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La cinquième tête de Cerbère

Huit ans avant L'ombre du bourreau, le premier chef d'œuvre de Gene Wolfe.

Publié en 1972, première œuvre de Gene Wolfe, qui connaîtra une célébrité méritée avec le cycle monumental du Second Soleil de Teur (L'ombre du bourreau et ses suites), ce roman est constitué par l’assemblage de trois longues nouvelles pas « réellement » indépendantes…

Dans le contexte d’une recherche effectuée par un anthropologue, sur fond de colonisation spatiale, une puissante et subtile réflexion sur l’impact du « point de vue » pour appréhender une réalité donnée, et une magnifique mise en scène de la démarche anthropologique.

En dire davantage sur l'intrigue serait en dire trop, sachez seulement qu'il n'est pas rare de devoir lire deux fois le livre pour saisir toute la subtilité du jeu de la narration, 23 ans avant Usual Suspects (j'en dis presque déjà trop !).

C'était une mallette de cuir marron en état de décomposition, aux coins renforcés de cuivre. Le métal avait été peint en brun verdâtre quand la mallette était neuve, mais la peinture était presque entièrement partie et le soleil mourant qui filtrait par la fenêtre faisait ressortir contre la surface pelée les traces claires d'entailles récentes. L'esclave posa la mallette avec précaution, sans presque faire de bruit, à côté de la lampe de l'officier junior.
"Ouvre-là", dit l'officier. La serrure avait été brisée depuis longtemps, la mallette était étroitement entourée par des cordes faites avec des chiffons recyclés.
L'esclave - un homme aux épaules pointues, au menton saillant et au visage surmonté d'une touffe de cheveux noirs - regarda l'officier et celui-ci fit un signe d'acquiescement de sa tête aux cheveux coupés court. Son menton avait dû bouger d'un millimètre. L'esclave sortit le poignard de l'officier de la ceinture qui pendait au dos de son siège, coupa les cordes, embrassa respectueusement la lame et la remit en place. Quand il fut sorti, l'officier frotta les paumes de ses mains sur les cuisses de son short d'uniforme qui lui arrivait aux genoux, puis souleva le couvercle et fit tomber le contenu de la mallette sur la table.

La théorie du 1 %

L'un des meilleurs Fajardie, où le commissaire Padovani, dans la campagne normande, extraira les racines de 1944 d'une terrible série de crimes de 1979.

Pour un grand fan de Frédéric Fajardie comme je le suis (j'avais presque les larmes aux yeux en visitant la très sobre et très poignante exposition sur l'auteur disparu en 2008, organisée l'an dernier (2011), en abécédaire, par Jérôme Leroy à Arras), La théorie du 1 % se dispute avec La nuit des chats bottés le haut du podium de son œuvre.

Publié en 1981, ce second volet de la série des six Padovani, après le brillant coup de tonnerre initial que représentait Tueurs de flics, poursuit la saga du commissaire atypique et de son équipe de policiers semi-déjantés, hostiles au sens commun et à sa puanteur embourgeoisée, vingt ans avant Vargas, et d'une façon autrement subversive.

Au repos dans sa maison de campagne normande, le commissaire est brutalement confronté à une série de crimes spectaculaires, soigneusement ourdis, dont il arrivera, contre le pesant couvercle manié par certains notables villageois, à extraire les racines qui remontent à de tragiques épisodes de l'Occupation et de la Libération.

Il n'avait pas plu depuis quinze jours.
Une sorte de record pour ce coin de Normandie.
Le type marchait comme un soldat à la parade, ses lourdes bottes cloutées arrachant de légers nuages de poussière au chemin qui grimpait vers la ferme d'Olivier Laurat.
Il faisait un peu incongru, presque obsolète, ce soldat de la Wehrmacht allant ainsi au pas de l'oie.
Surtout en plein mois de septembre 1979.


Avec son style magique, tirant sa force de sa sobriété et de son absence d'effets, proche en ce sens de celui d'un Manchette, La théorie du 1 % est sans doute l'un des représentants les plus aboutis de l'école dite du "néo-polar" des années 75-85, et un très grand roman noir en soi.

