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Icelander

Très grand roman, maîtrise narrative pour un hommage déjanté aux pulps 1930 et aux mythes nordiques.

Publié en 2006, et en 2010 en français chez Asphalte dans une traduction d'Audrey Coussy, le premier (et pour l'instant unique) roman de Dustin Long constitue un réjouissant et haletant tour de force.

L'intrigue elle-même est fort difficilement racontable, et je me contenterai donc d'indiquer que l'on suit, sur quelques journées entremêlées de très nombreux flash-backs et flash-forwards pas toujours aisés à situer d'emblée dans le temps, quelques protagonistes assemblés à New Cruiskeen, en un jour de fête consacrée à la mémoire de la célèbre enquêtrice Emily Bean, désormais décédée, autour de Notre Héroïne, la fille d'Emily, dont la meilleure amie, Shirley McGuffin (dont le patronyme même, bien entendu, pointe avec force vers ce dont il s'agit réellement dans cette histoire), a été assassinée la veille, forçant ainsi la jeune femme à prendre l'enquête à son compte, fût-ce avec répugnance... Et l'on doit signaler que New Cruiskeen est aussi un village étroitement connecté à Vanaheim, le mythique royaume souterrain situé "sous l'Islande", révélé aux yeux du monde quelques années auparavant, et d'où sont originaires les archi-ennemis d'Emily Bean et peut-être de sa fille, Notre Héroïne...

Ce scénario trépidant (le rythme de la narration, malgré la neige, la glace et le froid environnants, est époustouflant) est surtout le prétexte à un étourdissant tour de force, dans lequel l'auteur, maîtrisant à merveille les techniques de multi-enchâssement narratif vertigineux d'un Mark Z. Danielewski de "La maison des feuilles", les appliquant à une galerie de personnages principaux et secondaires que l'on pourrait parfois croire échappés des aréopages universitaires de l'Amanda Cross de "L'affaire James Joyce" ou de "Mort à Harvard", puise avec délectation dans un grand coffre à jouets bourré d'éléments issus des pulps des années 1920 ou 1930, dans lequel des montagnes hallucinées et des hommes de bronze voisineraient avec des prestidigitateurs hypnotiseurs et télépathes ou des excavateurs pelllucidariens.

À la fois hilarant, rusé, ultra-référentiel et néanmoins d'une digestibilité et d'une maîtrise narrative hors du commun, un grand roman.

"Une fois, alors que Notre Héroïne était âgée de seize ans, elle avait fait rouler sous la table deux malfrats norvégiens de cent dix kilos. Sa mère avait dévoilé leur réseau de contrebande et ils avaient retenu l'adolescente captive dans le sous-sol d'une mercerie pendant deux jours. Jamais à court d'idées, cependant, Notre Héroïne avait réussi à les convaincre de jouer au Roi qui boit (un jeu à boire dont ils lui avaient parlé le premier jour de sa captivité), simplement pour passer le temps, soi-disant.
"Il vous faudra me détacher les mains, leur avait-elle dit.
- Euh... Je sais pas trop. Le patron nous a vraiment dit de ne pas...
- Bon, on joue ou pas ? Il est certain que je n'ai pas assez confiance pour vous laisser me verser des verres dans le gosier. Ou bien vous avez peur que je vous batte tous les deux ?
- Bah, vas-y. Détache-la, Haakon."

[Charybde 4 approuve.]

Confiteor

Roman d'une rare puissance, somme de son auteur, d'une ampleur comparable à celle d'un Musil.

« Jo confesso », publié en 2011 en catalan, paraissant en août 2013 en français aux Actes Sud sous le titre de « Confiteor » dans une impressionnante traduction d’Edmond Raillard, dixième roman de l’auteur, aura bien des chances d’apparaître aux yeux des lecteurs aguerris du romancier-philologue de Barcelone comme une synthèse monumentale de ses principaux écrits précédents.

Pour ceux qui le découvriront seulement, je prends le pari qu’ils connaîtront un immense bonheur de lecture, égal au mien, et qu’ils seront d’accord, après cette plongée dans 800 pages d’une rare densité, pour l’installer – peut-être paradoxalement – sur le même type de piédestal que « L’homme sans qualités » de Robert Musil (qui aurait au passage absorbé avec subtilité « Les désarrois de l’élève Törless », pour parfaire son déguisement de roman d’apprentissage). Et, oui, je pèse ici mes mots.

