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Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire

L’histoire se déroule à Aarhus, deuxième ville la plus importante du Danemark et la ville danoise la plus multiculturelle. Le narrateur est un pakistanais d'éducation musulmane et devenu athée, professeur comme Tabish Khair de littérature anglaise à l’université d’Aarhus.

Ce roman est une jubilation de la première à la dernière page, et en même temps formidablement rusé. Au début - dans un premier chapitre intitulé "Prolégomènes à une intrigue"-, le narrateur se masturbe désespérément au volant de sa Hyundai pour tenter de récupérer un échantillon de son sperme dans un récipient de plastique pour une procréation médicalement assistée. Ça ne fonctionne pas car il est trop pressé (il n’a que dix minutes car il doit prononcer une conférence une heure plus tard loin de là) et trop stressé (notamment car le récipient est d’une taille très imposante et car il est perturbé par l’apparition d’une voiture de police dans la brume matinale qui, pense-t-il, ne va pas manquer de venir voir ce qu’un individu apparemment musulman fait à cette heure matinale dans une voiture dont le moteur tourne).

À la suite de cet échec, et de son refus de continuer ces tentatives de masturbation déprimantes, son mariage va imploser et il va s’installer en colocation avec Ravi, un indien hindouiste de la grande bourgeoisie, écrivain thésard au charme dévastateur, dans l’appartement de Karim Bhai, un chauffeur de taxi, indien lui aussi, un musulman orthodoxe et rigide, dénué de tout humour. L’auteur est particulièrement doué pour brosser avec ses personnages la complexité des trajectoires et des personnalités humaines, ici avec ces trois personnages, trois immigrés pris entre leurs repères culturels d’origine et leur expérience du Danemark.

Mais ce n’est pas tout, pour les prolégomènes. Le narrateur, écrivain-professeur malicieux ou tout du moins absolument non fiable, nous dit aussi comment on devrait raconter une histoire, selon les canons de la théorie littéraire, en même temps qu’il fait dans son roman exactement l’inverse : En annonçant d’emblée, et au fil du récit, que des événements dramatiques à forte portée médiatique vont nous être révélés, que cet appartement fut celui mentionné dans tous les tabloïds lorsque "la chose" est arrivée, qu’il aurait dû se méfier…, il va, par la construction de la narration elle-même, questionner les préjugés sur la création littéraire et nous montrer comment nos préjugés se forgent en général.

La cohabitation des trois indopakistanais, leurs échanges, leur voisins et collègues, et leurs histoires d’amour – des rencontres via Internet à l’histoire d’amour de Ravi avec Lena, une danoise superbe mais manquant totalement de spontanéité -, forment un roman passionnant à multiples intrigues, qui questionne avec beaucoup d’humour les préjugés et soulève de très nombreuses questions : Cette société danoise (et occidentale) qui se dit permissive et tolérante l'est-elle vraiment ? Pouvons-nous appréhender la complexité de l’autre dans un environnement simplificateur, dans lequel nous sommes matraqués sans cesse d’images préfabriquées ? Quelles sont les conséquences éventuelles de la peur et de la menace terroriste, toujours identifiée comme islamiste, qui est amplifiée en permanence par les media ? Comment peut-on – ou peut-on seulement – ne pas être envahi par les préjugés et les idées reçues, y compris pour des individus ayant évolué dans un milieu «multiculturel», et qui se croient ou se veulent tolérants et ouverts ?

Avec son titre provocateur (la première fausse piste d’un écrivain apparemment très joueur), en hommage à Dany Laferrière, «Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire» est une lecture jubilatoire et profonde, avec des questions qui résonnent pendant longtemps.

«Ravi se l'expliquait ainsi : "Presque tous les Angliches et les Yankees titulaires dans les facultés d'anglais du Danemark, qui sont ici au fond parce qu'ils sont américains ou angliches, et tous les Danois, qui sont ici parce qu'ils sont Danois - ce qui me semble déjà beaucoup plus logique -, adorent la littérature multiculturelle, bâtard. Tu le sais bien. Nous le savons bien. Cela leur rappelle leurs arrière-grands-parents aux colonies. Evidemment ils aiment Rushdie et Naipaul. Naipaul, Kureishi, Rushdie : enfin, ces types sont tellement indiens qu'ils parlent même avec un accent anglais ! Voilà pourquoi les gens comme nous devraient écrire des romans, "yaar" ; imagine tes collègues se tortillant dans tous les sens, partagés entre leur désir d'être ouverts d'esprit et la crainte souterraine que nous leur chapardions leur langue de pain et de beurre, et ceci avec notre accent délibéré de "roti" et de "ghee".»

