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Renégat, roman du temps nerveux

En l’an 2000, en cure de désintoxication dans une clinique de Hambourg, un journaliste dépressif - prétendant écrivain tombe amoureux de sa thérapeute, et quitte donc sa femme après douze ans de mariage. Tentant de devenir vivant, de devenir adulte, il sort de cette relation morte depuis le premier jour pour suivre sa thérapeute dans la ville de Berlin.

Et tout ceci est dit dès les trois premières pages, qui font chavirer immédiatement au cœur de ce livre monstre, totalement dévorant.

«Je ne suis pas un lâche, hélas, donc je n’ai pas fui. Mais me suis enfui, des soiréezentières, dans l’alcool. Les années forcirent comme les lignes de croissance des érables devant la maison – de l’épaisseur du manche à balai en bois sec vers celle du billot : 1 vie. (Nous n’avions pas d’enfant.)

Je me suis enfui é: je suis resté. Resté dans la balance de trois fléaux portés par le couteau : l’alcool | le journal | la femme. (Nulle part où trouver refuge.) Son sérieux devenait affliction sur mon cas. – Ses phrases me couvraient, sombres & lourdes, de plus en plus pesantes chaque=jour & chaque=nuit de cette union. (Plus tard pluzaucunmot.)

J’avais l’impression d’être à côté de la plaque. De moi | du travail | du mariage. Cette union ne devait plus durer ; le-divorce : 12 ans, c’est plus qu’un bail quand les années sont devenues glaciales comme nous é les jours&nuits=en-solo… »

Reinhard Jirgl crée sa propre langue, somptueusement traduite (et même ré-écrite) ici par Martine Rémon, un véritable exploit. Les mots sont comme une pâte qu’il malaxe et affine, utilisant toutes les ressources de lettres, de signes - ponctuation qui sont réinterprétés pour donner plus de sens et de charge émotionnelle au texte, avec une invention et une liberté totales. Alors ce récit n’est plus seulement intellectuel, il en devient physique, on le lit, on le voit, on ressent ses tensions, on se fait submerger.

Deux ans plus tard, en 2002, le journaliste, qui se débat dans la lie amère de la relation amoureuse, rencontre à Berlin un chauffeur de taxi. Cet homme était garde-frontière à la frontière polonaise et devait refouler les vagues de refugiés de l’Est après la chute du mur. Plongé dans un abime de chagrin après la disparition brutale de sa femme, il avait aidé une jeune Ukrainienne à passer la frontière, voyant en elle la possibilité d’un nouvel amour. Une fois la frontière passée, elle s’était envolée ; il a rejoint Berlin dans l’espoir de la retrouver.

Avec des renvois, des liens hypertexte qui nous invitent à la déambulation, truffée de références à des auteurs multiples, l’intrigue est un millefeuille, dont Berlin est le cœur.

« - L’essence du fénomène de la ville : d’énormes masses de pierre morte bourrée de chair survivante réglée sur mesure, fourrée & entassée, qui essaie de résister à la mort. L’échafaudage-squelette de tous les mythes de la vie urbaine. »

Les entrailles d’un Berlin en dé- et re-composition en ces années 2000 sont ici déployées en une somme de toutes les souffrances et du néant de notre époque : Celles de la réunification – l’urbanisation galopante des villes d’Europe centrale, la folie de l’immobilier et l’effondrement économique après la chute du mur, les chômeurs migrants de l’Est traités comme des sous-hommes, mais aussi le rythme et le vide déments de la modernité, le pouvoir insensé de l’argent, la violence de la mondialisation. Dans ce monde moderne, la confiance en l’autre est invariablement trahie, la haine devient vitale, la communauté impossible, et l’individu est réduit en cendres par sa peur, sa solitude et son vide intérieur.

Dans cette aliénation, est-il encore possible d’aimer ? «Renégat, roman du temps nerveux» est un géant féroce, un livre déchirant sur la solitude humaine, mais aussi un grand roman d’amour.

«À l’extérieur, sur la porte, sur une plaque en laiton, votre nom : Sophia Englisch – on eût dit le nom d’une artiste, d’une rose -. Puis dessous, pour dégriser, la nature de votre spécialité : psychothérapeute. Et à l’intérieur, 1 bureau asexué, d’une clarté sans ombre & triste comme 1 phrase-en-3-mots. La porte de la salle d’attente s’était ouverte, vous étiez entrée et venue vous placer-devant-moi. Un visage ouvert me considérait, des yeux lumineux é clairs s’ouvraient grands é me fixaient – c’est à ce moment que je l’ai senti pour la première fois : le parfum doux-amer de votre peau -. La première femme, m’étais-je dit alors, que j’approchais de nouveau, depuis ?combiendetemps, autrement qu’à une distance suffisante à un regard.»

Libraires du mois : Xavier Boissel & Jean-Yves Jouannais

Heinrich VON KLEIST, Penthésilée

Pierre BERGOUNIOUX, Le baiser de sorcière / Le récit absent

Ambrose BIERCE, Morts violentes

Georges HYVERNAUD, La peau et les os

Kent ANDERSON, Sympathy for the Devil

William MARCH, Compagnie K

Le dernier gardien d'Ellis Island

Aujourd’hui transformés en musée, les services d'immigration d’Ellis Island ont fonctionné de 1892 jusqu'en novembre 1954. Ils ont vu passer, "trié" et ainsi décidé du sort de plus de 12 millions de candidats à l’immigration.