Le roman épouse d’abord l’apparence du récit d’enfance d’Adria, principal narrateur et protagoniste de l’ensemble, qui, du bas de ses sept ans, dans la Catalogne de l’après-guerre franquiste, se voit signifier par son père, antiquaire très haut de gamme, spécialiste des manuscrits et objets culturels rarissimes, linguiste accompli, son destin, déjà décidé, de violoniste virtuose ET d’érudit hors normes, destiné à la connaissance la plus globale possible (notamment par l’apprentissage progressif d’au moins 14 ou 15 langues) avec peut-être toutefois, le moment venu, quelques retombées commerciales intéressantes pour le magasin familial d’antiquités…

Rapidement, toutefois, le roman prend son essor, quitte ce terrain d’apparence encore familière et prosaïque, pour parcourir avec ferveur, passion et terrible urgence (ce qui – lorsque la moitié du propos SEMBLE concerner les notions mêmes de connaissance, d’érudition et de talent artistique – relève ici d’une singulière prouesse), en les ancrant au plus profond de la chair et de l’intellect de ses personnages, l’ensemble des thèmes chers à Cabré, évoqués dans les romans précédents : valeur de la création artistique – et tout particulièrement musicale, combat pour le pouvoir dans la famille et hors de la famille – et corruption qu’entraîne le pouvoir, rôle de la connaissance dans la morale de l’individu et de la cité,… mais aussi hélas, impossibilité du pardon.

Pour mener à bien cette gigantesque fresque en forme d’histoire d’amour maudit malgré (presque) tous les efforts, et de formidable interrogation sur la possibilité pour la connaissance et l’art de jouer un rôle, si ce n’est d’antidote, par trop illusoire, au moins de ralentisseur face à la course à l’avidité et au mal dans laquelle l’humanité se plonge si souvent et si goulûment, Jaume Cabré convoque tour à tour, dans des volutes de narrations enchevêtrées, de temporalités multiples, de révélations, de liens qui se dérobent, d’hypothèses fallacieuses et de désolantes surprises, une extraordinaire galerie qui inclut, à travers les âges, en sus des étonnantes familles et proches du héros et de ses meilleur(e)s ami(e)s, un bûcheron émérite, un fabricant de violons rivalisant peu à peu avec Stradivarius, un colonel SS, un médecin allemand dévoyé, un inquisiteur adjoint résistant aux ordres les plus abjects de son supérieur Nicolas Eymerich (le « religieux » catalan historique, et non son génial pendant réinventé par Valerio Evangelisti), un ou deux philosophes et linguistes de réputation mondiale, un survivant de Birkenau, un commissaire de police catalan, un moine exilé au fin fond de l’Afrique, un nazi brièvement réfugié au Vatican, et bien d’autres… donnant au roman tout ce foisonnement érudit, subtil, et pourtant dynamique et bouillonnant, qui rapproche donc bien, malgré les apparences, Cabré de Musil, la sphère européenne de la pensée, ayant à digérer (et n’y parvenant guère) l’historicité du fascisme après 1945 de la Cacanie aux valeurs millénaires pourtant bien moribondes, et l’amour total pris dans le piège de l’impossibilité du pardon – ou de l’ironie tragique du sort, que ne renierait pas l’Anouilh d’ « Antigone » - à celui, même platonique, qu’interdit la société viennoise de 1910.

Et au milieu de ce chaos et de ces rapides insensés, l’âme d’un violon gouverne peut-être néanmoins le fleuve horrible…

Un très grand roman, presque impossible à résumer, difficile à ne pas dévoiler de manière dommageable tant les rebondissements, les rires (parfois serrés), les intuitions de lecteur démenties et les surprises - sans recours à un deus ex machina, mais seulement à la mécanique cruelle de la tragédie – y sont belles et nombreuses. Un roman qui ne trahit jamais votre intelligence, et vous fait néanmoins pleurer d’émotion dans ses cinquante dernières pages. Un roman qu’il ne faudra vraiment pas rater à partir de sa sortie fin août, voilà.

