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La Capitana

Elsa Osorio découvrit Mika Etchebéhère au milieu des années 80 mais mit près de 20 ans avant de lui rendre hommage par le biais de ce roman nourri de toute la documentation et des témoignages disponibles. Au vu de la stature du personnage, on comprend très vite pourquoi elle a pu être intimidée si longtemps avant d’oser se lancer dans l’aventure.

Le résultat est magnifique. On partage tout au long du roman l’amour et l’admiration que l’auteure ressent pour cette femme remarquable et déterminée.

Celle-ci, née en Argentine, est morte en 1992 à l’âge respectable de 90 ans à Paris après une vie passée au cœur des luttes et révolutions populaires du XXème siècle. Ses convictions anarchistes revendiquées tout en maintenant son opposition marquée au dictat du parti communiste l’ont rejetée dans l’anonymat alors que sa personnalité, son intelligence et son courage avaient tout pour faire d’elle une grande héroïne populaire.

Centrant le cœur de son récit sur les quelques mois de la guerre d’Espagne au cours de laquelle Mika eût la douleur de perdre son époux mais gagna ses galons de capitaine au sein du POUM, l’auteure parvient à donner une épaisseur étonnante à son héroïne tout en lui (re)donnant sa dimension d’égérie. Amoureuse éperdue de son révolutionnaire de mari, militante au sein des organisations et publications anarchistes les plus diverses, combattante des fascistes l’arme à la main ou vieille dame encore verte attendrie par les derniers feux du mai 68 parisien, les multiples personnalités et aventures de Mika Etchebéhère forcent l’admiration et donnent au récit un souffle incontestable.

Elsa Osorio aborde également de manière très subtile toute la difficulté qu’il y a à se retrouver unique « Capitana » au cœur d’un monde d’hommes, tout à la fois mère, sœur, amie et protectrice de ses soldats sans jamais rien céder à l’exigence et au courage qui la portent sans cesse au combat.

Un grand et beau récit épique qui permet aussi – et malheureusement -de mesurer combien notre époque actuelle manque de personnalités de cette trempe et de cette envergure.

« -Ce sont mes enfants mais aussi mon père. Je les protège et ils me protègent. Ils se soucient du peu que je mange, de mon sommeil, ils trouvent miraculeux que je résiste autant ou plus qu’eux aux duretés de la guerre. (…) Et d’une manière plus compliquée, plu subtile, ils sont aussi mon mari. Et moi, leur femme. »

[... et Charybde 2 est résolument d'accord...]

Les frères Sisters

Une TUERIE !

Les célèbres frères Sisters, tueurs de sinistre réputation, sont sur un contrat : abattre un chercheur d'or en Californie. Charlie Sisters a un problème avec l'alcool et la violence, Eli Sisters a un problème avec son cheval et et sa vocation.

Le tandem trace la route tant bien que mal entre Oregon city et San Francisco, laissant derrière eux un sillage de morts et de coeurs brisés (surtout celui d'Eli, en fait). Car si Charlie a la gâchette facile, Eli tombe amoureux de chaque femme qu'il croise, façon coeur d'artichaud de gamin 12 ans.

Leur odyssée rappelle un peu l'univers du film O'brother : les frangins rencontrent tour à tour un homme en larmes, une sorcière, un dentiste en reconversion permanente, un gamin un peu frappé, une ourse rousse, une comptable diaphane, et un paquet de brutes ou chercheurs d'or en devenir...

Si Patrick deWitt a assaisonné son univers sauce western pour cette fois, on y retrouve tout ce qui faisait notre bonheur dans les Ablutions : rêve américain raté, personnages barrés, et ce ton désabusé d'un narrateur qui oscille entre prise de conscience, petits bonheurs et dégoût de lui-même. Et surtout, un humour noir décapant.

A lire. Vite. Une TUERIE, qu'on vous dit !

Mois de septembre : une rentrée sur les chapeaux de roue !

Les premiers rentrés parmi vous ont eu une occasion supplémentaire, le vendredi 31 août, de compléter leurs stocks en puisant parmi nos occasions : rassurez-vous, nous essaierons désormais, face au succès, d'en ressortir régulièrement au fil des semaines !

