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Saturne

J'apprécie beaucoup Serge Quadruppani, et pas uniquement parce qu'il est le talentueux traducteur des Wu Ming et de Camilleri et le responsable de la superbe Bibliothèque Italienne aux éditions Métailié.

Romancier trop rare (car il écrit aussi de nombreux essais), il signe en 2010 avec Saturne un admirable thriller désenchanté. Comme le note sur son blog le très souvent pertinent Jean-Marc Laherrère : "il prouve ici qu'on peut écrire un thriller politique, mêlant de très nombreux thèmes d'actualité, sans pour autant être obligé de pondre un pavé de 600 pages." J'ajouterai qu'un bon moyen pour cela est notamment de se refuser à considérer son lecteur comme un idiot semi-analphabète, péché un peu trop souvent familier à certains auteurs de thrillers à succès et au kilomètre...

Un attentat dans une station thermale italienne, à quelques jours d'un sommet du G8 devant avoir lieu à proximité, donne le coup d'envoi d'une spectaculaire partie de billard, dans un univers où l'intérêt (financier) l'emporte sur à peu près tout autre mobile possible... Personnages brossés rapidement, mais tenant fort bien la route (comme dans le meilleur de D.O.A. ou de Dominique Manotti, d'ailleurs), multiples hommages discrets aux maîtres de la littérature italienne contemporaine, incluant la présence d'Andrea Camilleri lui-même, les sources de jubilation ne manquent pas... Le personnage de la commissaire Simona Tavianello dispose également de tous les atouts pour devenir une figure classique dont on ne se lassera pas.


Un succès d'écriture, qui fait encore plus regretter que Serge Quadruppani se consacre autant aux autres... Mais bon, il faut aussi poursuivre la traduction de tous les Wu Ming en français, c'est certain.

Libraires du mois - Claro (Octobre 2011)

Pierre MICHON, Le roi vient quand il veut

Hélène BESSETTE, Ida ou le délire

Thomas HEAMS-OGUS, Cent seize Chinois et quelques

Sylvain COHER, Carénage

Mitch CULLIN, King County Sheriff

Philippe de LA GENARDIÈRE, Simples mortels

Raymond FEDERMAN, Les carcasses

Jack LONDON, Martin Eden

Raymond ROUSSEL, Comment j'ai écrit certains de mes livres

Georges PEREC, La disparition

Les mers perdues

Contacté pour illustrer la réédition par Attila des Jardins statuaires (et du reste du Cycle des Contrées) de Jacques Abeille, le dessinateur François Schuiten est tombé amoureux de cet univers romanesque si particulier. De l'envie commune des deux créateurs est née cette petite merveille de roman graphique.

Dans une tonalité initialement très "vernienne" (mais d'un Jules Verne qui aurait eu un style riche, imagé, précis et foisonnant à la fois, alliant le meilleur de Gracq et de Jünger), un mystérieux milliardaire finance l'expédition d'une géologue, d'un dessinateur et d'un poète, accompagnés de leur guide-aventurier, vers la région légendaire des "Mers Perdues", dont nul ne sait même si elle existe ou ce à quoi elle pourrait ressembler... Au terme (si l'on peut dire) du périple, une fable sur le passé (ou le futur?) de la terre des Jardins Statuaires...

Brillant exercice littéraire, avec presque une quarantaine de somptueux dessins pleine page qui justifient presque à eux seuls l'acquisition de ce bel objet...

Les barbares

Publié en juin 2011 chez Attila, ce nouveau volume, inédit jusqu'alors, du cycle des Contrées fait écho à la fois aux Jardins statuaires et au Veilleur de jour.