En citation, pour ne rien déflorer par inadvertance, je me contenterai du tout premier paragraphe, qui donne le ton :
« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j’ai vu clairement que j’avais toujours été seul, que je n’avais jamais pu compter sur mes parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j’avais pris l’habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l’averse, je suis arrivé à la conclusion que cette charge m’incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m’a fallu soixante ans pour voir ça. J’espère que tu me comprendras et que tu sauras voir que je me sens désemparé, seul, et que tu me manques absolument. Malgré la distance qui nous sépare, tu me sers d’exemple. Malgré la panique, je n’accepte plus de planche pour me maintenir à flot. Malgré certaines insinuations, je demeure sans croyances, sans prêtres, sans codes consensuels pour m’aplanir le terrain vers je ne sais où. Je me sens vieux et la dame à la faux m’invite à la suivre. Je vois qu’elle a bougé le fou noir et qu’elle m’invite, d’un geste courtois, à poursuivre la partie. Elle sait que je n’ai plus beaucoup de pions. Malgré tout, ce n’est pas encore le lendemain et je regarde quelle pièce je peux jouer. Je suis seul devant le papier, ma dernière chance. »

[... Charybde 1 et 3 approuvent totalement et insistent : lisez-le.]

Faillir être flingué

Une TUERIE !! (2e)

Une poignée de destins convergent à travers la plaine et les montagnes.

Zebulon a des sacoches pleines à l'épaule et la violence au bout des doigts, les McPherson sont accrochés au chariot de leur vieille qui n'en finit par de mourir, Gifford a mis ses pas dans ceux d'Eau-qui-court-sur-la-plaine, chamane sans tribu, Elie a ses problèmes aussi, causés par un archet de contrebasse... Ils sont cow-boys, médecin, chamane, commerçant, musicienne, pute ou blanchisseur. Ils ont des comptes à régler et une ville à construire.

L'Ouest. Le fantasme de l'Ouest. Prenez une attaque de diligence, un cheval volé, des bottes ramassées dans la rivière. Prenez des indiens, des chinois, des cow-boys. Prenez des mythes, des contes, des prières. Des héros marqués, des passés hantés, des rêves de gosse.

Si Faillir être flingué emprunte au western traditionnel son vernis, ses personnages les plus classes et ses ambiances les plus sauvages, Céline Minard fait bâtir à ses personnages une utopie où chacun peut repartir à zéro, trouver un équilibre, une certaine paix. Sous les images brutales et le plaisir féroce (rah la scène du barbier ! ) affleure une poésie, un humour et un optimisme étrangement touchants.

Faillir être flingué est l'opposé d'un Manituana : fantasme et image contre l'Histoire, une utopie en construction plutôt qu'en déliquescence. Et tout aussi superbe.

[... et Charybde 2 et Charybde 3 approuvent avec acclamations.]

Riviera

Très beau premier roman. L'art rock, la quête de la reconnaissance, la mort qui rôde.

Premier roman de la critique rock Mathilde Janin, l'un des deux ouvrages de "débutants" proposés par Actes Sud en cette rentrée littéraire 2013, "Riviera" constitue d'emblée une réussite bien attachante.

Passant rapidement sur de mineures faiblesses (une préciosité peut-être un peu excessive, surtout dans les 100 premières pages, la forte récurrence de la "porosité" en témoignant), on retiendra de cette lecture un roman ambitieux, qui a su se détacher de la tentation, à laquelle n'échappent pas tous les journalistes musicaux, de "faire rock", pour se concentrer sur une fine et belle histoire où le talent artistique d'un musicien d'exception tient la place centrale, questionné sans relâche, jusqu'au-delà de la mort, par un environnement potentiellement fatal, où les proches, familles ou producteurs, jouent aussi bien leur rôle d'agents du succès (d'estime et commercial) que de fournisseurs de jalousies qui se refusent à dire leur nom ou de relations se voulant fortes et vénéneuses à souhait.

Comme un Marc Spitz dans son - beaucoup moins "léger" qu'il n'y paraît - deuxième roman de 2006, "Too Much, Too Late" (non traduit en français), mais sans doute ici avec une visée plus universelle, Mathilde Janin montre avec intelligence et émotion comment la recherche nécessaire du "hype" peut finir par tenir lieu de vie en soi, lorsque le talent doit devenir génie reconnu, et comment cette vie, minée ici de lourds secrets de famille caucasiens et de contraintes nées de la terrifiante épidémie d'Ebola mutant qui ravage les États-Unis, les économies, les sociétés, les carrières et les rêves, peut si vite perdre son sens intime, au nom de l'art, peut-être.

