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Les soldats de Salamine

Javier Cercas brouille les cartes avec ce roman de 2001, objet inhabituel qui raconte une histoire tout autant que sa genèse, le destin de Rafael Sanchez Mazas à la fin de la guerre d’Espagne, un récit historique fondé sur des faits réels, tandis que sa genèse est elle, au moins en partie, une fiction.

L’auteur se dépeint en écrivain reconverti en journaliste, qui devient obsédé par Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols. Il imagine la personnalité de l’homme, enquête sur sa vie, et en particulier sur cet épisode où il réchappe par miracle à son exécution par des soldats républicains en déroute en Catalogne, à Collell, en 1939.

Au moment où il doit être fusillé, Rafael Sanchez Mazas réussit à s’enfuir ; il croise dans sa fuite un soldat républicain anonyme qui le fixe un moment et lui laisse la vie sauve. L’histoire se cristallise donc autour de ce moment, du regard du soldat au bord de la défaite mais qui tient encore le sort de Mazas entre ses mains, autour du renversement du sort du vaincu qui redevient le vainqueur.

 

«-Il y a quelqu’un par là ?

Le soldat regarde Sánchez Mazas ; celui-ci fait de même, mais ses yeux embués ne comprennent pas ce qu’ils voient : sous les cheveux mouillés, le large front et les sourcils perlés de gouttes, le regard du soldat n’exprime ni compassion ni haine, pas même de mépris, mais une espèce de joie secrète et insondable. Il y a en lui quelque chose qui confine à la cruauté et résiste à la raison mais qui n’est pas pour autant l’instinct, quelque chose qui vit là avec la même persévérance aveugle que le sang qui s’obstine dans ses veines ou que la terre dans son immuable orbite ou tous les êtres dans leur immuable condition d’êtres, quelque chose qui échappe aux mots de la même manière que l’eau du ruisseau esquive la pierre, car les mots ne sont faits que pour se dire eux-mêmes, que pour dire le dicible, c'est-à-dire tout hormis ce qui nous gouverne ou nous fait vivre ou nous touche ou ce que nous sommes ou ce qu’est ce soldat anonyme et vaincu qui regarde à présent cet homme dont le corps se confond presque avec la terre et l’eau brune du fossé, et qui crie en l’air avec force sans le quitter des yeux :

-Par ici, il n’y a personne !»

 

"Les soldats de Salamine" c’est le renversement du sort des deux camps en cette fin de guerre d’Espagne, à l’instar de celui des Perses et des Grecs à Salamine, mais aussi celui de la narration : le livre ne prend forme finalement, que lorsque le narrateur, suite à une rencontre providentielle avec Roberto Bolaño, réussit enfin à l’écrire en donnant un nom, un corps et une voix – bref une mémoire - au soldat anonyme.

"Il est plus difficile d'honorer la mémoire des sans-noms que celle des gens reconnus. À la mémoire des sans-noms est dédiée la construction historique". (Walter Benjamin, 1940).

«Sanchez Mazas gagna la guerre, mais perdit une place dans l’histoire de la littérature.» Le soldat républicain a perdu la guerre mais gagné l’immortalité dans un grand roman.

Dernières nouvelles de 2013

Un grand merci à tous et à toutes pour ces rencontres, ces échanges et ces beaux moments de 2013 !  
 
L'année n'est pas tout à fait finie, et vous pouvez encore profiter des derniers jours de la gigantesque promotion de 40% sur tout le stock d'occasion, qui se terminera au 31 décembre
 
C'est aussi le sprint final pour les horaires aménagés de décembre : nous sommes encore ouverts 7/7 jours jusqu'au mardi 31 inclus.
 
Charybde sera ensuite fermée du 1er au 7 janvier.
Attention, les commandes passées sur le site après le 30 décembre seront envoyées le mercredi 8 janvier.
 