Terrèbre est tombée sous l’offensive annoncée des nomades des steppes, et le narrateur, universitaire local et unique spécialiste du langage des steppes et des jardins, se retrouve en possession du manuscrit qui deviendra justement Les jardins statuaires. Enrôlé par le prince des nomades et sa garde rapprochée dans une quête difficile, à la recherche des personnages-clé du livre, le narrateur reviendra transformé, après nous avoir guidés dans l’inextricable agencement de ces sociétés après invasions et catastrophes, et confié habilement de nouvelles révélations sur plus d’un mystère…

Si Gracq, Jünger et Saint-John Perse résonnent toujours avec bonheur dans le style de ces pages, cette deuxième publication des éditions Attila permet à Jacques Abeille, dans le parcours labyrinthique de son narrateur sur les pas de l’opus précédent, de nous bercer d’étonnantes réminiscences d’un Giono du Chant du monde ou de l’atmosphère paisible, inquiétante et onirique du jeu Myst. Un nouveau bonheur intense de lecture, sans doute encore plus abouti dans son écriture que Les jardins statuaires lui-même, et qui donne ainsi à attendre avec impatience sa suite, La Barbarie.

Le veilleur du jour

Historiquement second tome du cycle des Contrées, paru en 1986, Le Veilleur du jour permet à Jacques Abeille de nous présenter l'autre facette déterminante de l’empire de Terrèbre : sa capitale, située dans le sud-ouest lointain des contrées des Jardins statuaires. À nouveau, un narrateur déraciné, récent immigrant dans cette métropole nourrie de la ville de Bordeaux familière à l’auteur, se voit assigner une étrange mission de « veilleur du jour » dans un édifice qui est beaucoup plus que ce qu’en indiquent les premières apparences… Intrigue amoureuse et érotisme, beaucoup plus marqués dans ce deuxième volume, rythment une trame qui se révèlera aussi au fond beaucoup plus politique qu’il ne semble, où la sombre guilde des Hôteliers et l’empire barbare que l’on avait vu en gestation jouent pleinement leur rôle…

Déroutant par moments, le cheminement est pourtant d’une sûreté implacable, pour une conclusion inattendue, résonnant avec celles du Rivage des Syrtes de Gracq ou du Désert des Tartares de Buzzati

Le style précis et imagé d’Abeille se développe encore, prenant par moments des accents dignes du meilleur Saint-John Perse, et parfois un souffle de l’ironique érudition d’un Borges.

Et cette terrible phrase finale, annonçant à la fois Les Barbares et Les voyages du fils, tomes suivants qui emmenèneront le lecteur dans deux directions distinctes: « Les désastres qui s’ensuivirent appartiennent à l’histoire officielle de Terrèbre. On ne saurait en donner le détail, si vaste est un pays ravagé. »

Les jardins statuaires

Entrer dans l'univers des Jardins statuaires, c'est entreprendre un riche et grand voyage. Depuis 1982, Jacques Abeille a développé, roman après roman, une véritable épopée singulière, où de nombreuses trames s'entrecroisent, associant fondamentalement un cadre "urbain", celui de Terrèbre, capitale de l'empire du même nom, où fourmillent intrigues, mystères, conspirations et affairismes divers, un cadre "campagnard", celui justement des jardins statuaires, où l'on maintient l'art immémorial de la culture maraîchère des... statues !, et un cadre "sauvage" enfin, celui des steppes où rôdent d'insondables barbares, convoitant peut-être les terres de l'empire.

Le roman Les jardins statuaires est la pierre fondatrice de ce cycle foisonnant, où personnages et phrases nous emmènent dans un ailleurs aux légères touches fantastiques, où l'on côtoierait tour à tour les intrigues du Ernst Jünger de Sur les falaises de marbre ou d'Abeilles de verre, les touches finement mélancoliques du Julien Gracq du Rivage des Syrtes, ou encore les flamboyances de la prose poétique du Saint-John Perse d'Anabase ou de Vents.

Une lecture enthousiasmante qui donne immédiatement envie de s'immerger, aux côtés des mystérieux narrateurs, souvent eux-mêmes désemparés face à l'inconnu, dans l'ensemble de ce cycle d'une qualité magique... À poursuivre donc, avec Les Barbares et La Barbarie, dans les somptueuses réalisations qu'en offre désormais l'éditeur Attila, et avec Le veilleur du jour et Les voyages du fils, dans l'édition plus ancienne mais tout à fait correcte qu'en propose Ginkgo Éditeur.

[ ... et Charybde 5 approuve. ]

Bienvenue à Oakland

En pleine misère et colère, dans l'Oakland d'aujourd'hui, une curieuse solidarité du quotidien.