Un roman que l'on se hâtera donc de découvrir dès la fin de ce mois d'août, et que l'on rangera ensuite avec soin parmi ceux qui, en matière de sens même de la vie rock'n'roll, comptent.

"Face au type de l'accueil, elle avait adopté une attitude humble et hésitante, s'était excusée d'importuner, avait tenté d'attirer la sympathie, cherchant un prétexte pour justifier l'urgence de son voyage - un malade au chevet duquel elle devait se rendre ; son père, tiens ; un père allemand qu'elle composait pour l'occasion, bientôt mort d'une terrible maladie, un mal intransmissible : un cancer du pancréas, ou encore un lymphome...
Jaillissant comme ça, le mensonge, qui habitait sa bouche et qui peu à peu s'affinait, emplissait l'air de son écrasante absurdité puisque les mourants ne font pas décoller les avions, ça se saurait. Elle aurait tout aussi bien pu raconter l'histoire telle qu'elle était - Frédérique en route pour Berlin, le cadavre de Philippe qu'il fallait rapatrier. Son invention l'amusait. Son père imaginaire la détournait de Philippe et la rendait presque joyeuse. Pleurer devenait une distraction ; supplier, un plaisir. Il en était ainsi - et ce, depuis l'enfance - de Nadia Batashvili : le mensonge l'étoffait, l'artifice lui seyait à merveille."

 

Planning

Surprenant et réussi dévoilement de l'agenda d'un cadre dirigeant financier.

Publié à l'origine en 2007 et réédité en ce mois de décembre 2012, "Planning" est une audacieuse tentative romanesque de Pierre Escot pour saisir une essence du cadre dirigeant financier mondialisé, au plus près, dans l'intimité de son agenda personnel.

Ainsi, du 1er janvier au 31 décembre, se succèdent les brèves annotations professionnelles et personnelles, à la fois classique pense-bête et exutoire rageur, ersatz d'un journal intime qui ne dirait pas son nom. Griffonnages cyniques, obscènes et corrompus (comme eut dit Jacques Higelin), ou au contraire mots épars, mystérieux, parfois même étonnamment poétiques, une tranche de vie se déroule sous nos yeux, laissant largement au lecteur le soin de broder et d'imaginer de quoi remplir un peu les innombrables interstices mis à sa disposition, dans leur mise en page Quo Vadis® d'origine...

"Vendredi 12 janvier : Arracher les dossiers à leurs conclusions provisoires. (...)
Samedi 20 janvier : Emerveillement intact devant des côtelettes, même froides. (...)
Jeudi 22 février : Je suis impatient de savoir quelles sanctions financières nous allons leur administrer. (...)
Dimanche 25 mars : Dans la tour, les gardes mobiles avec des masques de truie. (...)
Lundi 16 avril : Ma tension artérielle est semblable à une tribu équatoriale fixant une crêpe alsacienne. (...)
Lundi 14 mai : T aura pour P la vitesse d'une balafre. (...)
Samedi 23 juin : Cunni Fel Vag Sod. (...)
Lundi 16 juillet : La guerre civile en Afrique devrait arranger nos affaires. (...)
Mercredi 1er août : Il est suicidaire sur le plan concurrentiel de continuer à garantir la sécurité de l'emploi, me dit Tanglait. (...)"

 

Une rentrée sur les chapeaux de roues

Charybde a rouvert ses portes aujourd'hui ! Et démarre cette rentrée sur les chapeaux de roues :
 
Vendredi 23 août, nous accueillons la dernière session de l'Université populaire de la littérature africaine organisée par Joss Doszen. Chroniqueurs, blogueurs et auteurs exploreront le thème « Cliché et marginalité de l'écrivain d'ailleurs ». Avec pour fil rouge de la soirée, un livre et un auteur qui nous tiennent beaucoup à cœur à Charybde : Effacement de Percival Everett.
 
Vendredi 30 août, nous aurons la joie de recevoir Xavier Boissel et les éditions Inculte pour la parution d'Autopsie des ombres, l'un de nos premiers grands emballements de cette rentrée 2013. L'auteur s'entretiendra avec Laurent Henninger, essayiste, historien militaire et rédacteur de "Guerres & Histoire".
 