Les événements reprennent dès le vendredi 10 janvier avec notre désormais très traditionnel libraire d'un soir : c'est Catherine Dufour qui se pliera à l'exercice cette fois-ci. + d'infos
 
Vendredi 17 janvier, nous aurons le plaisir d'accueillir Emmanuel Venet pour un parcours au fil de ses trois romans : Précis de médecine imaginaire, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud et Rien (éd. Verdier). + d'infos
 
Jeudi 23 janvier, nous fêterons la parution du Black Fez Manifesto de Hakim Bey avec les éditions èRe, en présence d'Eric Arlix et Michel Valensi. + d'infos
 
Samedi 25 janvier, nous accueillons une nouvelle fois les Palabres autour des arts, l'équipe de chroniqueurs de choc et leur invité Gaston Kelman, pour une soirée autour du thème : « Gérontocratie : les vieux ont-ils toujours raison ? » + d'infos
 
Mercredi 29 janvier, nous sommes fiers de recevoir Valentine Goby et David M. Thomas pour une rencontre croisée autour de la littérature concentrationnaire, à travers leurs romans respectifs : Kinderzimmer (Actes Sud) et Nos yeux maudits (Quidam). + d'infos
 
Vendredi 31 janvier, Hugues Jallon, l'auteur de Zone de combat et Le début de quelque chose (Verticales) évoquera avec nous sa critique implacable des dérives, des phobies et de l’endoctrinement à l’œuvre dans nos sociétés occidentales contemporaines. + d'infos
 
Et 2014 ne fait que commencer... une très bonne année à tous et à toutes !

Les hommes-couleurs

La superbe inventivité d'un conte mexicain du heurt entre tradition, technique et avidité.

Publié en 2010 au Seuil, le premier roman de Cloé Korman, aussitôt couronné par le prix France Inter et par le prix Valéry Larbaud, est une intrigante révélation.

Un couple d’ingénieurs employés par la multinationale américaine Pullman, dont les intérêts, en ces déjà emblématiques années 60, vont bien au-delà des seuls wagons ferroviaires, se voit assigner l’étrange mission du percement d’un tunnel semi-officiel, destiné à accueillir un pipeline à la frontière désertique entre Mexique et États-Unis. Si le pétrole prévu n’y semble pas devoir couler, le chantier pharaonique devient pourtant, sous les influences entremêlées de forces mystérieuses, mercantiles, sociales, politiques ou légèrement fantastiques, et sous la direction des deux étonnants rêveurs techniciens, un fructueux atelier de production à grande échelle de faux objets d’art ancien pour le plus grand profit des dirigeants de la multinationale, et une filière potentielle d’immigration clandestine, où les espoirs désordonnés s’amassent dans le souterrain en attendant l’achèvement libérateur…

Mêlant savamment et sans aucune affectation la description en subtil surplomb d’une certaine réalité économique et technique qui évoque aussi bien le « Gains » d’un Richard Powers que le « Naissance d’un pont » d’une Maylis de Kerangal, et la mise en jeu d’un imaginaire mexicain nourri de réminiscences aztèques comme de souffles révolutionnaires récurrents, avec le brio d’un Paco Ignacio Taibo II ou d’un Valerio Evangelisti (dans sa « Coulée de feu » principalement), Cloé Korman écrit une étonnante histoire de tendresse familiale et de douce ferveur utopique confrontées aux amères réalités précoces d’un monde de sacralisation du profit et d’érection de frontières nationalistes et racistes imperméables à tout, sauf à l’intérêt économique bien pensé… Un premier roman qui fournit aussi une belle illustration, en seulement 300 pages, d’un « pluralisme romanesque » analysé et décrypté par Vincent Message dans son récent et captivant essai (« Romanciers pluralistes », septembre 2013), où les visions du monde des différents protagonistes s’entrechoquent pour produire un réel plus riche sans que la moindre synthèse hégélienne n’y soit envisageable…

Une très belle réussite.

« À cette époque, Georges aurait tout donné pour provoquer un sourire de Niño. Il avait beau le promener, lui parler, faire des grimaces et des pitreries, rien n’y faisait : l’enfant était grave comme un vieux gorille, et la tristesse continuait de régner dans la maison toujours trop grande. Mais un jour qu’une nouvelle nourrice avait claqué la porte, et que Georges faisait lui-même griller un épi de maïs desséché dans une casserole, sous l’œil sévère de Niño qu’il avait calé tant bien que mal au milieu des coussins d’un fauteuil, un miracle se produisit : dans une minute de distraction où il buvait à gorgées lentes une bouteille de bière, le maïs fur trop cuit, le couvercle de la casserole s’arracha de son socle pour aller heurter le plafond dans un bruit de cymbales et les grains jaillirent en une grappe de pétarades retombant dans toute la cuisine en petits bonds ouatés. Georges eut à peine le temps de constater qu’il avait fabriqué du pop-corn sans le savoir et de vérifier que le petit n’avait pas reçu de projectile brûlant sur le coin de la figure : Niño s’était redressé dans le fauteuil et pour la première fois de sa vie, les bras tendus, la tête rejetée en arrière et la bouche, les yeux écarquillés, les pieds battants, son corps ouvert comme une étoile, il riait à n’en plus finir. Et ce qui le faisait rire, Georges en fut tout de suite certain, n’était pas le spectacle des grains éparpillés ou la vue de la casserole retournée, mais le bruit, la musique de l’explosion et de ses soubresauts qui avaient triomphé de l’énorme barque et desserré l’étau mortel du silence. Dès ce jour, Georges sifflota, chanta, renversa et cassa la vaisselle, et mit entre les mains de Niño les objets les plus intolérables aux oreilles de parents normaux, crécelles tapageuses, joujoux à percussions, oursons péteurs ou diables à klaxons. Il mit Niño au solfège et à la musique comme tout bon fils de bourgeois, et c’est ainsi que Florence puis Suzanne avaient débarqué dans une maison tonitruante, auprès de deux garçons non seulement assoiffés d’amour, mais totalement époumonés. »

