodstock planant sur des ailes irisées de libellule. « Le bon karma te fait grandir, la scoumoune rétrécir, tu touches la terre ferme, c’est la claque, voire pire. Il y a toujours un piège, alors voici le truc, ma belle : comme un pilote de l’Air Force, tu dois mériter tes ailes. » Tu es haut dans l’Immensité bleue, minuscule papillon décrivant des cercles devant un gigantesque arc-en-ciel sous lequel un million d’oiseaux-mouches filent en tout sens, tels des hélicoptères de dessin animé. « C’est parti, fais de ton mieux, le moment de voler en solo est venu. Je ne peux pas te jeter aux chiens sans rime ni raison, alors cette fois c’est sur le compte de la maison. » (…)

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