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Actualités

Un plat de sang andalou

Narration affûtée d'une tranche de guerre d'Espagne. De la belle chaleur sous les bombes.

Gallois né en Angleterre, fils d'ouvrier et longtemps militant syndical, écrivant en français et vivant à Limoges, David M. Thomas est un singulier écrivain.

Publié en 2010 par le formidable Quidam Éditeur, ce premier tome d'une trilogie dédiée aux Républicains espagnols donne peut-être à lire le travail en français qui se rapproche le plus, avec bonheur, du "New Italian Epic" cher aux Wu Ming, à Valerio Evangelisti ou à Giuseppe Genna : exceptionnel travail de documentation en amont, utilisation des codes du roman historique ou du thriller historique, mais "transfigurés" par une savante utilisation de ressources narratives pointues (voix multiples et inversions de points de vue, dialogues entrecoupés de monologues intérieurs, parenthèses sarcastiques ou explicatives distanciées), puissante politisation du propos, protagonistes terriblement incarnés.

À l'issue de ce travail d'une grande intelligence, cette tranche de guerre d'Espagne (dans laquelle quelques militants combattants isolés dans l'andalouse Almeria par les offensives fascistes, vivent guerre, amour et fraternité internationaliste au plus haut degré, constatant avec dépit et rage, mais sans pessimisme fondamental, que les monstrueuses rivalités internes orchestrées par les staliniens avec la molle complicité des dirigeants "bourgeois" de la République, à l'encontre des communistes libertaires, trotskystes et anarchistes, sous l'oeil torve des "démocraties occidentales", sont en train de perdre la guerre beaucoup plus sûrement que tous les assauts des unités franquistes, des divisions mussoliniennes ou de la légion Condor...) prend une vie étrange, rehaussée de quelques figures d'anthologie telles le salvateur consul anglais, et nous donne un moment de chaleur et d'humanité rares, sous les bombes, la mort et l'exil qui se profilent. Une lecture hautement recommandable.

"Et on attend toujours cette fameuse offensive tant claironnée aux environs de Madrid. Toute l'Espagne républicaine l'attend, ce qui signifie que toute l'Espagne fasciste l'attend aussi. Et l'élément de surprise alors ? Quels stratèges ! Ah mais non hein, quelle brillance ! Epatante. Encore un abattoir annoncé à l'avance. Lions led by donkeys, c'est ce qu'on a dit de vous, Papa, de toi et de tes camarades de la Grande Guerre, des lions commandés par des ânes.
Une cigarette, oui, pour calmer un peu les nerfs mais putain de merde, commandés par Trotski ou quelqu'un de son talent, on n'en serait pas là, c'est sûr. En moins d'un an et partant de rien, il a su organiser une armée capable d'opérer sur onze fuseaux horaires, et non seulement il avait toutes les forces tsaristes rangées contre lui, tous les Kornikov, les Youdenich, les Koltchak, tous les généraux de l' Ancien régime, mais pas moins de dix-neuf armées étrangères. Et il en est sorti vainqueur. Et nous, qu'est-ce qu'on a ? Des simplets, des vaniteux, des ambitieux, des aveugles, des cigales. Des troufignons. Nothing but fucking wankers."

 

Les bonnes gens

Comme le Beloved de Toni Morisson, Les bonnes gens s'ouvre sur la mort d'un bébé et son empreinte sur la maison, les gens. Une malédiction.
 
Les bonnes gens est un roman à plusieurs voix, chacune chargée de sa propre douleur, marquée par sa propre obsession. Il y a l'homme au puits, Ginny Lancaster, la tante Z, Prosper à deux voix, Lucious qui aurait dû s'appeler Joseph... Ginny tient la majeure partie du récit. Ginny est vieille comme elle était jeune alors, et son esprit ressasse des boucles dans le temps. L'éblouissante naïveté de la jeune fille côtoie la mortification de la vieille dame.
 