 

Exemplaire de démonstration

Roman puissant, enjoué et glaçant, sur la mort industriellement inéluctable de la création.

Publié en 2003, le premier roman de Philippe Vasset, à l'époque connu uniquement au sein de l'univers feutré des journalistes spécialisés en intelligence économique, frappait d'emblée par sa cohérence minutieuse, son ambition fondamentale fort habilement enveloppée dans une belle apparence de dilettantisme, et sa qualité d'écriture légèrement vertigineuse.

Preuve présentée en abyme, indiquée clairement dès le titre, cet "Exemplaire de démonstration" est le roman d'une quête archétypale, mettant en scène un "héros", ingénieur spécialisé dans l'industrie minière et l'Afrique, apprenant par hasard l'existence d'un sublime McGuffin ("objet de la quête"), le ScriptGenerator©®™, produit absolument secret destiné à industrialiser définitivement les activités de création, en s'affranchissant du caractère financièrement bien peu productif des "artistes", et des "péripéties" nombreuses, même si elles sont condensées avec subtilité en 140 pages, des trafics incessants d'un port africain aux officines de trading londoniennes, des diamantaires d'Anvers aux halls zenifiés des hôtels montagnards suisses.

Évoquant déjà avec bonheur des développements littéraires ultérieurs, que ce soient les arcanes lucides et glacés du Hugues Jallon de "La base" (2004) ou du "Début de quelque chose" (2011), l'élégante et rude vérité au sein des clichés mondialisés du Paolo Bacigalupi de "La fille automate" (2009), ou encore le calme sibyllin de ceux qui vont gagner quoiqu'il arrive du Nick Barlay de "La femme d'un homme qui" (2011), impressionnant de maîtrise logicielle de bout en bout, Philippe Vasset déroule avec brio et intelligence son terrifiant argumentaire commercial.

 

La guerre dans la BD

Somptueux tour d'horizon des comics anglo-saxons liés aux guerres de toutes époques.

Publié en 2009 au Royaume-Uni, traduit en français en 2011 par Jérôme Wicky chez Eyrolles, ce « La guerre dans la BD » propose un captivant – et magnifiquement illustré – tour d’horizon de la manière dont le neuvième art a su s’emparer de cet aspect déterminant de l’humanité pour en fournir, selon les époques traitées et selon les contextes d’écriture, un compte rendu parfois très singulier, comparé à ceux des autres formes artistiques. Le titre français est toutefois légèrement trompeur, sans malice, par rapport au titre anglais plus précis (« War Comics »).

On trouvera ainsi, toujours assortis de planches et de couvertures de superbe facture, classés par conflit ou type de guerre, les travaux tant des pionniers des années 1930 que de leurs successeurs de l’énorme essor du genre durant la Seconde Guerre Mondiale et ensuite.

Les époques les plus éloignées tout d’abord (péplums antiques, combats de chevalerie, marine à voile, guerres napoléoniennes,…) comprennent aussi un gros chapitre entièrement dédié aux comics de la « guerre sur le sol américain » : guerre d’Indépendance, guerres indiennes, guerre de Sécession, conquête de l’Ouest. On y distingue notamment « Max Bravo, the Happy Hussar », « Tomahawk », ou la grande revue « Two Fisted Tales ».