Lexique (dans le glossaire à la fin du roman) :

"Yaar" : Mon vieux, mon pote (argot hindi)

"Roti" : Pain plat de farine complète, sans levure

"Ghee" : Beurre clarifié

Le clan Boboto

Surprenante et réjouissante saga franco-africaine en banlieue parisienne.

Publié en 2009 en auto-édition par le « griot junior » franco-congolais Joss Doszen, « Le clan Boboto » surprend et réjouit.

Loin des clichés complaisants véhiculés à longueur d’année par les séries télévisées de TF1 (mais trop souvent aussi par celles d’autres chaînes pourtant réputées plus exigeantes), le roman donne vie à une famille franco-africaine étendue, avec ses cousins « adoptés », ses voisins devenus partie prenante et ses partenaires de cœur et de rapine, plongée dans l’authentique dureté socio-économique d’une cité de banlieue déshéritée aux horizons bouchés.

Jouant avec une étonnante maturité de points de vue successifs qui dévoilent dans un efficace clin d’œil faulknérien ce que chaque protagoniste sait des autres, croit savoir, ou ignore purement et simplement, l’auteur nous entraîne avec brio et dans une langue maîtrisée et savoureuse dans les méandres d’une incroyable « volonté de s’en sortir », cimentée par des valeurs morales en quelque sorte « recomposées », hésitant en permanence entre individualisme et sens du collectif, sans illusions romantiques surestimant la force mythique d’une solidarité « africaine », mais sans mépris ni aveuglement face à toute la légèreté vive et dansante qu’elle peut introduire dans la grisaille des existences trop vite condamnées…

Sans misérabilisme, sans morale conventionnelle, sans étalage gratuit de spectacles épicés ou mortifères, le « Clan » dessine les contours d’une saga qui vibre paradoxalement des meilleures composantes du « Parrain » de Mario Puzo – et l’on se prend à songer qu’un cinéaste talentueux se saisisse de ce puissant canevas franco-africain comme Francis Ford Coppola le fit pour le mythe italo-américain plus ancien.

Quelques (petites) scories et coquilles toujours difficiles à éviter en auto-édition ne gâchent guère le plaisir intense et bien songeur ressenti à la lecture de ce texte, dont on s’explique mal qu’il n’ait pas jusqu’ici trouvé d’éditeur classique. Ou que l’on s’explique trop bien hélas, pour un roman écrit avec grâce, vigueur et redoutable franc-parler par un Franco-Africain, et refusant de se couler dans les « canons acceptés et recherchés » de la littérature écrite en France par des Noirs…

« Tiens il va falloir que je chambre le bonhomme d’ailleurs. Quand je le vois comme ça de profil à papoter avec Arléna je me rends compte qu’il commence à prendre du bidon. Ce confort de bourgeois qui nous gère depuis un moment ne fait du bien à aucun d’entre nous. Quand je pense qu’il jouait au dictateur pour que nous soyons physiquement toujours au top ! Il disait toujours que vu le bouge dans lequel nous vivions nous ne pouvions pas nous permettre d’être faibles. Il fallait se débrouiller pour faire toujours partie des plus forts afin d’éviter les emmerdes.
Mina nous a baladés dans toutes les salles de sport, de la natation à la musculation et surtout au taekwondo où lui, Scotie et moi sommes très vite devenus les meilleurs de nos générations respectives. Même Andriy qui a échappé aux compétitions de taek n’a pu échapper aux séances de muscu hebdo et de self-défense. Mina a fait de cette famille une bande de guerriers à qui il était interdit de combattre. Pour lui c’était au général de combattre et pas aux soldats, mais sur ce point-là il s’est complètement ramassé. Comment aurait-il pu faire pour nous éviter à tous de rentrer dans la mêlée quand on vit dans un ghetto pareil ? Nous avons tous failli y rester, chacun affrontant ses propres démons et chacun cherchant à s’accrocher au premier ange qui lui tendrait un bout d’aile. Moi j’ai mis des gnons au mien mais j’ai tout de même reçu la perche. Et l’ange s’est chargé de me mettre le coup de bâton au cul pour m’empêcher de sombrer dans le chaos qu’était mon univers familial. »