La jeune Ginny quitte ses parents, séduite par homme qui lui promet le paradis. Et même si la bicoque n'est pas la demeure qu'il a décrite, même si son domaine n'est rien encore, il la conduit effectivement dans un coin de paradis du Kentucky.
 
Mais les porcs souillent les couronnes de fleur, et l'anathème de la vieille Ginny rappelle en permanence que quelque chose de malsain était à l'oeuvre alors, dont on découvre morceau par morceau l'étendue des dégâts. Les porcs vaquent en liberté sur le terrain et transforment la prairie en boue. L'obscénité de la viande, les cris des porcs que chacun doit égorger tour à tour et la vieille Ginny rappellent que la jeune fille a été/sera victime puis bourreau, puis victime... dans le cercle infernal et ordinaire de la violence.
 
Une ombre a tout recouvert à présent.
Il y avait déjà une ombre suffisamment profonde pour qu'on s'y noie, alors.
Pour me noyer, moi et ces filles. Noyer le petit Alcofibras. Noyer ces pâquerettes. Cette prairie. Ces tomates. Ce soleil.
Cleome et Zinia m'aidèrent à m'installer dans la maison de Linus Lancaster, elles m'aidèrent quand il commença à me faire venir dans sa chambre. 
Elles m'aidèrent, mais jamais je ne les aidai.
 
Difficile de parler des livres de Laird Hunt sans les déflorer.
Comme dans Indiana, Indiana, les narrateurs tournent autour d'une vérité simple et terrible. Les mots pour la dire arrivent tard ou n'arrivent jamais. L'ingénuité, vraie ou fausse, l'incompréhension, le remords ou la mémoire qui refuse sont autant d'obstacles au dévoilement cru. Laird Hunt ensevelit les faits sous un échevau d'histoires qui prennent vie, les morcelle et les disperse parmi des souvenirs heureux.
 
Et comme dans Indiana, Indiana, l'effet est poétique et puissant, onirique et douloureux. Beau.
 

Ultimo

Hilarant jeu textuel à contraintes, d'où surgissent poésie barbare et effets surprenants.

Publié en 2012 aux éditions ère, en marge de ses deux premiers romans "Génie du proxénétisme" et "Dans les Cités", ce texte de Charles Robinson constitue un redoutable exercice de style, cherchant à créer de baroques assemblages dans la lignée de prédécesseurs prestigieux impliquant des tables de dissection, des machines à coudre et des parapluies, en s'appuyant sur un arsenal de contraintes avec lequel certains des mathématiciens de l'Oulipo familiarisèrent jadis le lecteur.

Ainsi en est-il de ces 92 définitions recomposées à partir d'un dictionnaire : chaque page ciblée voit ses définitions brisées en menus morceaux, avant d'être recomposée en une nouvelle notule au service du premier mot de la page. Un résultat savoureux et nimbé d'une subtile ironie, grâce au polissage discret mais efficace que fait subir l'auteur aux mots ainsi pré-agencés.

"ANTHONOME (n.m.)
La théorie cosmologique stipulant que l'univers a été créé pour que l'homme puisse l'observer et qui fait de l'humanité la cause finale de toutes choses est une page brillante, digne de figurer dans une radiation atomique, un extrait de goudron de houille, une souche de bactéries due à l'inhalation d'un champignon, un amas de plusieurs furoncles avec nécrose de la partie centrale. Sa larve détériore les encéphales volumineux s'appuyant pour marcher sur le dos des phalanges des mains et ses oeufs aux effets nocifs infiltrent les institutions, les techniques, des diverses sociétés."

"ROMAN (n.m.)
Pièce poétique simple, assez populaire, sur un sujet sentimental et attendrissant, caractérisé par le développement d'une iconographie idéalisée, d'aventures macabres, de brigands, de fantômes. "Ca se lit comme un roman : c'est invraisemblable" (BARBEY). Tendance à succès récusant la narration traditionnelle, négligeant tout à fait le néoclassicisme ("la technique romanesque"), pour courir après les appareils de perfection et les formes sauvages.
- Le romancier (PAR EXT. vagabond, personne sans domicile fixe), déformant plus ou moins les faits, transcrit en caractères qui forment des idées une langue écrite différemment. Il substitue au latin les langues locales des pays conquis."