Le quatrième roman d'Eric Miles Williamson, paru en 2009, publié en français ces jours-ci, et aimablement fourni en SP début août 2011 par une éditrice judicieuse, est une claque de grande magnitude.

La quatrième de couverture donne une idée très juste de ce dont ils s'agit : États-Unis, de nos jours. T-Bird Murphy, la quarantaine, fils d'immigrés irlandais, se terre dans un box de parking. On le soupçonne d'un crime qu'il n'a peut-être pas commis. Incarnation du quart-monde occidental, T-Bird écrit sa rage. Un long monologue intérieur, animé par les figures de son passé, qui vient tromper sa solitude et mettre des mots sur la violence de l'exclusion.

Le style rageur et précis éclate à lui seul en prouesse : Tu peux me croire, je vis pas ici par choix artistique ou ROMANTIQUE, comme ces écrivains qui frayent avec LE PEUPLE dans les bas-fonds parce qu'ils ont besoin d'un sujet intéressant, ces touristes au grand cœur des entrailles de l'humanité. Écoute-moi bien : je suis pas de la catégorie de ces tapettes bourrées de thunes qui font de l'art parce que c'est SYMPA de traîner avec LE PEUPLE (...), aux snobs condescendants dans leur genre qui écoutent leurs conneries, alors qu'au fond ils se foutent royalement de la petite pute de quinze ans complètement défoncée qui pleurniche devant le journaliste remonté à bloc, plein de COMPRÉHENSION et de COMPASSION. Moi, je suis pas de ces tapettes qui boivent du vin et mangent des sushis, qui se battent pour des causes dont ils ne savent absolument rien (...) et portent des pompes de sécurité parce que c'est BRANCHÉ, alors qu'elles n'ont jamais vu la couleur du béton ou du bitume brûlant, qui s'achètent des jeans délavés et déchirés ou boivent de la Bud parce que c'est COOL, et pas parce que c'est tout qu'ils peuvent se payer.

Le vrai tour de force toutefois consiste sans doute pour Eric Miles Williamson à nous faire partager un profond sentiment de solidarité, d'espoir ténu, parfois dérisoire mais parfois grandiose, au milieu de la misère, de la colère et de l'absurdité d'une société qui réduit plus que jamais les gens en choses. Un livre magnifique. Et dur.

Guerre aux humains

Une narration déjantée mêlant avec brio des registres très éloignés, dans laquelle la forêt où vit un ermite écologiste devient un champ de farce, où triompheront peut-être... les sangliers mutants !

À côté de leurs ouvrages écrits en commun tels les monumentaux L'Œil de Carafa ou Manituana, les membres du collectif bolonais Wu Ming s'octroient régulièrement des escapades dans des projets en solo.

Guerre aux humains, publié en 2004 (et traduit en français en 2007) est pour l'instant le seul de Wu Ming 2 (Giovanni Cattabriga).

Dans cette narration déjantée et électrique, Marco, un jeune écologiste philosophe, bien décider à accéder à un état supérieur de pouvoir spirituel ("devenir un super-héros"), fuit la ville babylonienne pour prendre le maquis, et vivre dans les bois en troglodyte, adoptant le nom de code "Walden" en référence bien entendu à son héros Thoreau.

Mais ces bois italiens de l'exil sont bien loin d'être aussi tranquilles qu'il l'espérait : en une succession échevelée et enchevêtrée de quiproquos et de télescopages, clandestins en fuite, écoterroristes plus ou moins inspirés, carabiniers aveugles ou matois, enquêteurs avisés, chasseurs, braconniers, et... sangliers mutants ou fous vont tous participer à la construction d'une gigantesque farce, pas si éloigéne de celle de l'Ammaniti de La fête du siècle, farce qui pose néanmoins presque toutes les questions politiques, sociales et écologiques que l'on peut imaginer en ce début de millénaire...