 

Dans les Cités

Magnifique, poétique, drôle et tragique odyssée d'une immersion ethnologique en banlieue.

Publié en 2011 chez Fiction & Cie au Seuil, le deuxième roman de Charles Robinson nous offre, en 520 pages denses, hautes en couleur, en poésie et en surprises, une véritable odyssée d’une « cité » de grande banlieue parisienne.

Mandaté par un cabinet d’architecture, à la fois posément cynique et gentiment post-moderne, le narrateur, jeune ethnologue à peine sorti des études, entreprend une enquête aussi approfondie que possible, à la rencontre méthodique des habitants des Pigeonniers, ex-cité urbanistiquement radieuse dont il est lui-même originaire – mais qu’il a quittée il y a fort longtemps -, alors qu’elle est secrètement promise à une destruction prochaine avant d’être rebâtie « à neuf ».

Le regard ethnologique, magnifique position narrative, permet de rencontrer un maximum d’acteurs locaux – conformément au cahier des charges de l’étude – et de retranscrire leurs perceptions dans leur propre langage, rodomontades et provocations comme passions et désirs, bâtissant une ample fresque sous nos yeux de lecteur de moins en moins incrédule : GTA le « fixer », 666 ou No Life les bio-goths, M l’entreprenant entrepreneur des vices tous azimuts, Jizz et Craps les musclées petites mains des micro-empires en gestation, Goune la joueuse de poker en ligne, Booz et Mooz les obèses intellectuels autodidactes et prophétiques, Gerberine le passe-muraille qui sait tout des secrets de la cité, la Grenouille infatigable responsable locale de Pôle Emploi, Mister Gaulois le concierge jadis vilipendé reconverti en garde-champêtre informel et néanmoins reconnu, et tant d’autres mutants plus ou moins prononcés produits par les lieux… jusqu’à l’Opossum, la propre sœur enseignante du narrateur.

Tandis que remontent à la surface, conscience et mémoire du narrateur, les souvenirs d’enfance et d’adolescence, des amours de l’époque avec la surdouée Bach Mai et de la complicité contrariée avec le « meilleur ami », l’enquête verra surgir le sans doute inévitable : la violence sourde, nourrie de légendes urbaines et de rêves impossibles à maîtriser, qui peut jaillir sans prévenir, geyser de préjugés et de fatalité.

Un grand livre, qui mérite d’être mis en résonance avec le très beau et si surprenant « Clan Boboto » du « griot junior » Joss Doszen.

« - Dans un village, des tas d'occasions existent pour tisser des liens, les gens ne font pas que se gêner mutuellement. C'est un peu baguette & tradition, bien sûr. Mais ça marche, ça fermente. Là, l'incubateur était tellement stérile que seules des formes mutantes ont pu survivre. À la marge. Des bricolages existentiels. »

« Elle repart vers l'entrée du magasin, franchit cet étrange corridor qui sert en général à préparer l'assassinat des vachettes, et qui sert ici à désigner à la ville et au monde les salopards SORTIS SANS ACHAT, elle passe entre les portiques qui ne se donnent même pas la peine de l'électrocuter. »

« En fait, cette imbécillité qu'on nomme l'adolescence, il ne faut pas la juger à ces pousses désordonnées et répétitives, mais à la profondeur des racines qu'elle fore.
Ne vous fiez pas aux feuilles jobardes, ses fruits sont sous la terre. L'adolescence, c'est des patates. »

 

Le désordre Azerty

L'île enchantée d'Eric Chevillard

RENTRÉE

«Le monde littéraire entre en ébullition des le début de l’été. Combien va-t-on publier de romans à la rentrée ? Passionnante énigme, il est vrai, car sitôt la réponse connue, une rapide soustraction permettra de chiffrer précisément l’augmentation par rapport à l’année précédente. L’information met en émoi les rédactions des journaux et magazines qui s’empressent de la relayer. Ces statistiques succèdent opportunément aux estimations concernant le nombre d’hectares de forêt incendiées pendant l’été qui n’intéressaient plus personne – cependant, le lecteur avisé se demandera s’il n’est pas question en d’autres termes de la même tragédie.»