Les comics liés à la première guerre mondiale, écrits bien après coup, sont l’occasion d’un zoom sur le seul auteur non-anglophone largement représenté ici, avec Jacques Tardi, son Brindavoine et sa guerre des tranchées, ses héros aux gueules cassées et ses officiers patibulaires (dont on ne redira jamais assez, au passage, tout ce que le récent prix Goncourt lui doit…). On y note l’intégration massive, le cas échéant, des images de propagande, travail qui date en réalité de 1939-1945, mais aussi l’apparition de l’aviation et des combats entre as de la chasse. Les héros de la période sont sans doute la revue « Battle » et toute sa remarquable postérité, et l’extraordinaire album « La mort blanche » publié en 1998 par Robbie Morrison et Charlie Adlard.

La seconde guerre mondiale qui voit le moment historique « réel » lors duquel la BD s’empare de la guerre, associe d’abord à l’effort de guerre aussi bien propagande pure et dure que création ou intégration de super-héros ad hoc, y compris avec un racisme avéré (les figures des Japonais, y compris les civils, dans les BDs d’époque, sont particulièrement redoutables). Alors que la fameuse BD « Mademoiselle Marie » indique un sommet difficile à dépasser dans l’illustration des combats de résistance, le « Sergent Rock » apparaît, et avec lui, déjà, une certaine distance ou autonomie par rapport au seul mélange propagande + aventure, avant d’ouvrir la voie aux BDs désenchantées et ouvertement critiques qui vont apparaître ensuite, et qui se généraliseront à partir de la guerre du Vietnam (à l’image du fameux « Vietnam Journal », sans doute l’une des BDs les plus violentes jamais écrites, d’après l’auteur Mike Conroy).

Parmi les créations récentes ou contemporaines, une belle part est accordée à la BD de reportage qui se développe fortement, comme à celles traitant d’ex-Yougoslavie, d’Afghanistan ou d’Irak.

Le livre s’achève par une belle galerie de couvertures, concluant ainsi un effort captivant, nécessairement incomplet, et presque exclusivement anglo-saxon, mais dont les 185 pages sont nettement dignes de figurer dans la bibliothèque de l’amateur, et même dans celle du simple curieux.

 

L'ombre de l'eunuque

Une narration sophistiquée et rare pour ce qui est peut-être LE roman de Barcelone 1936 -1986.

Publié en 1996 (et traduit en français en 2006 par Bernard Lesfargues chez Christian Bourgois), le huitième roman de Jaume Cabré est sans doute celui où se développent pour la première fois à pleine puissance, quinze ans avant "Confiteor", sa singulière maîtrise des techniques narratives sophistiquées et sa capacité à s'appuyer sur une structure de fond directement issue de la musique (ici, la trame suit le Concerto pour violon et orchestre d'Alban Berg - qui joue aussi un rôle romanesque important, que vous découvrirez le moment venu...).

Histoire d'une famille d'industriels du textile barcelonais, entre la fin de la guerre civile, le long règne de Franco et les premières années de la "transition", ce roman est aussi - peut-être surtout - celui du lien particulier unissant le narrateur, fils de famille ayant rejeté sans hargne mais fermement le mode de vie ancestral pour rejoindre durant de longues années la clandestinité de la lutte armée communiste anti-franquiste, et un oncle, greffon maudit de l'arbre généalogique, par qui transitent toutefois toute l'histoire et tous les secrets de la famille jadis puissantissime...

Au fil d'une histoire où, pour se présenter de manière feutrée, les rebondissements n'en sont pas moins spectaculaires, dans un jeu tourbillonnant de voix dont les origines et les locuteurs se confondent parfois, sans aucune part au hasard ou à la facilité, la difficulté de vivre face au mal, le poids du passé, la consolation possible par l'art, et le redoutable et extraordinaire pouvoir de la narration font leur entrée dans les univers de Cabré, vraisemblablement pour ne plus les quitter.

Un très grand roman, déjà, que "Confiteor" amplifiera et confirmera, en un sens, quinze ans plus tard.

"Et si j'avais été une bête sauvage j'aurais flairé la peur, Barcelone était à moitié recroquevillée sous un linceul de méfiance et de frousse parce que, depuis plusieurs semaines, nous, les étudiants, nous avions envahi les rues, et tout l'Eixample, le jour, était virtuellement occupé par les blindés des flics, par les chevaux des flics, par la haine des flics, les rues étaient un champ de bataille, et la nuit c'était pire, quatre membres de la secrète pouvaient sortir sous votre nez d'une bouche d'égout et vous demander vos papiers, qu'est-ce que tu fais, où vas-tu, d'où viens-tu, ou Marx ou Weber."

 

Pop Yoga

Somme provisoire et formidable exégèse de la mythologie contemporaine issue de la pop culture.