Vendredi 6 septembre, Jean-Marc Agrati, auteur bien connu de la librairie, endossera le superbe t-shirt d'intérimaire et sera notre libraire d'un soir. Il présentera 7 livres qu'il aime et nous dégusterons au minimum quelques shots de L'Apocalypse des homards (Ed. Dystopia) à l'occasion.
 
Vendredi 13 septembre, nous sommes extrêmement fiers d'accueillir Lyonel Trouillot pour fêter la parution de son dernier roman La parabole du failli (Actes Sud), dont les prédécesseurs nous enchantent depuis plusieurs années déjà.
 
Mercredi 18 septembre, nous vous proposons de découvrir une cathédrale littéraire : Confiteor, en présence de son auteur Jaume Cabré. Un livre très difficile à décrire, brillant et bouleversant, une claque monumentale de cette rentrée littéraire.
 
Jeudi 19 septembre, nous organisons pour la troisième fois une Soirée Rock & Littérature avec un show-case d'Edward Barrow (Volvox) et le tout nouveau, magnifique et captivant Riviera de Mathilde Janin, une histoire inspirée par l'amour, la musique, la rage, le talent et le rock.
 
… et ce n'est qu'un début !

Autopsie des ombres

Très impressionnante lecture de l'absurdité et de la déréalisation de la force sans mission.

Publié en août 2013 chez Inculte, le premier roman de Xavier Boissel s'appuie sur sa nouvelle "Debout parmi les ruines", parue en revue en 2011 et rééditée en 2012 par Une autre image avec de riches illustrations de Boris Hurtel.

Dans une guerre civile non totalement spécifiée, mais dont tous les éléments renvoient à celle de Bosnie entre 1992 et 1995, un petit groupe de militaires français, opérant sous mandat de l'ONU, est engagé dans des opérations d'interposition et de "maintien de la paix". Au retour en France, l'un des soldats, Pierre Narval, ne parvient ni à oublier ce qu'il a vu, senti, deviné ou perçu, ni à se réadapter de ce choc traumatique d'un genre bien particulier. Il entame d'abord insensiblement, puis franchement, une dérive dans la campagne française, dans une atmosphère irréelle qui constitue le miroir presque parfait de ce qu'il a vécu, dans une quête non identifiée où la dissolution dans la simplicité du néant semble beaucoup plus présente que quelque improbable rédemption...

Comme dans la nouvelle d’origine, bien entendu, on retrouve, en écho à « Warriors », ce téléfilm britannique si réussi de Peter Kosminsky (1999), un lourd climat de militaires « normaux », prisonniers de leurs idiosyncrasies viriles et de leurs apprentissages guerriers, confrontés à l’absurdité de consignes d’engagement délétères qui les mine progressivement, et les condamne le plus souvent à deviner qu’il y a, quelque part, par là, un « ennemi », dont les horreurs rencontrées après coup témoignent au quotidien, mais qui n’est jamais ou presque présent, face à eux, dissimulé derrière le sourire goguenard ou la vexation qui sait « ne pas aller trop loin » d’un milicien tenant un checkpoint, face visible et inattaquable du bourreau nocturne, bien réel…

C’est de cette déréalisation, de ce mensonge éthéré et permanent (qui ne peut être un hasard, venant d’un auteur ayant su traquer les restes d’un faux Paris pour y débusquer du réel et du sens du simulacre - dans « Paris est un leurre » en 2011), que Xavier Boissel nourrit avec un immense brio la dérive française de son protagoniste, intercalée dans les flashbacks « de Bosnie », dérive par vidange intérieure qui reflète très exactement celle des patrouilles arpentant en vain des rues écroulées pour y traquer, faute de mieux, faute de sens, faute de mission, chiens et chats éventuels porteurs de maladies… La langue de bois des instructions onusiennes, discrètement mais régulièrement rappelée, comme la mainmise sur le vocabulaire opérée par les purificateurs ethniques et les simples barbares ordinaires, qui fait songer au « Casus Belli » du slammeur D’ de Kabal, résonne de façon terrible avec les indices concrets de malaise profond, disséminés dans les paysages rurbains et périurbains de l’errance. L’ensemble écrit dans un style tout de justesse, de poésie diaphane, alimentée pourtant par des munitions de 5,56 mm, des lunettes de vision nocturne ou des obus de mortier de 120 mm, comme par de simples signes d’une pulsion consommatrice frénétique, à lire dans le paysage français, décrypté incidemment comme dans « Paris est un leurre », pulsion toute contenue, en dérision, dans l’emblématique boîte de thon en conserve ramassée dans les ruines de Bosnie, qui, à elle seule, comme le sang dans la neige du Langlois d’ « Un roi sans divertissement », englobe toute la violence jamais dite, jamais avouée, de l’avidité partout à l’œuvre.