Les soirées "Libraires d'un soir" reprennent dès le vendredi 7 septembre à partir de 19 h 00, avec Anne-Sylvie Homassel et Elisabeth Willenz, traductrices émérites et animatrices du Visage Vert, dont la sélection de 8 livres s'annonce perticulièrement alléchante.

Le dimanche 16 septembre, à partiir de 15 h 00, nous vous offrons une occasion rare de rencontrer Heinrich Steinfest, l'auteur célébré de "Requins d'eau douce" et du "Onzième pion", et le créateur d'enquêteurs aussi atypiques, déjantés et drôles que Herr Lukastik ou Lili Steinbeck !

Le jeudi 20 septembre à partir de 19 h 00, nous aurons le plaisir d'accueillir à nouveau les captivantes éditions Antidata, pour le lancement du recueil de nouvelles "Noche triste", en présence de l'auteur, Stéphane Monnot.

D'autres événements sont d'ores et déjà en préparation, dont nous vous informerons au fur et à mesure. Pensez toutefois d'ores et déjà à réserver votre jeudi 11 octobre si vous aimez Mathieu Larnaudie, Claro et Mathias Enard...

Tous les diamants du ciel

Un roman éblouissant où LSD et idiot de village révèlent, entre autres, la nature de la guerre froide...

Ce nouveau roman de Claro, publié fin août 2012, poursuit de plus d'une manière le travail magistral de CosmoZ (2010). Là où il s'appuyait sur des icônes mythiques nées avec le XXème siècle (Le magicien d'Oz, 1900) pour construire une étonnante "grille de décryptage" de la période 1910-1950, il utilise cette fois la fameuse "affaire du pain maudit" de Pont-Saint-Esprit (1951) pour réussir un furieux assemblage, dont le LSD constitue le fil rouge, de la guerre froide et de la contre-culture des années 60-70, et proposer ainsi une lecture acide de l'autre demi-vingtième-siècle, le plus récent.

Comme souvent avec Claro, "raconter l'histoire" tiendrait à la fois de la gageure et de l'horrible gâchis, tant il y a merveille à la voir surgir au fur et à mesure de son bain révélateur. Notons qu'il parvient en 250 pages à créer trois personnages majeurs, dignes des plus grandes figures de la littérature : un extraordinaire "idiot du village" (qu'il y ait ou non hommage à Flaubert), une belle rescapée des années psychédéliques, et enfin un manipulateur d'agents secrets, que ne renieraient certainement ni Deighton ni Le Carré.

Notons surtout que l'auteur atteint ici un niveau de maîtrise de la langue, de ses respirations intimes, qui a de quoi vous laisser les yeux brillants et le souffle court sans l'aide d'aucune substance additionnelle. Les résonances entre rythme et vocabulaire parviennent à convoyer des sensations authentiquement polyphoniques au sein d'un même paragraphe, parfois d'une même phrase, que ce soit pour décrire la f!èvre saisissant Pont-Saint-Esprit ou le cynisme des opérations secrètes, en leur conférant de multiples autres dimensions, en continu - dont une étonnante construction en filigrane d'une figure christique... Rare talent.

Ils s'égarent dans leurs propres gestes, prêts à saisir l'ombre d'un fruit oublié sur la table de la cuisine ou le cercle laissé dans l'air par la bouche ; ils courent le long du fleuve en cherchant dans leurs souvenirs un caillou qu'ils ont lancé dans une autre vie et qui, nécessairement, ne va pas tarder à retomber, moins lourd, plus précieux ; ils allument le poste et laissent les récits d'explorations et de couronnements ne former qu'un seul et scintillant poème où des hommes assoiffés d'hymens et de glaciers gravissent des cathédrales de chairs et de dentelles. Ils voient le tracé des os dans le bras replié que le fils dresse entre sa joue et le coup qu'ils hésitent à donner, maintenant que les conséquences défient les causes. Un mille-pattes, parfois, les instruit, complice de picotements qu'ils supposent prémonitoires d'un membre jamais arraché. Les draps sentent le marbre, et dans les cimetières des lueurs étonnantes chantent à tue-tête. Personne, jamais, n'ira sur la Lune, ils le savent, là où les cratères sont pourtant attente, attente pure. (...)