547 titres en Janvier 2014 … et un Chevillard, un exercice de style qui se moque du réel, et de la littérature qui le plagie, et en oublie sa fantaisie et ses bestiaires.

De cet abécédaire de vingt-six chapitres, d’"ASPE" à "NUIT NEIGE NOËL", surgit une image de la machine à écrire d’Eric Chevillard comme une île enchantée, sur les plages de laquelle se croisent en désordre, le phacochère et la tarentule, le balbuzard et l’alligator, tous les rabat-joies qui contestent l’utilité de la littérature, foule de meurtriers efficaces de l’imagination (« les encadreurs supérieurs, les savonneurs de maîtres, les exportateurs d’importateurs délocalisés, … les anticipateurs grégaires, les assortisseurs de chaussettes, les agents immobiles… »), mais aussi une petite fille magnifique, une sorcière hideuse qui sent la rose, ou encore une marquise capricieuse.

Lorsque l’homme est devenu écrivain, qu’il a trouvé son style et s’est extirpé «de la gangue de la langue commune» (ce fut dans la nuit du 15 février 1985 pour l’auteur), il peut sortir de l’ennui ordinaire du quotidien et venir pour toujours habiter cette île. L’auteur se décrit comme un asocial qui déteste être mis en joue par le photographe, mais le lecteur entre ici à l’intérieur de son crâne, et tombe amoureux, une fois de plus, de son style, ce capharnaüm apparent et jubilatoire.

J’ai abordé un jour par hasard sur l’île d’Eric Chevillard. Ne venez surtout pas me secourir, je reste. Moi non plus, je n’aime pas la rentrée.

«Voici Septembre et notre cœur se noue. Tristesse des longs jours et des mois à venir. La fermeture à glissière des trousses neuves coulisse comme si tout allait de soi, la gomme est encore un parallélépipède parfait, marmoréen – ce savon sera vite entamé, rogné, aboli – on nous en passera d’autres -, tandis que les crayons interminables et les épais cahiers de liasses vierges donnent la mesure de la besogne à accomplir.»

Brève histoire de pêche à la mouche

Week-end de pêche en Autriche, suspense insoutenable. Dans l'imagination du lecteur uniquement ?

De même qu'il m'avait enchanté par sa remarquable subversion du "thriller à serial killer" que constituait son enneigé "La douceur de la vie" de 2007 (publié en français chez Quidam en 2011), le romancier-psychiatre autrichien Paulus Hochgatterer prouve avec ce bref roman (110 pages) de 2003 (publié en français, déjà par Quidam, en 2010) qu'il excelle aussi à jouer avec les codes du "nature writing" et du suspense potentiellement horrifique.

Le week-end de pêche à la mouche de ces trois psychiatres autrichiens se transforme sous sa plume en une expérience insolite, où le soin apporté par chacun, les deux pêcheurs confirmés comme le néophyte désireux d'être à la hauteur, au choix de la "mouche" adaptée au moment et à la situation, les considérations sur tel ou tel poisson, les dialogues évidemment pétris de possibles "mauvaises" interprétations, et certains monologues in petto pour le moins troublants, se lient et s'assemblent pour engendrer une atmosphère lourde et inquiétante, qui fait songer aux premières minutes du "Délivrance" de John Boorrman, et qui ne nous quitte pas jusqu'au bout de ces pages : des choses terribles peuvent se passer, vont se passer, ou peut-être se sont déjà passées...

Une belle réussite.

 

Défaut d'origine

D'une superbe écriture maîtrisée, régler son compte au romantisme de l'origine et de l'exil.