Un livre magnifique, impressionnant premier roman, qui résonne longtemps en vous après avoir été refermé.

« Ta génération n’avait plus d’ennemi. Libérée du poids des crimes, des servitudes morales, chevillée désormais à une mémoire antiquaire, elle pouvait s’adonner à des jeux plus frivoles ; ni tragique, ni lyrique, comme celle de ses pères, mais assignée à un temps devenu homogène à lui-même, paisiblement nichée dans un quotidien transmué en divertissement, elle se livrait donc à l’insouciance d’un perpétuel présent ; il paraissait que l’Histoire touchait à son terme (les grands esprits disaient « à son achèvement ») – et le passé n’avait plus barre sur elle. Mais, comme un fauve assoupi brusquement réveillé par la faim, l’Histoire se rappelait à toi et à tes contemporains ; et l’Histoire s’écrit toujours du côté des vainqueurs, de manière réglementaire, officielle, carnassière. Toute ta conscience se cristallisait dans ce morceau de temps disjoint, comme les bobines d’un vieux film qui bégayaient : les bourreaux piochaient dans le passé l’alibi immuable de leur fureur, l’identification de leur ennemi héréditaire, celui qu’ils vouaient à la suppression, à la destruction ; il fallait – et c’était leur but final, chose que tu avais mis longtemps à comprendre – abolir la lumière de son ciel. »

« Il démarre le véhicule, roule une petite heure encore, dans la vallée, le long du fleuve où les tours de refroidissement des réacteurs de centrales nucléaires sont comme des balises, mais bientôt il finit par quitter l’autoroute, et ce sont les pales immobiles des éoliennes qui maintenant ponctuent le paysage. Il roule sur une nationale, et très vite, il emprunte une départementale, régulièrement interrompue par une série de ronds-points qui mènent à des centres commerciaux spécialisés en tapis, chaussures, accessoires d’automobiles ou matériel agricole ; il longe une déchetterie, un cimetière pour chiens, pénètre dans les faubourgs d’une petite ville, passe sous trois banderoles : la première annonce une « Fête des fleurs vivaces » dans un village voisin, la deuxième une « Fête du pain » dans un autre endroit et la troisième une « Fête des confitures » dans un lieu qu’il n’a pas pu identifier. Il franchit encore un rond-point, au centre duquel sont installées plusieurs brouettes multicolores, les bras dirigés vers le ciel et arrive enfin dans le « centre historique » – comme l’indique un panneau – où il gare difficilement la voiture ; il se dirige vers un secteur piétonnier et remonte une ruelle pavée de petits galets, restaurée avec soin, dans un goût médiéval – apparemment, l’artère commerciale de la ville, si l’on se fie à ses oriflammes, ou plutôt, ses effigies. Elle débouche sur une petite place où il s’installe à la terrasse d’un café. Il commande un noir, sans sucre, et deux croissants, sort une cigarette, et regarde le donjon, ou la tour, aux pierres proprement rejointoyées – certainement médiévale, elle aussi – qui lui fait face. »

 

La rescousse

Sans doute le plus beau roman de Joseph Conrad.

Publié en 1920, "La rescousse" est l'un des quatre derniers romans de Joseph Conrad, et fut longtemps à ce titre considéré par une certaine critique (avant d'être largement "réhabilité" à partir des années 1975-1980) comme "inférieur" aux romans plus connus de leur auteur, jugé parfois "fatigué et usé" à l'époque de son écriture.