 

Nos yeux maudits

Deuxième tome de "l'Iliade" des Républicains espagnols. Raid fou et désespéré sur Mauthausen en 1944.

Publié en 2010, toujours chez le remarquable Quidam Editeur, le deuxième tome de la trilogie de l'inclassable David M. Thomas (gallois, ouvrier et militant, écrivant en français et vivant à Limoges) poursuit ce que l'éditeur appelle fort justement "l'Iliade des Républicains espagnols".

Toujours dans cet esprit si proche du "New Italian Epic" des Wu Ming, le petit groupe fraternel et internationaliste, échappé de justesse du piège d'Almeria, en Andalousie, à la fin du tome précédent, s'est réfugié dans l'Irlande neutre lors du second conflit mondial. Inactif car profondément dégoûté par la veulerie des "démocraties" face à Franco. Pourtant, lorsqu'ils apprennent que leur camarade italien, arbitrairement interné en France au début du conflit, est désormais captif et mort en sursis dans le camp de concentration autrichien de Mauthausen, ils concçoivent un plan, éblouissant d'audace et de risque assumé, pour aller le délivrer. Un raid fou, au coeur du Reich moribond mais encore pourvu de crocs acérés, en septembre 1944, servi par un sens du récit tout en multiples subjectivités et en voix dissonantes, et par une documentation effrayante dans son détail inexorable.

Dans une tonalité nettement différente de celle du premier tome, un magnifique récit et une construction littéraire subtile pour un "roman d'aventure" pas comme les autres. Et l'on y croisera à nouveau, avec bonheur, le personnage hors normes, échappé d'une farce russe, qu'est l'ex-consul britannique qui avait déjà sauvé la mise des protagonistes en 1937...

"Solena montre aux autres comment gonfler les vessies de porc que j'ai moi-même achetées chez le boucher Dlugacz de Dorset Street, mais à leurs yeux, je suis devenu invisible, parce que bien sûr que j'y arriverai, parce qu'il n'y a pas de quoi s'en faire, parce que c'est facile, enfin. Facile pour eux qui nagent bien. Je suis seul à savoir que ces eaux sont trop fortes pour moi, que je serai pris dans le courant, asphyxié, poussé vers le fond encore et encore, et je me débattrai, mais ce sera en vain, je paniquerai comme toujours, étouffé, et serai balayé comme un fétu de paille, les poumons plombés, inondés par un fleuve autrichien, noyé.
"Non, sérieux, je leur dis, je n'y arriverai pas. Vous avez vu ce courant ?"
Solena me passe une vessie gonflée que j'enfourne machinalement dans un sac à dos en attendant une réaction. Elle me tourne le dos, s'occupe d'une autre vessie, celle qui va se charger de Marco, qui nage quand même mieux que moi. Ils se disent que je vais surmonter ma peur, qu'on ne peut pas changer de plan maintenant pour une simple histoire de trouille. Non, j'emprunterai le pont, tout seul.
"J'emprunterai le pont."
"Tu ne peux pas emprunter le pont", dit Dartmann, comme à un enfant.
"Allez, ça ira, tu verras", dit Solena, lamentable devin.
"Je crois qu'il a vraiment peur, là", dit Marco.
"Je sais ce que tu ressens", me dit Eleuterio.
"Oui ?"
"Quand j'étais au bord de la carrière de Mauthausen, dit-il, à peine avais-je vu le fond que ça m'a fait comme un immense aimant. Et tu m'as attrapé. À mon tour maintenant." "

 

Black Fez Manifesto

La fulgurante poésie pirate de Hakim Bey

Sans doute davantage connu en France pour son inlassable activité d'enquêteur contre-culturel, de créateur de l’anarchisme ontologique, du terrorisme poétique, des utopies pirates, des zones d’autonomie temporaire, du post-soufisme de terrain, et comme inspirateur depuis trente ans d’une part importante du techno-anarchisme et des communautés de hackers, Peter Lamborn Wilson (aka Hakim Bey) est aussi - et peut-être surtout - un formidable poète contemporain.