Rêves de gloire

Avec ces 700 pages publiées début 2011, Roland C. Wagner signe un roman magistral. Grâce à un magnifique double détour (l’utilisation en toile de fond d’une Algérie ayant évolué « très différemment » à partir de l’assassinat réussi du général de Gaulle en octobre 1960 – et le recours en narrateur « principal » à un acharné collectionneur contemporain de vinyls rock rares), l’auteur nous entraîne dans un dense tourbillon où l’on côtoiera toutes sortes d’activistes, de pacifistes, de musiciens, de drogués, de gourous, de juntes militaires ou de barbouzes, avec à l’occasion de singuliers personnages tels un cornélien adjudant-chef de la Légion, une égérie aussi permanente qu’anonyme, une coopératrice aussi généreuse que redoutable, une surprenante héritière, un guitariste antillais égal de Jimi Hendrix, et encore quelques autres…, tourbillon dans lequel un 45 tours mythique devient un enjeu aussi surprenant qu’essentiel.

Nostalgie, tendresse, ironie et réflexion socio-politique se partagent habilement ce petit monument de passion, passion de la musique bien entendu, mais aussi et peut-être surtout, malgré l‘apparence, passion des humains décidés et cohérents, particulièrement dans ce qui semble leurs errances. La référence Rock Machine (Little Heroes) du grand Spinrad de 1987 est ici largement éclipsée. Si l’on sourit beaucoup au cours de cette lecture (le destin musical de l’Algérois et les rusées francisations des mots anglais du rock ou de la géopolitique contemporaine, par exemple !), on y médite aussi beaucoup, jusqu’à son final pourtant effréné.

La création d'un climat aussi réel se fait certes au prix d'une accumulation par moments vertigineuse de références musicales fictives pour collectionneurs maniaques, et au prix également d'un nombre de narrateurs et de narratrices élevé, dont les voix s'entremêlent parfois. Les deux éléments participent toutefois clairement à la densité de l'ensemble.

Et comme le dit l’exergue du roman : « C’est pour cela que je préfère maintenant des bouquins qui obligeraient les gens à prendre conscience. Mais c’est beaucoup plus difficile, parce que ce que les gens qui tiennent les leviers veulent, ce sont des livres qui apportent une certaine qualité de rêve qui permet d’éviter de donner une certaine qualité de vie. » (Louis Thirion)

Citoyens clandestins

Un très grand thriller contemporain d'espionnage, désespérément crédible en évitant - parfois de justesse - le didactisme.

Publié en 2007, le troisième roman de DOA atteint le statut convoité de thriller politico-policier de grande classe internationale, avec une bonne dose d'ironie froide en supplément.

Grâce à une documentation dense et serrée - mais qui sait chaque fois s'arrêter juste avant la limite de l'envahissant -, le lecteur est entraîné dans une enquête échevelée et foisonnante, où la peinture des milieux terroristes en 2001 est à peine plus glaçante que celle des ramifications de l'appareil de renseignement et d'action des différents "services" français. Agents clandestins, officiers infiltrés, spécialistes des coups tordus, analystes de haut vol, journalistes d'investigation rompus aux ficelles grises et noires de ces métiers extrêmes : la galerie de personnages, à la rare crédibilité dans ce domaine souvent joyeusement massacré par les auteurs de noir ou de thriller, nous envoie à elle seule dans la zone des chefs d'œuvre, avant même que l'intrigue, remarquable (et que l'on évitera soigneusement de dévoiler), ne se déploie pleinement.