Publié en 2003 chez Allia, le premier roman d'Oliver Rohe impressionne d'emblée.

Dans un monologue intérieur véhément, durant le temps d'un trajet en avion, simplement entrecoupé des bribes de tentatives de dialogue anodin de la part d'un encombrant et alcoolisé voisin de siège (dans une situation qui plairait donc immanquablement aux amatrices et amateurs du "Zone" de Mathias Énard), le narrateur - se référant sans discontinuer aux paroles, rappelées au fil d'années de fréquentation, d'un ami d'enfance (qui ne s'appelle peut-être pas Roman par hasard) qu'il part rejoindre dans son pays d'origine, non spécifié, dévasté depuis des années par les guerres civiles, les invasions étrangères qui osent à peine dire leur nom, les fléaux religieux, les seigneurs de la guerre perpétuellement auto-proclamés, mais aussi par les grandes réconciliations imposées dans le culte de l'oubli, de la croissance et du profit - règle aussi sauvagement qu'in petto ses comptes avec ses origines, sa famille, son père disparu, sa mère étouffante, mais aussi et peut-être surtout, dans une saisissante spirale inversée, avec la notion même d'origine, et la bêtise monumentale qu'y attachent à foison ceux qui "sont nés quelque part".

Repoussant avec une rage maîtrisée la nostalgie, la complaisance de l'exil et la mémoire enjolivée de "la terre qui nous a vu naître", le narrateur réalise ici un formidable exorcisme de toutes les tentations romantiques de tous les LIbans, toutes les ex-Yougoslavies, tous les Rwandas du monde. Bâtissant sur les ruines réelles des conflits comme sur celles de la mémoire, Oliver Rohe résonne superbement avec les récents travaux de Jean-Yves Jouannais ("L'usage des ruines"), met incidemment singulièrement en perspective "Le quatrième mur" de Sorj Chalandon, et ravive la flamme perpétuelle de Claude Simon.

Ambitieux et réussi, un roman dont la nécessité est intacte, dix ans après sa parution.

"Elle était au courant et elle m'a tout bonnement intimé l'ordre, car à cet âge-là on ne peut pas distinguer un ordre d'un conseil, de mentir effrontément en remplissant ces fiches de renseignements. Dis-leur qu'il est homme d'affaires international mondialement introduit me conseillait ma mère, dis-leur qu'il s'absente souvent pour affaires mondiales, dis-leur aussi que ce sont ces affaires internationalement répandues qui le poussent à voyager très souvent et que les affaires mondiales et internationales passent avant tout, voilà ce qu'elle m'enseignait ma mère. Ne leur dis surtout pas ce qu'il fait en vérité, ce qu'il fait est ici jugé honteux comme tu l'apprendras plus tard, d'ailleurs laisse-moi te dire mon fils que ce qu'il fait il ne le fait qu'en parfait dilettante, voilà ce qu'elle jugeait bon de rajouter. Il faut que tu apprennes à garder un secret me répétait toujours ma mère, ce qui se passe à la maison n'a tout de même pas besoin d'être divulgué à tous, le plus important dans la vie d'une famille bien soudée est de savoir garder un secret car un secret bien gardé est la garantie d'une famille bien soudée. Ce qu'il fait ou ne fait pas doit donc rester un secret connu de nous uniquement, les autres n'ont pas besoin de la savoir, voilà comment ma mère me préparait à l'épreuve des fiches de renseignements."

 

Corps à l'écart

Très belle fable de la décharge publique comme creuset mythique contemporain.

Publié en 2011, traduit en français en janvier 2014 par Sarah Guilmault chez Asphalte, le sixième roman de la Milanaise Elisabetta Bucciarelli réussit l’un de ces rares miracles d’équilibre entre deux pôles thématiques, grâce à une écriture inventée en profondeur pour l’occasion.