Bien au contraire, je considère qu'il s'agit peut-être du meilleur roman de Conrad, et sans doute de celui qui reflète le mieux la complexité des constructions éthiques de ce grand maître du roman d'aventures, loin des relatives simplifications du "Nègre du Narcisse", de "Lord Jim" ou des novellas "Au cœur des ténèbres" et "Typhon".

Le roman est avant tout celui du personnage de Tom Lingard, commandant du "plus beau brick" d'Indonésie, lancé dans une folle équipée pour aider deux de ses amis malais, frère et sœur, à reconquérir leur royaume, en une dette d'honneur qu'il s'est lui-même imposée, et dans laquelle il engage, encore jeune alors, toute sa réputation, toute sa science et toute sa fortune - équipée dont la perturbation, par l'échouement d'un yacht anglais venu de Hong-Kong, à quelques encablures de la principale base d'opérations de Lingard, constitue le principal sujet apparent de l'œuvre.

Décrire l'intensité mise en jeu, le raffinement des conflits intérieurs du silencieux Tom Lingard (qui fournit d'ailleurs leur modèle de commandant aux trois maîtres plus tardifs du "roman de marine à voile", le Hornblower de Forester, le Bolitho de Kent, comme le duo Aubrey / Maturin d'O'Brian), la sobriété avec laquelle sont retranscrites la terrifiante violence et les complexités des fourberies des factions du conflit, et surtout la subtilité psychologique et morale ici développée, serait bien difficile, cette dernière pouvant peut-être expliquer à elle seule, au fond, que Conrad, qui avait commencé ce roman en 1897, pour être sa troisième œuvre en même temps que le troisième tome de la curieuse "trilogie à rebours" formée avec "La folie Almayer" (où Lingard apparaît très âgé) et "Un paria des îles" (où il est déjà vieillissant), en ait interrompu la rédaction pour se lancer dans le (relativement) facile "Nègre du Narcisse", et ne s'y atteler à nouveau que vingt ans plus tard...

Du très grand Conrad, du très grand roman, intelligent, raffiné, et terriblement poignant.

"Cet homme, autrefois si connu, aujourd'hui si complètement oublié, sur les séduisants et impitoyables rivages de ces petits-fonds, avait reçu de ses camarades le surnom de "Tom aux yeux rouges". Il était fier de sa chance et non de son jugement. Il était fier de son brick, de la vitesse de son navire que l'on considérait comme le plus rapide des bâtiments locaux qui fréquentaient ces parages, et fier de ce que représentait ce navire."

"La mer peu profonde qui écume et murmure sur les rivages de ce millier dîles, grandes et petites, qui forment l'archipel Malais a été, depuis des siècles, le théâtre d'aventureuses entreprises. Les vertus et les vices de quatre nations se manifestèrent pendant la conquête de cette région qui, aujourd'hui encore, n'a pas été complètement dépouillée du mystère et de l'attrait romanesque de son passé ; et les descendants de ceux qui ont lutté contre les Portugais, les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, n'ont pas vu leur race modifiée par l'inévitable défaite. Ils ont conservé jusqu'à ce jour leur amour de la liberté, leur attachement fanatique à leurs chefs, leur aveugle fidélité dans l'amitié et dans la haine - tous leurs instincts licites et illicites. Leur pays de terre et d'eau - car la mer fut leur pays tout autant que le sol de leurs îles - est devenu la proie de la race occidentale, le prix d'une force supérieure, sinon d'une vertu supérieure. Demain l'avance de la civilisation effacera jusqu'aux traces de cette longue lutte en achevant son inévitable victoire."

V

Le toujours aussi hystériquement monumental premier roman de Pynchon.

Publié en 1963 (et traduit en 1967 en français chez Plon, dans une traduction de Minnie Danzas, légèrement revue pour la réédition au Seuil en 1985 - traduction dont je reparlerai un peu plus loin), le premier roman de Thomas Pynchon fait beaucoup mieux que résister à sa troisième lecture (une première fois en français en 1990, une deuxième fois en anglais en 1996, et maintenant, donc). Avec l'effet rétrospectif de rigueur, il confirme son statut de monument et d'annonce de monuments à venir.

Une trame narrative presque impossible à décrire, qui déroute d'ailleurs souvent les primo-lecteurs de Pynchon, un foisonnement de personnages, de langages, de situations, d'objets, de symboles réels ou fictifs, tout cela accompagne, au long des délectables 630 pages, la quête insensée du jeune Stencil, citoyen britannique parlant de lui-même à la troisième personne et tentant de découvrir, dans les années 50, le sens de quelques lignes mystérieuses du journal intime de son père, mort dans de troubles circonstances à Malte en 1919.