Publié chez Sonatine à l’automne 2013, ce recueil de textes et d’articles de Pacôme Thiellement, publiés entre 2000 et 2013, incluant 7 inédits, constitue certainement l’une des plus formidables plongées et tentatives d’éclairage de bon nombre de mythes contemporains, de leurs racines parfois anciennes, occultes et gnostiques ou non, et surtout de leur ancrage décidé dans une pop culture qui continue, malgré tout, d’être encore trop largement ignorée ou méprisée en France par la littérature « noble » et par le monde académique, contrairement à ce que l’on observe massivement depuis une quinzaine d’années en Espagne, en Italie, en Russie, au Japon ou aux États-Unis…

Pacôme Thiellement parcourt ici inlassablement, avec la passion et la vaste culture d’un passeur tous azimuts, comme il nous l’avait déjà montré, notamment, dans le magnifique « Les mêmes yeux que Lost », un terrain d’une rare richesse, où sont convoqués, disséqués et enrichis tour à tour, pour ne citer que quelques exemples frappants, Freud et Jung confrontés au président Schreber, David Lynch effectuant son saut à partir de « Twin Peaks », créant une onde de choc qui ira progressivement s’amplifiant, jusqu’à provoquer le « Lost » d’Abrams et Lindelof, cherchant ce que la pop star et la rock star peuvent vouloir nous dire, avec Elvis, les Beatles, les Rolling Stones ou Nirvana, bien entendu, mais aussi avec Pink Floyd, Bob Dylan, David Bowie, les Residents, Joy Division, le Velvet Underground, Mike Patton, ou encore et peut-être surtout Frank Zappa.

L’article focalisé sur Zappa (« Oncle Jihad », inédit) est l’un de ceux qui expriment le mieux la substance de ce recueil, où le recours aux quêtes mystiques et gnostiques n’occulte jamais la nature profondément sociale et politique de ce qui est mis en jeu dans cette reformation permanente de nos mythes. L’inattendue et passionnante lecture de l’ensemble des « Philémon » de Fred, en dehors d’un hommage fervent à l’essence même de la BD, réussit aussi ce petit miracle de mise à jour englobante d’un sens extrêmement fort.

Inséparable pour Pacôme Thiellement – ce qui fait à mon sens une de ses grandes forces par rapport à d’autres approches – d’une sociologie de la réception, fût-elle implicite, la résonance de cette pop culture se nourrit d’une audience de masse (d’autant plus lorsqu’elle se crée ou se révèle « populaire », de bas en haut, et non uniquement fabriquée en « mass entertainment », de haut en bas), et les grandes rock stars comme les séries à forte audience dans la durée (« Buffy », et la révolution souvent mésestimée qu’elle représente, singulièrement) peuvent ainsi voisiner avec les sources plus cachées, plus confidentielles certainement, mais qui irriguent en profondeur l’art et la pratique de leurs émules à succès public (et c’est ici que l’auteur fait intervenir avec beaucoup de vista des auteurs comme José Lezama Lima, James Joyce ou Malcolm Lowry, des musiciens comme Secret Chiefs 3, ou des cinéastes comme Jacques Rivette, aux côtés d’un Joseph Heller ou d’un Philip K. Dick davantage lus, d’une Amy Winehouse davantage écoutée, ou d’un Roman Polanski davantage vu ).

Un recueil foisonnant donc, indéniablement, dont on peut évidemment contester certaines des liaisons établies entre les œuvres et les sociétés qu’elles expriment, particulièrement lorsque l’occultisme envahit par instants la scène, mais surtout passionnant de bout en bout, ouvrant des dizaines de perspectives le plus souvent insoupçonnées, ou confortant des rapprochements de prime abord surprenants. L’un de ces grands et beaux livres, donc, terribles aussi par le nombre de lectures supplémentaires vers lesquelles ils pointent d’un sourire engageant.

 

La fin de l'homme rouge

Polyphonie bouleversante des âmes rouges perdues

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de vingt ans, on a enfin compris : d’où aurait-elle pu sortir cette Russie ? Elle n’existait pas, et elle n’existe toujours pas. Quelqu’un a fait remarquer très justement qu’en cinq ans, tout peut changer en Russie et en deux cent ans, rien du tout.»

Svetlana Alexievitch est une oreille et une plume. Après nous avoir fait entendre les témoignages des soldats soviétiques engagés dans la guerre en Afghanistan dans «Cercueils de Zinc» et ceux des habitants de la région de Tchernobyl dans «La supplication», elle nous livre ici les voix du désenchantement des russes qui ont vu leur monde brusquement disparaître avec l’effondrement de l’URSS.