Bien sûr, il s'agissait de travailler pour l'Agence, bien sûr la CIA avait des comptes à rendre, des documents à tamponner, mais comme toute boîte qui se respecte elle possédait un double fond où s'agitaient mille vipères tandis qu'au grand jour quelques colombes apprivoisées picoraient des gaufrettes en battant des ailes pour la galerie. La guerre était froide et les cervelles essorées à trois cent soixante degrés. La vérité était un sérum corsé qu'on sifflait dry, en rejetant sèchement la tête en arrière, mais pas pour voir le ciel, non, juste l'applique lumineuse au plafond, certainement truffée de micros. La propagande prenait un tour chimique, et le moindre Américain se savait susceptible de contracter le virus mandchou. En même temps que libre, l'homme occidental se réveillait potentiel pantin, girouette vouée aux vents de la propagande, hypnotisable à merci.

Que l'on me pardonne cet enthousiasme un rien dithyrambique, mais on tient là une pièce maîtresse illustrant ce que peut (ce que doit ?) être la littérature aujourd'hui.

Moi, Jean Gabin

Un petit morceau d'enfance, d'énergie vive et brute, où chaque interaction familiale est prétexte à une leçon de liberté, où dans les rumeurs luisent des reflets de contes, où les films de Gabin constituent un modèle absolu.

La petite Goliarda a un idéal, il s'appelle Jean Gabin. Il l'accompagne en permanence, guide ses choix, la soutient dans sa fierté farouche, ses réparties vives. Goliarda déambule dans la casba sicilienne interpellée par les uns ou les autres, en quête d'argent pour réparer une dette d'honneur.

Goliarda Sapienza est issue d'une famille anti-fasciste de la Sicile des années vingt, en butte au pouvoir et à la mafia. Famille atypique, recomposée, appartenant aux grandes causes avant tout. Elevée principalement par des grands frères qui lui font lire Diderot ou Voltaire, Goliarda côtoie également des repris de justice, engagés comme domestiques par son père.

Mais ce contexte étonnant, qu'on devine violent par moments, n'apparaît qu'en filigrane, gommé par la focalisation de Goliarda sur les détails propres à l'enfance : les films de Gabin, les rues de la casba de lave et la figure mystérieuse de son Architecte, ou encore le don d'un marionnettiste...

Emporté par le point de vue d'une fillette exaltée, en butte à des personnages improbables (et pourtant probablement réels, comme Zoé, cette nonne du crime, qui porte un couteau entre ses seins) le lecteur n'a pas le choix, il doit y croire et danser avec elle sur le fil de la vérité et des rêves enfantins.

Si le récit ne s'étend que sur quelques jours, Goliarda Sapienza prend son temps, digresse, explique, reprend, en un va-et-vient narratif un peu foutraque et adorable.

Le lecteur en sort remué par l'énergie incroyable de cette petite fille, habité par ses grands mots, et un peu amoureux de Gabin. Au fonds.

 

« Mais quante est-ce qu'y dorment chez toi, jamais ? »

« Les gens actifs, plein de vie, sveltes et vifs, bref en un mot, antifascistes, dorment peu et ne s'ennuient jamais. »

Avec cette réponse je laissais bouche bée petits et grands conformistes de l'immeuble de la via Pistone et si quelqu'un de plus hardi osait répliquer, alors la lame de ma canne-épée verbale sortait de son fourreau de bois pour un coup de griffe :

« Nous ne vivons pas d'une rente bourgeoise, nous ! et nous ne permettons pas que le Duce ou un saint quelconque s'occupe de nous. Essaie de vivre libre, toi, et tu verras le temps qu'il te reste pour dormir. »

Rue des voleurs

De Tanger à Barcelone, un adolescent arabe. Fuite, espoir, résignation. Justesse.