"Avril 1899. Florence. Personne n'aurait soupçonné qu'il pût y avoir autant de choses derrière V., et dans V. Qui est V. ? Ou plutôt qu'est-ce que V. ? Dieu veuille que rien ne m'oblige jamais à apporter une réponse à cette question, que ce soit ici, ou dans quelque rapport officiel que ce soit."

Ainsi lancé aux trousses de la chimère ultime, Stencil entrera en trajectoire de télescopage jubilatoire (on peut ici employer sans retenue le terme parfois un rien galvaudé) avec une joyeuse bande de clochards célestes new-yorkais (Pynchon n'a jamais caché sa dette à l'égard de Kerouac) en quête d'amour et d'alcool, oscillant entre free jazz, sauvages bordées de marins militaires et ex-militaires, chasse aux crocodiles dans les égouts, entretiens historiques, émaillés d'innombrables flashbacks où tournent notamment le père de Stencil et le mystère V., entre Florence, Malte, Alexandrie, et même le Sud-Ouest Africain, parmi les nostalgiques de la féroce répression du général allemand von Trotha, en 1904, le tout pourtant souvent placé sous l'illustre patronage des guides des voyageurs de la Belle Époque, Cook et Baedeker.

Même si la traduction française, souvent décriée par les exégètes, pèche en effet par les nombreuses limites lexicales observables chez Minnie Danzas (le traitement de l'argot spécifique des marins américains, par exemple, peut faire largement sourire ou profondément agacer, selon l'état d'esprit du lecteur - et sa tendance à "lisser" les différences de registre, qui sont au contraire un des ressorts de l'écriture pynchonienne, est bien dommageable), "V." demeure un très grand livre, tourbillonnant, polyphonique et endiablé, qui à lui seul justifie déjà cette curieuse dénomination de "réalisme hystérique" forgée par le critique James Wood, et fait bien d'emblée de Pynchon, entre autres ferments généalogiques, le digne et bakhtinien héritier rénovateur de Rabelais et de Sterne.

Indispensable, vous l'aurez compris.

"Le vin blanc, le fantôme d'Alice, les premiers doutes sur l'authenticité de Porpentine, tout cela avait peut-être contribué à la violation du code. Le code se résumant à ceci : "Max, prends ce qu'on te donne." Max déjà avait tourné le dos au billet qui battait dans le vent de la rue et il se mit en marche, contre le vent. Tandis qu'il clopinait vers la prochaine flaque de lumière, il sentait que le regard de Porpentine était toujours sur lui. Il savait aussi de quoi il avait l'air : un peu hésitant, moins sûr de la fidélité de ses propres souvenirs, et ne sachant plus très bien combien de flaques lumineuses jalonneraient sa rue nocturne."

"Une fois dehors, remontant la rue Hudson :
- Stencil ne veut pas aller à Malte. Pour tout dire, ça lui fait peur. Depuis 1945, voyez-vous, il s'adonne à la chasse à l'homme, ou plutôt à la femme, en solitaire.
- Pourquoi ? fit Profane.
- Pourquoi pas ? dit Stencil. S'il vous donnait une raison logique, c'est qu'il l'aurait déjà retrouvée. Pourquoi, dans un bar, choisit-on une fille plutôt qu'une autre ? Si l'on savait pourquoi, la fille en question ne nous poserait jamais de problème. Pourquoi y a-t-il des guerres : si l'on savait pourquoi, on vivrait une paix éternelle. Aussi, dans cette quête, le mobile fait-il partie du gibier poursuivi... Le père de Stencil a parlé d'elle dans son journal ; cela se passait à la fin du siècle dernier. La curiosité de Stencil s'est éveillée en 1945. Était-ce l'ennui, était-ce le fait que le vieux Stencil n'avait jamais rien dit qui pût servir à son fils, ou était-ce quelque chose que ce fils portait au fond de lui et qui avait soif de mystère, un goût de la poursuite, en quelque sorte, afin de donner de l'exercice à un métabolisme liminal ? Peut-être se nourrit-il de mystère."

 

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