Publié en 2008 chez Autonomedia à New York, traduit en français en janvier 2014 par Émilie Notéris aux éditions ère, Black Fez Manifesto rassemble l’essentiel de la poésie concoctée par l’inclassable gourou.

Comprenant une cinquantaine de textes poétiques courts (allant d’un paragraphe à quelques pages) et quelques magnifiques communiqués du Front de Libération de Cro-Magnon, le recueil propose un voyage touffu et même ardu par moments, tant le corpus dans lequel Hakim Bey puise son inspiration et ses références est foisonnant et varié, associant sans hésiter les thèmes issus des nombreux essais écrits depuis les années 80, mêlant littérature anarchiste, exploration technologique, faits bruts issus d’une actualité sociale et politique, mysticisme oriental, ésotérisme universel, reportage industriel, bribes de science-fiction, ou encore méditation échappant au désenchantement.

Dans ce dense réseau d’images et de résonances qui ne se dévoilent pas toujours immédiatement, des fulgurances surgissent très régulièrement, parvenant alors à ce miracle d’équilibre, fatalement instable mais incroyablement juste, entre émotion irrépressible et intelligence aiguë, entre introspection solitaire du lecteur et encouragement à l’action collective. Comme l’écrivait fort joliment Louise Landes Levi lors de la sortie américaine, « Hakim Bey est un chaman, il joue son tambour et son rôle partout et chaque fois qu’il le peut ».

Sous une forme quelque peu déroutante, indéniablement l’un de ces livres vers lesquels on sait, dès la première lecture, que l’on reviendra souvent, en de nombreux temps et de nombreux lieux.

« BIBLIOMANCIE
"Contre le culte des livres" - Mao Tsé-Toung

Ce livre a changé ma vie, mais
malheureusement, personne d'autre ne l'a jamais
lu peut-être quelques solitaires
cow-boys avec leurs guitares emersoniennes
une fois annoté écorné souligné
marges éclaboussées par des exclamations & des étoiles
dans une sorte d'omniomancie ou
de sortilège sur absolument tout ou
les deux à la fois, autoportrait
social-réaliste avec pipe chien & coudières
pour colportage dans les régions
au-delà du pôle en espérant toujours
atteindre le
lecteur parfait. »

Le vin de longue vie

Au début de sa carrière, un jeune juge auxiliaire est nommé dans une bourgade de la campagne moldave, dans le district de Cotnar, dominée par la vigne de Maître Manole Arcasch. Cet homme de quatre-vingt dix ans, immensément riche, érudit, d’une longévité d’autant plus suspecte qu’il se tient à l’écart de la communauté de notables de cette petite ville, est la cible de toutes les rumeurs et calomnies perfides de la part de ces vautours lorgnant sur son héritage.

Le jeune magistrat, féru de lecture et curieux de nature, finit par se lasser des «grouillements de cette vermine affamée autour d’un cadavre présumé», et passe ses après-midis à parcourir les sentiers, le long des vignes et des champs idylliques, loin de la médiocrité de ce petit groupe, en rêvant de pouvoir accéder à la bibliothèque de Maître Manole.

C’est le long de ses sentiers qu’il rencontre le vieil homme, un épisode magnifique autour de la lecture d’un poème de Baudelaire. Cherchant à découvrir le secret de sa longévité, il apprend à connaître et à aimer cet homme, amoureux de la nature et de la littérature, un athée féroce, et surtout un homme dont la curiosité et la recherche d’un idéal égalitaire sont restées intactes malgré les années.