Le nouveau roman de Mathias Énard, paru fin août 2012, retrouve le pourtour méditerranéen qui enchantait Zone et les civilisations arabes familières à l'auteur, dans un ambitieux récit à la première personne, néanmoins non dépourvu d'astuces.

À travers le regard de cet adolescent de Tanger, déchiré entre poids des traditions, omniprésence du fait religieux, aspirations simplement humaines et désirs mondialisés, connecté au monde, aux illusions marchandes de l'Occident comme aux révolutions du printemps arabe en risque de rapide désenchantement, via wifis et cybercafés fragiles, Mathias Énard nous offre (car c'est bien d'un cadeau qu'il s'agit ici) une peinture brutale aux accents terriblement justes.

Flottant, dans un court périple qui semble pourtant logiquement interminable au narrateur, de Tanger à Barcelone, en passant par Algésiras (et son ferry bloqué en zone hors douane pour impayés de l'armateur) et une brève excursion, pleine d'espoir, à Tunis, le récit se heurte violemment au sang aléatoire, au sexe incertain et aux murs érigés autour de tout espoir des laissés pour compte de la mondialisation, renvoyés de fait à leur statut de braconniers, de "voleurs", métaphoriques ou non.

Se taillant un chemin terriblement étroit entre culture arabe classique et langue française issue de la Série Noire (belle astuce narrative, au passage, pour disposer d'une langue savoureuse et sans doute plus accessible au lecteur que le féroce flot de Zone), entre amour sincère, fantasme et incommunicabilité, entre quête légitime et résignation inévitable, le narrateur ira ainsi, à Barcelone, jusqu'au bout de la paranoïa secrétée à chaque page par le spectre de l'extrémisme religieux qui hante plus que jamais cette Méditerranée tentant de se "libérer"...

Un nouveau livre (presque) indispensable, donc.

Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas : l'Europe admettait-elle qu'elle n'avait pas les moyens de son développement, que ce n'était qu'un leurre, qu'en fait l'Espagne était un pays d'Afrique comme les autres et tout ce que nous voyions, les autoroutes, les ponts, les tours, les hôpitaux, les écoles, les crèches, n'était qu'un mirage acheté à crédit qui menaçait d'être repris par les créanciers ? Tout disparaîtrait, brûlerait, serait avalé par les marchés, la corruption et les manifestants ? Si c'était le cas, beaucoup finiraient rue des Voleurs ; beaucoup allaient déchoir, changer de vie, mourir jeunes, faute d'argent pour se soigner, perdre leurs économies ; leurs enfants hériteraient d'un coup de pied au cul, n'iraient plus dans de belles écoles, mais dans des granges où l'on se serrerait autour d'un poêle à bois - personne ne voyait cela. Il fallait venir de loin pour imaginer ce qu'allait être cette transformation, venir du Maroc, venir du Cheikh Nouredine, venir de Cruz et de ses cadavres.

[... et Charybde 1 approuve.]

Le sermon sur la chute de Rome

Bar de village corse et sermon civilisationnel moyenâgeux pour un cocktail de très haute volée.

Paru en septembre 2012, le sixième roman de Jérôme Ferrari (dont je n'avais jusqu'ici rien lu) fait partie de ces livres dont le propos apparent peut appeler d'abord une certaine incrédulité : il nous parle en effet du bar d'un village corse, contemporain, et d'un sermon de Saint-Augustin, en 411, dont j'avoue avoir été d'abord peu sensible aux côtés excitants... Il fallut une belle présentation Actes Sud aux libraires en juin 2012, et le conseil amical de Claro ("Vas-y, n'hésite pas, c'est vraiment bon") pour me convaincre de lui donner sa chance...

Je ne le regrette pas : en 200 pages, à son tour, Jérôme Ferrari nous montre ce que peut la littérature. Les grands-parents, parents et enfants de ces familles corse et corse "d'adoption" dessinent une puissante fresque où les vertiges de l'ambition et du manque d'ambition, comme seuls moteurs vitaux, se disputent tour à tour la vedette, en un tourbillon serré de chances, d'occasions, de fatalités et de renoncements. Sombre certes, discrètement poignant, fréquemment très drôle, mine de rien, dans ses démonstrations de stupidité humaine et d'ironie du sort, le roman exploite à la perfection une langue impeccable aux ressources très variées, pour réussir à "poser" en conclusion le fameux sermon de l'évêque d'Hippone sur ce que veulent dire "empire" et "civilisation", comme une nécessité.