Il garda les paupières closes mais bougea, pour attraper son lecteur MP3 dans sa poche de poitrine, sous les lambeaux de toile, prenant conscience de l'engourdissement de ses membres et de ses articulations endolories. Le froid et un équipement de merde, il plaignait les spetsnaz. On le lui avait imposé pour brouiller les pistes. Même sa bouffe venait de là-bas. Au moins n'avait-il pas eu besoin de savoir déchiffrer l'alphabet cyrillique pour comprendre qu'elle serait infecte, c'était une qualité partagée par les rations de combat de toutes les armées du monde.
Malgré tout, il se sentait bien. Ils n'étaient pas nombreux les fous comme lui qui aimaient vivre aux marges du monde réel, officiel. Ceux qui ne vivaient que pour violer tous ces territoires interdits, dangereux, dont il valait mieux ne pas s'approcher. Ou même discuter. Qui étaient prêts à en payer le prix. Celui de l'inconfort, de la douleur, de la mort, possible, probable, toujours cachée. Vite oubliée. Les toutes premières fois, l'idée qu'il pouvait disparaître en secret l'avait un peu perturbé. Imaginer s'en aller ainsi dans un coin hostile et reculé, sans que personne le sache. Puis l'angoisse était partie, avec le temps. Avec les proches.


Une grande réussite que l'auteur n'a pas encore su égaler, l'approchant toutefois d'assez près dans L'honorable société, sa belle collaboration de 2011 avec Dominique Manotti.

Slogans

Plusieurs centaines de slogans de combat d'une guerre oubliée hurlés par une rare incarnation de Volodine.

Maria Soudaïeva est l'une des incarnations d'Antoine Volodine. Moins prolixe que Manuela Draeger, encore plus extrême dans son expression que Lutz Bassmann, elle est l'auteur d'un recueil unique, Slogans, assemblé et traduit par Volodine après son suicide à Vladivostok en 2003.

La poétesse russe fictive pousse dans ses derniers retranchements la rage des écrivains survivants, pourchassés, désespérés mais toujours combatifs, rage sombre au verbe urgent qui constitue sans doute l'une des grandes clés de l'univers post-exotique de celui qui débuta en 1985 avec la formidable Biographie comparée de Jorian Murgrave.

Dans une forme radicale (quelques centaines d'incantations et de slogans, politiques ou de combat, sans doute hurlés au cours de l'une de ces guerres perdues qui sont le lot des héros de Volodine, un univers se dessine pourtant, micro-touche après micro-touche, dans lequel la mort attendait, à l'issue, celles et ceux qui n'ont pourtant pas courbé l'échine...

19. OFFRE SOLENNELLE : CONTRE LA FIN DES SOUFFRANCES DE NATACHA AMAYOQ, RESTITUTION DES DOUZE MÉTROPOLES, RESTITUTION DES HUIT SANCTUAIRES IMMENSES, RESTITUTION DES TERRES PARFUMÉES ! (...)
23. DESTRUCTION IMMÉDIATE DES GIROUETTES BOSSUES ! (...)
169. SOLUTION NOIRE POUR LES VILLES DE LA CÔTE ! (...)
27. SI NULLE NE PRONONCE TON NOM APRÈS TA MORT, DÉGUISE-TOI EN ANONYME ! (...)
148. SI TU NE PEUX PLUS CHUCHOTER AVEC LES YEUX, HARANGUE AU TAMBOUR ! (...)
230. QUAND TU TE DÉSENFOUIS, POURSUIS TON RÊVE ENCORE CENT ANS !

Nos fantastiques années fric

Chronique acide des dérives affairistes du 1er septennat Mitterrand, et premier chef d'œuvre de Dominique Manotti.

Après les trois enquêtes de l'inspecteur Daquin, Dominique Manotti accède en 2001 à une nouvelle dimension avec la publication de Nos fantastiques années fric.

Maîtrisant parfaitement le récit fictif dans le registre de l'Ellroy d'American Tabloïd, elle peut ainsi dresser cette chronique acide, au prétexte d'une enquête policière joliment menée, des dérives affairistes du premier septennat de François Mitterrand, première étape très réussie d'une série à venir de dénonciations - dans lesquelles le seul pamphlet ne l'emporte toutefois jamais sur la qualité romanesque et la tenue des intrigues - de la corruption presque inséparable du pouvoir au sein des démocraties modernes...