Œuvre militante publiée en 1931 par N.D. Cocea (1880-1949), «Le vin de longue vie» est, au-delà de la dénonciation des travers de la Roumanie et de la religion, une fable épicurienne intemporelle dédiée à la nature, au vin et à l’amour.

«Élevant un verre au niveau de la bougie, il me demanda : -Que t’en semble ? Ce qu’il me semblait ? Dans le verre, ce n’était pas du vin mais de l’ambre. Des ondes cramoisies, phosphorescentes, dansaient en irisations infinies dans la masse compacte de ce vin qui avait presque la consistance de l’huile. Ce n’était pas du Cotnar rouge. C’était du Cotnar blanc. Et pourtant, dans la coupe de cristal, sous l’éclat des bougies, ce Cotnar blanc avait des reflets de pourpre et de sang.»

Le chemin des morts

Dès 1979, et suite à la mort de Franco et au retour de la démocratie en Espagne, le gouvernement de Valery Giscard d’Estaing retirât le statut de refugié aux militants basques espagnols exilés en France, entraînant les premières expulsions au début des années 1980, tandis que les polices politiques continuaient d’être actives sur le sol espagnol et que les commandos du GAL (Groupe antiterroriste de libération) commettaient des attentats sur le territoire français ; vingt-trois assassinats commis en France leur ont été attribués entre 1983 et 1987.

Après l’élection de François Mitterrand, une vingtaine de militants basques déposèrent des dossiers devant la commission des recours de l’OFPRA (Office français de protection des refugiés et des apatrides). Fraîchement émoulu de l’ENA, et dans cette ambiance «entre deux mondes» des années 1980, le narrateur siège depuis quelques mois au sein de cette commission, un poste peu envié de ses condisciples mais auquel il s’attache, emporté dès le départ par les enjeux humains, au moment où les dossiers de recours des basques y sont examinés.

«Lire ces rapports était toujours une épreuve. C’est que j’y devinais des vies sans pouvoir vraiment les comprendre, craignant toujours d’imaginer trop ou pas assez, souffrant pour finir de devoir les faire entrer par force dans les catégories du droit. Mais c’était mon métier, et je l’aimais malgré tout.»

Lecture brève et intense, «Le chemin des morts» est le témoignage saisissant d’un narrateur intègre qui, sans se justifier, veut simplement reconnaître une erreur de jugement, et éveiller la conscience du lecteur sur la distinction entre justice et droit.

«Trente ans ont passé [...] Plusieurs personnes que j'aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s'est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l'amour n'a pas.»

Le portique du front de mer

Dans la station balnéaire de R., «tombée en désuétude bien que d’inspiration moderne», les journées de M., le narrateur, et de ses amis, Joao, Ray Mayo et Lucio, semblent s’enliser dans des heures trop chaudes, dans un espace connu qui brutalement se dissout, entre l’océan et le désert dont soudain semblent sourdre des menaces diffuses.

Accablés de chaleur, ils partent dans le désert chasser les raies des sables, et se retrouvent en ville, égarés et flottants, se rassemblant toujours au café «Zanzibar», devant des bières et des fritures de poulpe – le seul espace familier et stable du récit. A l'instar des mirages aux apparitions de plus en plus fréquentes aux limites de la ville, dont ils sont les témoins, les projets de M. - écrire, lancer une revue de poésies électroniques – lui coulent entre les doigts comme des poignées de sable.

«J’ai l’écho diffus d’une anesthésie qui me gagne moi aussi pas à pas. Je ne sens pas que quelque chose est tapi qui va découdre l’univers plaque à plaque.»

Visions nées de la rencontre avec «Vermilion Sands» de James Graham Ballard, Manuel Candré fait se lever dans ses lignes un univers aux dimensions instables, une succession de somptueuses peintures mentales. Et dans l’égarement de ces rêves éveillés, même les couleurs du monde semblent désorientées.