De somptueux morceaux de bravoure, au fil des histoires, renforcent encore le plaisir méditatif de cette lecture : lutte contre des maladies tropicales, vertus de l'archéologie, malédictions gestionnaires d'un bar de village, ou encore glissements inévitables du commerce au banditisme, les occasions de sourire, de rire et de s'émerveiller foisonnent. L'une des belles surprises de ce mois de septembre 2012, donc.

Libero avait d'abord cru qu'on venait de l'introduire dans le cœur battant du savoir, comme un initié qui a triomphé d'épreuves incompréhensibles au commun des mortels, et il ne pouvait pas s'avancer dans le grand hall de la Sorbonne sans se sentir empli de la fierté craintive qui signale la présence des dieux. Il emmenait avec lui sa mère illettrée, ses frères cultivateurs et bergers, tous ses ancêtres prisonniers de la nuit païenne de la Barbaggia qui tressaillaient de joie au fond de leurs tombeaux. Il croyait à l'éternité des choses éternelles, à leur noblesse inaltérable, inscrite au fronton d'un ciel haut et pur. Et il cessa d'y croire. Son professeur d'éthique était un jeune normalien extraordinairement prolixe et sympathique qui traitait les textes avec une désinvolture brillante jusqu'à la nausée, assénant à ses étudiants des considérations définitives sur le mal absolu que n'aurait pas désavouées un curé de campagne, même s'il les agrémentait d'un nombre considérable de références et citations qui ne parvenaient pas à combler leur vide conceptuel ni à dissimuler leur absolue trivialité. Et toute cette débauche de moralisme était de surcroît au service d'une ambition parfaitement cynique, il était absolument manifeste que l'Université n'était pour lui qu'une étape nécessaire mais insignifiante sur un chemin qui devait le mener vers la consécration des plateaux de télévision où il avilirait publiquement, en compagnie de ses semblables, le nom de la philosophie, sous l'œil attendri de journalistes incultes et ravis, car le journalisme et le commerce tenaient maintenant lieu de pensée, Libero ne pouvait plus en douter, et il était comme un homme qui vient juste de faire fortune, après des efforts inouïs, dans une monnaie qui n'a plus cours.

[... et Charybde 3 approuve.]

Moulins à paroles

Une succession de portraits à l'humour grinçant, brossant très rapidement des existences comme on carotte des sols : un extrait suffit à tout saisir.

Les monologues se lisent comme des nouvelles à la première personne. Six femmes et un homme bavardent, se racontent, se mentent. Des personnages ordinaires très middle class anglaise, des petites vies étriquées très comme il faut, et des petites choses laides sous le verni : alcoolisme, maladie, vieillesse, ennui, inceste...

L'humour naît du décalage entre la vision qu'ont les personnages de leur propre vie et ce que le lecteur découvre peu à peu sous le bavardage polissé. Du véritable humour anglais, qui grince et qui fait mal.

Une frite dans le sucre ouvre le recueil, on hésite un moment pour savoir si Graham est un vieux garçon psychopathe ou vaguement attardé. En fait non, probablement ni l'un ni l'autre, quoi qu'en pense sa maman.

Un lit parmi les lentilles décrit par toutes petites touches l'alcoolisme de Suzanne, femme de pasteur anglican qui n'en peut plus de baigner dans la bigoterie paroissiale : "C'est déjà assez dur avec George alors qu'est-ce que ce serait si j'avais épousé Jésus." Et son amour adultère comme un vrai beau morceau dérobé à la vie.

Miss Rudock, la femme de lettres, passe son temps à observer/récriminer/dénoncer ses voisins, ses élus, des inconnus. Miss Rudock qui, contre toute attente, s'épanouit finalement en prison, où elle se découvre des talents, des amies, un chez-elle.