Il est venu ici la première fois il y a plus de vingt ans, avec son père, brillantissime avocat d'assises qui s'était illustré après la guerre dans la défense des collaborateurs, trapu, cheveux en brosse, une allure de sanglier et une voix rocailleuse, l'ami intime de Bornand. Et l'amitié, c'est sacré pour Bornand. Un ami, c'est pour la vie, quoi qu'il fasse. Et cette amitié, Nicolas Martenot en a hérité, comme du reste de son patrimoine. Depuis, dans ce salon, il a participé à des dizaines de soirées, pas de grandes réceptions, mais des rencontres choisies, des liens personnels qui se créent, des réseaux qui s'entretiennent, et Bornand au centre, à la croisée de toutes les influences, avec maîtrise et élégance. Un instrument de pouvoir, et une jouissance.

Un authentique chef d'œuvre du roman noir français contemporain.

United Emmerdements of New Order

La crise économique comme on vous ne l'a jamais racontée ! Un désopilant jeu sur le langage commun et spécialisé.

Publié en 2002, le troisième roman de l'artiste éclectique Jean-Charles Masséra a tout pour dérouter le lecteur et provoquer pourtant une bonne dose de fous-rires tout au long de sa lecture.

Un audacieux tour de passe-passe littéraire donne tout son charme particulier à cette tentative : à partir d'une discussion de type "Café du commerce" sur la crise, le pouvoir d'achat, le chômage,... remplacer peu à peu, systématiquement, des expressions consacrées par des périphrases ou des expressions toutes faites issues du registre du commentaire économique spécialisé ou journalistique, et les maintenir contre vents et marées... Si de ce fait, la lecture requiert un certain souffle, le résultat est à la hauteur, fait de télescopages incessants entre discours généraux et réalités quotidiennes : terriblement désopilant !

"Après ceux du troisième et la sœur à Christian, c'est maintenant au tour de ma fille de connaître les effets de la crise financière et économique. Sommes-nous à la veille d'un krach analogue à celui de 1929 ?"
Non, je n'le crois vraiment pas, la situation n'est pas comparable. D'abord parce que les banques centrales sont beaucoup plus intelligentes qu'en 1929. À l'époque, le fait qu'on mangeait pas d'la viande tous les jours avait été aggravé par la réserve fédérale américaine, qui avait freiné l'économie au lieu de la stimuler. Ensuite, l'économie mondiale est aujourd'hui en meilleure forme qu'au début du siècle, elle dispose désormais de gisements de productivité importants et surtout d'une grande flexibilité dans l'utilisation des ressources humaines. Pour prendre un exemple précis, la venue des huissiers chez ceux du troisième a montré que les pays du G8 et les institutions internationales savaient se concerter. Quant au problème de votre fille, qui vient de recevoir sa lettre, même si, de toute évidence, sa situation ne relève pas directement des décisions du G8, vous avez toutes sortes de protections qui n'existaient pas en 1929 : la garantie des dépôts dans les banques, le droit des actionnaires, le système de sécurité sociale, les allocations-chômage, etc.

"La sœur à Christian, qui elle arrive en fin d'droits, est aujourd'hui très critique sur le système financier international auquel elle attribue la responsabilité de son licenciement. Est-ce également votre analyse ?       Tout l'monde cherche la formule qui permetrait de trouver la stabilité financière et économique idéale pour la sœur à Christian ou votre fille. L'action du FMI et de la Banque mondiale aura au moins permis d'endiguer la contagion. Faut-il aller plus loin, en contrôlant les flux de capitaux à court terme ? C'est peut-être souhaitable, mais je ne sais pas du tout si c'est possible. j'ai bien peur qu'en imposant des contrôles, on ne fasse plus de tort aux entreprises que de bien à la sœur de votre Christian ou à votre fille. En revanche, je crois qu'une meilleure surveillance des systèmes bancaires et une plus grande transparence des comptes, notamment les comptes de ceux qui par contre, là, savent te trouver quand t'as pas payé ton tiers, et ceux des banques qui t'interdisent de chéquier parce que t'as dépassé ton découvert autorisé de 200 balles, mais qui trouvent tout à fait normal que tu doives attendre une semaine pour toucher un vir'ment qu'a été fait depuis plus d'une semaine, seraient souhaitables pour diminuer les risques de voir des salariés, comme votre mari, faire partie de la vague de septembre.

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