Le 3 novembre 1954, neuf jours avant la fermeture définitive du centre d’Ellis Island, le directeur du centre, dernier maître à bord de l’île et qui a passé quarante-cinq années ici, commence l’écriture d’un journal, mû par une inexplicable nécessité.

«Neuf jours et neuf nuits avant d’être rendu à la terre ferme du continent, à la vie des hommes. Autant dire au néant, en ce qui me concerne. Que sais-je aujourd’hui de la vie des hommes ? La mienne est déjà suffisamment obscure à mes yeux, comme un livre que l’on croit familier et que l’on découvre un jour écrit dans une langue étrangère. Il me reste cette surprenante urgence à écrire, je ne sais pour qui, assis à ce bureau devenu inutile, entre les dossiers cartonnés, les crayons, les règles et les tampons, ce qu’a été mon histoire

Remontant le cours de sa vie, cet homme solitaire livre ici son histoire intime, sur cet îlot où l’on voit se dérouler en arrière-plan toute l’Histoire du vingtième siècle, et son naufrage autour des souvenirs intacts de deux femmes, Liz son épouse et Nella, candidate à l’immigration originaire d’une Sardaigne rurale et archaïque, et dont le souvenir n’a jamais cessé de le hanter.

«Depuis Ellis, j’ai regardé vivre l’Amérique. La ville, si près, si loin. L’île avait fini par en constituer pour moi le poste avancé, la tour de guet, le rempart contre des invasions dont j’étais la sentinelle. Ensuite, l’activité du centre n’a cessé de décroître. Je suis aujourd’hui le capitaine d’un vaisseau fantôme, livré à ses propres ombres. Celle de Nella, arrivée sur ce maudit «Cincinnati» le 23 avril 1923, demande aujourd’hui justice

Paru en septembre 2014 aux éditions Noir sur Blanc, dans la collection Notabilia, ce quatrième roman de Gaëlle Josse est l’histoire profondément émouvante d’un homme emmuré dans un lieu et dans le souvenir douloureux de ses transgressions, pris dans cette collision tragique entre les règles administratives rigides de l’immigration américaine et l’espoir et l’angoisse des hommes débarquant sur les côtes américaines.

«Aujourd'hui, je ne commande plus qu'à des murs. L'herbe et les plantes transportées par le vent ou les oiseaux poussent librement. Il s'en faut peu pour que ce soit ici un grand parc, un parc en friche posé au ras de l'eau, surveillé au loin par une Liberté triomphale chevillée ferme à son rocher. J'ai parfois l'impression que l'univers entier s'est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L'île de l'espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le paysan irlandais, le berger calabrais, l'ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l'employé hongrois en citoyen américain après l'avoir dépouillé de sa nationalité. Il me semble qu'ils sont tous encore là, comme une foule de fantômes flottant autour de moi

Le système D

Manhattan, bibliothèque municipale de la ville de New-York. Ou du moins de ce qu’il en reste, car la ville de New-York a été ravagée, transformée en décharge et champ de ruines depuis les «événements» du 14 février aux raisons obscures, attaques terroristes et virus mortels. La population a été divisée par dix et les besoins les plus essentiels – se nourrir, se déplacer, se chauffer – sont devenus très problématiques.

Au cœur de ce chaos, le héros, vétéran amnésique, a élu domicile dans la bibliothèque municipale car il adore les livres, à tel point qu’il s’est rebaptisé Dewey Décimal et entreprend de reclasser seul tous les livres de la bibliothèque selon le système du même nom. Il se consacre à ce hobby obsessionnel quand son protecteur et employeur, un procureur corrompu du nom de Rosenblatt, ne l’emploie pas comme tueur à gages. Ainsi, lorsque Rosenblatt lui demande d’éliminer un ukrainien «gênant» et censément mafieux, pour Dewey Décimal, c’est juste la routine.

Mais cette routine-ci va s’avérer plus complexe que prévue et entraîner Dewey Décimal au cœur d’une spirale d’événements et de contrats réciproques pour lui faire éliminer diverses crapules ou criminels de guerre.

Clouant au pilori tant de clichés américains en les pastichant, la lecture du «Système D» est jubilatoire, par son humour noir et surtout son héros. Pathétique et génial, Dewey Décimal est encombré de manies obsessionnelles et hypocondriaque, convaincu d’avoir été l’objet d’expériences gouvernementales ayant modifié ses souvenirs ; il passe son temps à se désinfecter les mains et à avaler des cachets et se préoccupe surtout de l’état de son costume ou des microbes potentiels sur son épiderme alors même qu’il est encadré par des tueurs ukrainiens ou serbes sur le point de le dessouder.

On referme donc ce premier roman de Nathan Larson (publié en 2011 et traduit par Patricia Barbe-Girault aux éditions Asphalte en 2014) en espérant que les péripéties apocalyptiques et déjantées de Dewey Décimal aient une suite.

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