«J’ouvre les rideaux, éloignant les pans jumeaux, et prends aussitôt le souffle mandarine en secousses alternées. La pièce – je me retourne à cet instant après avoir récupéré – baigne en majesté pourrie. Je regarde par la fenêtre, les arbres, tout a pris la couleur de l’air saturé. Au loin, l’océan tire sur le violet, respire calmement son chant sombre.»

Il faut accepter de s’abandonner à cette narration hypnotique. "Le portique du front de mer" semble se dissoudre dans sa propre lecture, un livre évanescent, semblable à un mirage.

«J’entends le vent. Mes amis. Ils sont encore là pour la plupart. Mais ils vont bien finir par disparaître car c’est ce que je fais toujours. Je fais disparaître mes amis. Je les dissous dans des récits. En posant des univers que je regarde s’effondrer.»

Le dernier mot

Harry Johnson, trentenaire britannique blanc cherchant le chemin de la réussite, accepte de tenter d’écrire la biographie de Mamoon Azam, écrivain britannique vieillissant, musulman d’origine indienne, qu’il admire depuis l’adolescence, et dont la grande aura s’est fanée avec les ans et ne suffit plus à couvrir les dépenses compulsives et la soif de reconnaissance de son extravagante épouse italienne, Liana.

L’éditeur veut du sensationnel, une biographie controversée pour créer un big-bang et relancer les ventes des livres de l’écrivain à l’étoile pâlissante. Maniant les menaces et les arguments pervers, il souligne les défauts de Mamoon et la médiocrité de la vie qui attend le jeune biographe s’il ne réussit pas dans cette entreprise. Chargé de ces lourdes consignes, extrêmement tendu et instable, Harry part donc vivre dans la maison recluse à la campagne de Mamoon, pour tenter dans un face-à-face avec l’écrivain de lui extirper le matériau nécessaire pour écrire la biographie, dont il espère retirer argent, célébrité et reconnaissance paternelle.

Provocateur et colérique, ulcéré du manque de talent du biographe – ou de son incapacité à le raconter -, Mamoon vit en réalité une existence beaucoup plus banale que l’image diabolique qu’on veut bien lui prêter. Le face-à-face se transforme rapidement en un affrontement verbal, mais aussi physique sur les courts de tennis et sur le terrain de la séduction.

«J’aimerais bien que vous arrêtiez de chercher à m’éplucher comme si j’étais un oignon. Vous savez, comme tout le monde, j’ai une passion pour l’ignorance. J’ai envie de travailler dans l’obscurité : c’est le meilleur endroit pour moi, pour n’importe quel artiste. Tout jaillit spontanément, aussi dense que dans un rêve.»

Sixième roman de l’auteur paru en 2013, où l’on reconnait bien les talents d’Hanif Kureishi dramaturge et scénariste, «Le dernier mot» est un livre à multiples facettes (et parfois difficile à suivre, semblant trop léger et inconséquent de ce fait), vibrant des échanges d’idées et des conflits incessants entre les protagonistes, un récit très divertissant et sérieux à la fois, sur la concurrence entre ces deux hommes, le désir et le sexe, le retour incontournable d’un homme vieillissant sur son parcours, un livre très drôle sur l’indécence de la littérature faite uniquement pour vendre, la dramatisation du statut de l’écrivain, la médiocrité et le mensonge, avec un arrière-plan tout aussi savoureux sur la coexistence des milieux sociaux et la société "multiraciale" anglaise.

«Le vieil homme a été frappé par une histoire qu’il a entendue à propos d’Ingmar Bergman : alors qu’il était mourant, le réalisateur avait revu tous ses films dans l’ordre chronologique. Ce qui avait forcé l’admiration de Mamoon, qui voulait expliquer, dans un dernier souffle d’intégrité, ce que c’était qu’être vieux, ce que ça signifiait d’examiner sa vie sans ciller. Il était stupéfait de constater à quel point le passé peut être labile, comment on peut le réécrire et écrire par-dessus encore, indéfiniment.»

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