Des hommes et des femmes éduqués pour placer le sacrifice et l’héroïsme militaire au dessus de tout, nourris de la grandeur de leur patrie construite sur la victoire sur le fascisme et la conquête spatiale, victimes des déportations et des tortures, lecteurs infatigables de classiques russes et de samizdat échafaudant chaque nuit des rêves d’idéal et de liberté dans les cuisines, descendus dans les rues en 1991 en croyant à la liberté, sont devenus des étrangers dans leur propre pays, sidérés par la dissolution de leur culture, l’effacement de leur mémoire et l’abîme qui s’est brutalement ouvert entre les générations, sidérés par la spéculation, la misère soudaine côtoyant les appétits de consommation les plus démesurés, et par le pouvoir de corrosion de l’argent.

«Alors la voilà, cette liberté ! Nous attendions-nous à ce qu’elle soit comme ça ? Nous étions prêts à mourir pour nos idéaux. À nous battre pour eux. Mais c’est une vie "à la Tchékhov" qui a commencé. Sans histoire. Toutes les valeurs se sont effondrées, sauf celles de la vie. De la vie en général. Les nouveaux rêves, c’est de se construire une maison, de s’acheter une voiture, de planter des groseilliers… Il s’est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l’on avait pris l’habitude d’entendre dénigrer en Russie. La liberté de Sa Majesté la Consommation. L’immensité des ténèbres. Des ténèbres remplies d’une foule de désirs, d’instincts – d’une vie humaine secrète dont nous n’avions une idée qu’approximative. »

«Avant on allait en prison pour «L’Archipel du Goulag». On le lisait en secret, on le tapait à la machine, on le recopiait à la main. Je croyais, j’étais sûre que si des milliers de gens le lisaient, tout serait différent. Que viendrait le temps du repentir et des larmes. Et que s’est-il passé ? On a publié tout ce qui s’écrivait en secret, on a dit à voix haute tout ce qu’on pensait tout bas. Et alors ? Ces livres se couvrent de poussière chez les bouquinistes. Les gens n’y font plus attention…»

La "fin de l'homme rouge" est une lecture fondamentale, bouleversante. Les souffrances et les idéaux de l’homme soviétique ont été engloutis sans mémoire et, de la décomposition du grand corps soviétique, il n’est resté que le dénuement des anciens, les rêves vides d’idéal des nouvelles générations, la violence folle du grand-banditisme et du capitalisme nu, la résurgence des massacres ethniques, et la douleur d’une illusion mort-née.

Maison des autres

Le silence miraculeux des mots.

Né en 1920, Silvio d’Arzo, de son vrai nom Ezio Comparoni, publia « Maison des autres » en 1948 dans une revue, et ne cessa ensuite de retravailler ce texte jusqu'à sa mort en 1952 ; il n’avait alors que trente-deux ans.

En plein néoréalisme italien, «Maison des autres» semble détaché de l’histoire du vingtième siècle, situé dans un monde ancestral et rude, où la succession monotone des jours est uniquement interrompue par les fêtes religieuses et les enterrements.

L’histoire de cette nouvelle d’une soixantaine de pages se réduit à très peu : dans un village de montagne isolé des Apennins, un prêtre rencontre une vieille femme qui a visiblement quelque chose à dire. Il cherche à connaître la question que celle-ci hésite à livrer.

«C’était la première fois que je pouvais la voir de près et je me mis à la regarder attentivement. Elle avait une peau sombre et rêche, des cheveux couleur gris pigeon, des veines plus dures et saillantes que celles d’aucun homme. Et si un arbre peut de quelque façon servir à évoquer un humain, eh bien c’était un vieil olivier des fossés qui lui convenait. À la voir ainsi, il me semblait que ni la fatigue ni l’ennui ne pourraient désormais rien contre elle : elle se laissait vivre et cela suffisait, voilà tout.»

L’hiver de ce récit est glacial et, dans ce monde archaïque, le temps et les hommes semblent eux aussi comme paralysés par le gel, dans cette vie dépourvue de tout événement. Et finalement seule cette femme, avec sa question que l’on va découvrir, est prête à s’affranchir de la succession fatale de ces jours tous semblables. Et seule elle est vivante.

Précédé d’une belle préface d’Attilio Bertolucci, «Maison des autres» est un texte intemporel, qui a fait couler une larme gelée dans le coin de mon œil.

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