Leslie, dans La chance de sa vie, raconte son premier vrai grand rôle au cinéma. Pleine d'énergie, elle s'acharne à lancer sa carrière, à "incarner" totalement son rôle et à "creuser" son personnage. Sauf que...

Vous croiriez jamais que cette robe a pas été faite exprès pour moi. J'ai dit à Bob le costumier : "C'est mon sosie cette fille". "Non, ma chérie, il a dit. C'est toi sa doublure, à cette conne."

Continuer comme avant est peut-être la nouvelle la plus noire du recueil : Muriel vient de perdre son mari. Sous la dignité du deuil, et l'affairement de la maîtresse de maison pour qui toutes les petites choses doivent être parfaites, on voit apparaître le pillage de l'héritage par le fils et le probable inceste entre le défunt et la fille attardée. Attardée ou traumatisée ? 

N'allez pas imaginer que c'est une histoire tragique. Je ne suis pas une femme tragique. Ce n'est pas mon genre.

Dans Un bi-choco sous le sofa, Doris, 75 ans, gît dans son salon. Elle a voulu faire la poussière et elle est tombée. L'occasion de faire un peu le point, de repenser au bébé qu'elle n'a pas eu, à son mari défunt, à Zulema qui ne fait la poussière qu'à moitié...

Une femme sans importance, le monologue qui clôt le recueil, est à la fois le plus énergique et le plus mélancolique : Peggy, la cinquantaine impayable, fait rire tout le monde autour d'elle. De la cantine aux toilettes de la compta, de ses collègues aux médecins, aux infirmières, aux autres malades. Et puis la maladie finit par lui manger son énergie, son rire, sa bonne humeur.

Je suis pas du genre à courir chez le docteur toutes les cinq minutes. L'autre jour, le docteur Copeland me l'a dit d'ailleurs : "Mademoiselle Schofield, si tous mes patients venaient me voir aussi souvent que vous, je pourrais mettre la clef sous la porte." On a ri.

Bref, c'est piquant, doux, amer, et drôle, tellement drôle...

Ciseaux

Splendide re-création de la vie de Carver, de ses deux épouses et de son éditeur surnommé "Ciseaux".

Après la remarquée Fille De Carnegie, d'abord pièce de théâtre avant d'être adaptée en roman par ses soins en 2008, puis l'aventure "7ème arrondissement" de la journaliste Mona Cabriole chez La Tengo (Elvis sur Seine, 2011), le troisième roman de Stéphane Michaka, fort différent des précédents, paru fin août 2012 chez Fayard, est un coup de maître.

Décortiquant par le menu, en s'appuyant sur de riches sources biographiques et autobiographiques, l'incroyable rectangle "amoureux" composé par le grand nouvelliste américain Raymond Carver, ses deux épouses successives et son éditeur (surnommé, on verra pourquoi, "Ciseaux"), l'auteur nous propose une incursion à la fois puissante et accessible dans les mystères de la création littéraire.

Trouver les voix de ces quatre personnages pour écrire ces notes, ces fragments, ces lettres fictives, leur donner l'épaisseur nécessaire, inventer à bon escient : un pari redoutable et extrêmement réussi, qui nous emmène donc, à fond et de plusieurs points de vue, visiter l'alcoolisme de Carver, ses doutes, les sacrifices familiaux, l'usure de son couple avec Maryann Burk-Carver, le rôle de Gordon Lish qui le publie dans "Esquire" au prix de "coupes" si sévères que l'on peut parler de réécriture, l'influence de sa poétesse de seconde épouse, Tess Gallagher, l'aidant à discerner la part de vérité dans son style propre, moins minimaliste que la création de son éditeur...

Une histoire complexe, belle, très humaine et très intellectuelle à la fois, qui donne férocement envie de se plonger dans les nouvelles de Raymond Carver (l'édition de ses œuvres complètes par l'Olivier fournit les deux versions des textes, celles "travaillées" par Gordon Lish à la publication initiale, et celles "rétablies" de l'édition finale par Carver et par sa seconde épouse), et qui, servie par l'écriture nerveuse et aisément polyphonique de Michaka, permet d'apprécier le tragique maîtrisé de l'existence de l'écrivain, mort à cinquante ans d'un cancer alors qu'il avait maîtrisé son alcoolisme depuis plusieurs années.