Trop de règles à la con.
Les écriteaux. Les plastrons. Les procès-verbaux.
Boni lorgna les aiguilles de la montre sous l'ourlet de la grosse veste. Il n'y avait pas moyen de commencer à un horaire décent. Interdit avant 10 h. Interdit après 17 h.
Rizzi était un chef d'équipe rigide, scrupuleux. Élu à défaut d'autres choix. Sur quarante chasseurs, le seul avec les qualités requises. Cinq ans d'expérience et le petit diplôme : gestion faunico-cygénétique de l'espèce sangliers.
Avant de tirer les postes au sort, il vérifiait que tout le monde portait les vestes orange avec leur numéro d'équipe. Les fusils devaient être déchargés. Sur le type de canon, il était plus permissif. Utiliser la lisse était une coutume, pas une règle. Quant aux munitions, il évitait de vous fouiller pour le contrôle, mais vous pouviez être sûr que ça lui déplaisait. (...)
C'était comme voyager en Ferrari avec un type qui fait du cinquante en agglomération, ralentit à l'orange et se plaint qu'on mette pas la ceinture. Gonflant. Dès que possible, Lele et Graziano devaient fréquenter le cours provincial. L'expérience, ils l'avaient. Ils remplaceraient le Pinailleur.


Impressionnant de maîtrise, mêlant habilement les registres et les codes du roman noir, du fantastique, de l'essai social, de la comédie politique et de la science-fiction, "sérieux sans se prendre au sérieux" : la devise implicite du collectif Wu Ming est une fois de plus mise en œuvre avec brio.

Gormenghast

1950 : avec ce deuxième tome, Peake atteint son sommet. L'essence du gothique tordu.

Deuxième volume de la trilogie de Gormenghast, publié pour la première fois en 1950 (en 1977 en français), ce roman de 400 pages représente sans doute le sommet de l'art de Mervyn Peake. Après la fin plutôt raide de Titus d'Enfer, nous sommes projetés quelques années plus tard. Les personnages existent maintenant fermement dans notre esprit, comme de vieux compagnons de voyage, et c'est avec plaisir et familiarité que nous allons accompagner Titus adolescent, ou le docteur Salprune et Lady Gertrude, qui continuent discrètement à réfléchir aux sombres événements du premier tome…

La revue de personnages des six premières pages de Gormenghast est certainement l'un des plus beaux passages de littérature que je connaisse.

Titus a sept ans. Son monde, Gormenghast. Nourri d'ombres ; sevré dans les linges du rituel : ses oreilles vouées aux échos, ses yeux à un labyrinthe de pierre ; pourtant, dans son corps, autre chose - autre chose que cet ombrageux héritage. Car d'abord, et avant tout, il est un enfant.
Des rites plus contraignants que jamais homme n'en conçut luttent contre les ténèbres enracinées. Un rituel du sang ; du sang bondissant. Ces sensations vives ne viennent pas de ses ancêtres, mais de ces foules insouciantes, mille fois millénaires, des enfances de la planète. Le don du sang joyeux. Du sang qui rit quand les dogmes disent : "Pleure". Du sang qui pleure quand les lois sèches ordonnent : "Réjouis-toi !' Ô petite révolution en grandes teintes !

(...)Irma n'écoutait jamais que les cinq premiers mots des périodes quelque peu entortillées de son frère, si bien qu'une quantité respectable d'insultes lui passaient par-dessus la tête. Des insultes qui n'avaient, en soi, aucune méchanceté et qui procuraient au docteur une forme de divertissement verbal sans lequel il aurait dû passer tout son temps enfermé dans son cabinet. D'ailleurs, ce n'était nullement un cabinet, car, bien que les murs fussent tapissés de livres, il ne contenait rien d'autre qu'un fauteuil très confortable et un fort beau tapis. Il n'y avait pas de bureau. Ni papier ni encre. Ni même une corbeille à papiers.

Ce volume est aussi, sans doute plus encore que le premier, l'illustration parfaite de cet humour noir et tordu, par lequel – comme il me semble avoir lu Iain Banks le rappeler à l'occasion – toute possibilité atroce qui existe, a des chances de se matérialiser…

L'édition Phébus de 2000, reprise en Points Seuil, nous offre en prime une utile préface de Patrick Reumaux.

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