Dans un coin de Lombardie, sans doute dans le triangle industriel Bergamo-Brescia-Piacenza, gît à ciel ouvert une gigantesque décharge, rassemblant en un seul lieu intense, nouvelle terra incognita potentielle d’une société en crise de nerfs permanente, trois réalités contemporaines cherchant toujours et encore l’enfouissement. La décharge y est d’abord le lieu de l’écume épaisse de la consommation tous azimuts et de l’obsolescence programmée. Elle y incarne ensuite le si profitable business de la déchetterie, sous sa forme légale déjà fort rémunératrice comme sous sa forme illégale de l’élimination à bon compte de déchets qui demanderaient « normalement » un onéreux traitement spécifique (et l’on songe au portrait implacable de l’investissement consenti par le grand banditisme dans le domaine, si bien rendu par Roberto Saviano et son étonnant narrateur de « Gomorra » en 2006). Elle y est enfin le refuge de la communauté désemparée et hasardeuse de quelques laissés pour compte, d’origines bien diverses, qui s’y inventent une vie précaire et néanmoins libre, faite de récupération, de bricolage et de revente – les spectres atroces de la vie sans issue du « Rafael, derniers jours » de Gregory McDonald (1991) ne sont pas loin, heureusement ajustés et tempérés par une solidarité quotidienne qui évoque aussi les bidonvilles d’Eric Miles Williamson, et particulièrement de son « Bienvenue à Oakland » (2009).

Sur cette scène qui a tout pour s’affirmer définitivement sinistre et blafarde, mais que pourtant illuminent les ferveurs d’un gamin en rupture de ban, d’un fuyard irakien ou d’un inventif réparateur africain, un incendie criminel servira de révélateur ponctuel à la noirceur qui rôde partout, traquée en l’espèce par un jeune pompier subtil, bienveillant et pudique. Une histoire simple, en 200 pages et 90 brefs fragments jetés à la face de ces « cités mortes » et « paradis infernaux » dépeints et analysés par Mike Davis, mais une histoire transfigurée et rendue puissante par l’invention d’un langage rare, celui de ces humbles jetés ou réfugiés là, à la parole souvent économe et sibylline, à la capacité hors du commun, justement, à « serrer les dents » sur la peine, la douleur et le malheur, à exprimer leur vie en de curieuses paraboles agrégeant légendes urbaines, bribes poétiques spontanées et création de leurs propres mythes quotidiennement salvateurs.

Une magnifique fable, terriblement contemporaine, qui extrait de la bienveillance, de la solidarité et de la poésie du plus improbable et mortifère des matériaux glacés de la modernité.

« À présent, il s’arrête. Tu vois que c’est un chien, un mâle, facile à désosser : il suffirait d’un couteau qui coupe bien, ceux pour la viande. Un chien côtelette, oreille, cou. Un chien queue effilée, droite. Il arrache quelque chose du sol, il tire dessus comme si c’était un bout de tissu, un chiffon, un jeu. Tu observes plus attentivement, il continue de tirer sur l’objet, de le lacérer avec ses dents blanches. Il déchiquette, se démène, éclaboussures jaunes et museau gras. Tu le vois chien, mais tu le sens homme. Pas tant dans l’apparence que dans ses prédispositions. Cette façon qu’il a de chercher sans arrêt. Seul et silencieux. Tu t’approches doucement, de sorte qu’il ne t’entende pas. Il s’arrête et, sans même avoir bougé les yeux, il t’a déjà perçu. Il a senti ton odeur parmi les odeurs. C’est dans sa nature, qui ne plie pas, ne succombe pas face aux décombres, aux ruines, aux gravats, aux déchets, aux restes et aux rebuts qui t’entourent. La faim est encore là. Ça n’a servi à rien, ce bout de repas arraché à la terre, à ce tas indistinct, pas même à remplir un peu ce ventre besace, ni à réveiller son odorat. Son instinct lui ordonne de chercher encore de la nourriture. Pas d’aller se mettre à l’abri ni de trouver un partenaire sexuel. »

 

Libraire du mois : Catherine Dufour

Jérôme NOIREZ Costes, Art criminel

Michel HOUELLEBECQ H.P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie

Roland LEHOUCQ SF : la science mène l'enquête

Miroslav PENKOV A l'est de l'Ouest

Bill BRYSON Une histoire de tout, ou presque...

Violaine GELLY / Paul GRADVOHL Charlotte Delbo

Philippe CHARLIER Male mort : Morts violentes dans l'Antiquité

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