Un roman qui se nourrit des arcanes mêmes de la création, tout en donnant à voir, de manière saisissante, l'étrange combativité de ces laissés pour compte qui, avec Carver, rient sardoniquement à la face de la dureté de la vie, sans jamais se laisser intimider.

"Comment cela ? Comment cela, "il ne veut pas" ? Passe-le moi. Passe-le moi, je te dis. Lorraine... Tourne le combiné vers lui. Ithaque, c'est Papa. Papa n'est pas content. Papa doit rester au travail, il va rentrer tard. C'est Maman qui va te lire "Le démon de la perversité". C'est Maman, pour une fois. Alors tu vas au lit, tu m'entends ? Ithaque, arrête tes conneries. Si tu ne vas pas au lit, Papa va rentrer et il va te couper les couilles. Quoi, Lorraine ? "On ne peut pas..." "On ne doit pas..." On n'a pas de couilles, à trois ans ? Mon fils a des... Ithaque a... D'accord, c'est toi qui gères."

"Pourquoi êtes-vous venue exactement ? Vous écrivez un mémoire. Vous allez voir un éditeur. Et vous lui demandez de définir la fiction. Je ne suis pas Dieu le Père. Juste le Capitaine des conteurs. Ce surnom n'a jamais pris, j'ignore pourquoi. Ma réputation, je la dois à mon coup de ciseaux, mon habileté à tailler dans les textes que je publie.
Mais il y a autre chose : ma façon, sous un mot, d'en découvrir un autre. Plus net, plus précis. Une incision qui libère ce que la phrase enfouissait.
Je pense que vous êtes venue pour mon esprit, et aussi pour mon corps."

Golgotha

Plus calme que "Chamamé", une fable radicalement oppressante néanmoins.

Publié en 2008 (et premier roman de l'auteur traduit en français, en 2011, grâce aux exploratrices éditions Asphalte), Golgotha peut se lire comme une sorte de contrepoint, chez son auteur, du baroque, exubérant et déjanté Chamamé, écrit à peu près à la même époque.

Ici, pas de zone frontalière de non-droit livrée aux cavalcades insensées des braqueurs, mais la routine oppressante des grandes banlieues, et de leurs zones de cohabitation entre indigence profonde, simple survie et criminalité galopante.

Lorsqu'une jeune femme meurt des suites d'un avortement clandestin ayant mal tourné, entraînant le suicide de sa mère, c'est, pour un jeune policier - pourtant parfaitement au fait de tous les codes plus ou moins tacites régissant les rapports entre forces de l'ordre et bandes criminelles armées de la "cité" - LA goutte d'eau de trop... Décidant de châtier lui-même le responsable, un chef de gang particulièrement emblématique, il déclenche une vendetta inexorable, dont la solution ne pourra venir que du narrateur lui-même, son mentor, vieux policier blanchi sous le harnais, désabusé et usé, qui devra assumer, au fond de lui, ses propres échecs comme ceux de l'ensemble de la société argentine contemporaine, tenu qu'il est par les formes d'honneur et de fidélité qui ont cours ici...

Au milieu des atmosphères de bars rock latino où coexistent parfois plusieurs mondes, une fable plutôt calme en apparence, mais terrible en fait, et ce bien avant sa dure conclusion.

Ce n'est jamais moi qui commence. Ce n'est pas moi non plus qui viens y mettre un terme. Je m'en mêle rarement. Encore moins depuis que j'approche de la retraite. Quelle merde ! J'ai fermé les yeux. Je suis allé me coucher après avoir regardé "El hombre del rifle" comme tous les soirs et lorsque je les ai rouverts... j'avais cinquante ans. À quel moment mon grog s'est transformé en vin et le vin en sang du Christ, un sang amer ? Je n'arrive pas à calculer combien de temps je suis resté comme un moribond. Je ne peux pas non plus jurer qu'aujourd'hui, je suis bien vivant. Parce que ce n'est pas une vie. Je suis un zombie.

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